Je sors de la douche et je vois le savon. Je viens de me laver, je n’ai pas besoin de me laver les mains. Mais le savon semble m’appeler. Il faut dire que c’est un tout petit bout de savon translucide couleur miel, peut-être qu’il me dit de le remplacer. Mais pourquoi je jetterais ce bout de savon qui peut encore servir ? Peut-être qu’il a honte, ce savon, d’être aussi moche ? Enfin, pas moche, il est en forme de croissant de lune. Je me demande s’il y a des cheveux coincés dedans, ça arrive. Le savon a l’air fatigué, j’ai l’impression qu’il me dit, Achève-moi, jette-moi, je n’en peux plus. Je m’imagine prenant ce savon et que je le jette à la poubelle, mais ce n’est pas possible. Je m’en voudrais trop, il ne faut pas jeter ce qui peut encore servir. Le savon me regarde, il est posé dans une soucoupe et je m’aperçois que sous lui, il y a une couche de savon collée sur la soucoupe. Je me dis, C’est vrai qu’il a fondu vite ce savon. C’est alors que le savon m’interpelle, A l’aide ! J’entends l’injonction du savon, Mais fais quelque chose ! Et je me dis, Alors quoi, il faudrait que je prenne un couteau, mais alors un couteau à bout rond pour ne pas me faire mal, et que je gratte le savon au fond de la soucoupe, et que je le malaxe avec le petit bout de savon translucide couleur miel ? Et ça ferait une boulette. Je me demande si elle serait translucide. Peut-être pas, peut-être qu’elle serait plus jaune ou plus orange. Mais alors avec des morceaux dedans. Parce que ça fait longtemps qu’on l’a, ce savon, je me souviens que je l’ai acheté en vacances dans le Jura, il y a un mois. J’avais vu cet achat à l’époque comme un souvenir, mais là je me demande pourquoi acheter un souvenir qui va disparaître petit à petit dans le lavabo ? Le savon me jette un regard de reproche, Mais tu ne vas quand même pas jeter un savon parfaitement utilisable et qui t’a coûté cher, je suis issu de l’artisanat jurassien moi, Madame, je suis au miel et à l’avoine, c’est ça les morceaux dedans, et puis s’il y a des cheveux dans mon corps, c’est de ta faute, tu n’avais qu’à faire attention, je vois bien comment tu tiens ta salle de bain, c’est du propre ça, Madame. Je regarde le savon et je me dis que je vais le jeter et faire tremper la soucoupe, et j’en mettrai un autre, oui je vais le prendre de la main gauche, je vais me pencher sur la droite, attraper la poubelle, et je vais y lancer le savon, ça lui apprendra à m’agresser comme ça. Et puis j’en prendrai un autre, peut-être un que j’avais récupéré à l’hôtel à New York, ou alors un savon ayurvédique, ou un savon à la pivoine ou au chèvrefeuille. Et je me dis, Mais c’est quoi mon truc avec les savons ? Je pense à cette copine qui a toujours des savons biscornus, vaguement en forme d’étoile ou d’hippocampe, je ne suis pas la seule. Je pense au héros de Fight Club, qui fabrique du savon avec la graisse des femmes qui se font liposucer. Et puis le savon met fin à la conversation, Mais arrête un peu tes élucubrations sur moi simple savon. Je vois bien que tu vas rester dans l’inaction.
Délicieux texte Anne! Qui me fait retrouver ce dilemme fréquent mais si petit que je n’y avais jamais accordé d’importance, qui décortique le dilemme! Merci de l’avoir écrit!
Merci Valérie ! Le savon est toujours là, il attend que je m’en occupe !
décortiquer l ‘objet
lui donner à vivre autrement, à se dévoiler et même à parler…
du coup envie d’aller observer celui qui est cours dans ma douche !!
Merci Françoise, je me suis bien amusée à écrire ce texte !