#anthologie #03 | le marque-page

Le marque-page est posé là sur mon bureau. Je le prends entre mes doigts, délicat fragile lumineux je me dis. Et puis j’ai reposé le marque-page sur le bois ocre veiné de mon bureau et j’ai creusé sa lumière. Le marque-page, tu me l’as donné de main à main, un après-midi de lumière brûlante et de moiteur et de mer scintillante. Je l’ai tout de suite reconnu. Tu l’avais photographié pendant un transit à l’aéroport et tu m’avais envoyé la photo. Tu l’avais rapporté du Japon. J’ai oublié son histoire. Peut-être ne me l’as-tu pas racontée. Je ne sais plus. Je l’ai glissé au hasard entre les pages 78 et 79 de L’Iguane. Tu venais de finir le roman que je t’avais prêté.  Je l’ai donc glissé au hasard dans le ventre du livre. Et sans le savoir, en cet après-midi de lumière brûlante et de moiteur et de mer scintillante, entre les pages 78 et 78, j’ai glissé le marque-page dans le ventre de la grotte de Luc tapissée de sable, imprégnée de lumière et de couleurs, le plafond entièrement peint d’une vaste fresque marine. Maintenant, le marque-page est donc posé sur mon bureau à côté du roman de Denis Thériault ouvert à l’envers sur les pages 78 et 79, le marque-page est posé là sur le bois veiné, gros encore du grain de ta peau et je me dis en ouvrant le livre et en relisant les pages je me dis qu’il pourrait être un bout détaché de la fresque de Luc. C’est un mince rectangle imprégné de lumière et de couleurs lui aussi, comme la fresque de Luc, je me dis, un mince rectangle échappé d’un monde marin, de près de treize centimètres de longueur et de trois centimètres et demi de largeur avec des motifs bleus et jaunes que l’on dirait peints ou coloriés : petits carrés gris bordés de bleu, bouts d’étoile ou de sable jaune, bleu de la mer et un poisson dessiné de façon enfantine bordé de rouge et colorié de bleu à l’intérieur.  Au dos une écriture japonaise. Indéchiffrable. En noir et blanc. Quand j’ai pris le marque page dans les mains gros encore du grain de la peau de tes mains, de la peau de tes doigts, ce qui m’a tout de suite frappée, c’est sa légèreté, sa fragilité, entre nos mains. Il est finement cartonné et parait vulnérable entre mes doigts. En son milieu, des pointillés découpables. Il s’était détaché en deux déjà. C’est pourquoi. Tu m’as donné la moitié. Ma moitié pourrait encore se séparer. Mais je n’y tiens pas. Deux moitiés suffisent. Toi et moi. Quand tu as fait le geste de me donner le marque-page et l’objet rompu, séparé en deux à force d’être glissé dans les livres et de parcourir la terre, j’ai tout de suite pensé au mot symbole. Cet objet qui permet de ne pas corner les pages, de soulager la mémoire, d’éviter de passer un temps précieux à retrouver la page perdue, cet aide-mémoire, ce pense-bête, ce bout de papier finement cartonné devenait par ton geste un symbole.  Et j’ai rouvert le dictionnaire. À l’origine, en son étymologie (σ υ μ-β α ́ λ-λ ε ι ν), le symbole est un objet coupé en deux dont deux personnes conservaient chacune la moitié voire dont les parties réunies à la suite d’une quête permettent aux détenteurs de se reconnaître. Un signe de reconnaissance en somme. Et dès que tu me l’as donné de main à main, de grain de peau à grain de peau, dès que tu m’as donné en cadeau le marque-page, je savais que cet objet ferait partie de ces objets qui comptent.   Cet objet me relie aux livres, me relie à toi, me relie à tes voyages, me relie à mon désir d’élargissement. Une sorte d’objet magique. Un talisman. Comme l’iguane de Luc.

A propos de Émilie Marot

J'enseigne le français en lycée où j'essaie envers et contre tout de trouver du sens à mon métier. Heureusement, la littérature est là, indéfectible et plus que jamais nécessaire. Depuis trois ans, j'anime des ateliers d'écriture le mercredi après-midi avec une petite dizaine d'élèves volontaires de la seconde à la terminale. Une bulle d'oxygène !

6 commentaires à propos de “#anthologie #03 | le marque-page”

    • Merci Raymonde pour ton retour. Oui je voulais à travers cet objet dire le désir, notamment à travers la sensualité qui travaille cette relation de l’objet au corps dont parlait François. Alors ça fait plaisir quand l’effet souhaité est ressenti. A bientôt !

    • Merci Gilda. Oui, en le relisant, c’est vrai que le toucher est prégnant. Je ne m’étais pas aperçue à ce point. C’est chouette alors ! Et puis merci pour ce mot « texture » qui me ramène encore aux étymologies que j’aime beaucoup : texture texte tissu…L’écriture de ce texte m’a permis de déplier les nombreux fils que cet objet tisse : le désir, l’amour, le voyage, le corps, l’art, le livre, l’écriture, le signe, les langues…

    • Merci Carole pour ce retour. J’aime l’écho de ta lecture. Oui, un objet qui voyage dans le temps et dans l’espace réel ou symbolique. Je pars à mon tour découvrir ton écriture. A très bientôt !

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