#anthologie #03 | le marchepied

Le marchepied est par terre. Il est toujours par terre. Il n’a aucune raison de ne pas se trouver les quatre pieds posés au sol. En toute autre position, il ne serait plus un marchepied. S’il n’avait que deux pieds au sol, il ne serait plus un marchepied. S’il reposait à l’envers, les quatre fers en l’air, il évoquerait vaguement un animal mort mais ce ne serait pas un marchepied non plus. Ce marchepied occupe chez moi la fonction habituellement dévolue aux marchepieds. Il y a, chez moi, nombre d’objets dont la fonction originelle a été détournée. J’ai de vieilles caisses de pommes qui me servent d’étagères. J’ai un vieux moulin à café qui ne me sert à rien, juste à décorer. Ça fait longtemps que je ne mouds plus de café avec cet objet. Le marchepied dont je parlais tout à l’heure permet à l’utilisateur de s’élever de quelques dizaines de centimètres pour attraper quelque chose hors de portée s’il ne l’utilisait pas. D’habitude, ce marchepied se trouve dans une petite pièce, une sorte de dressing/bibliothèque puisqu’elle occupe ces deux fonctions. Lorsqu’on arrive dans un nouvel habitat, le marchepied fait partie de ces objets qui prennent du temps à ranger. Longtemps, on ne sait pas où le mettre. Il est souvent trop volumineux pour rentrer dans un placard, c’est le cas du mien, et on le cherche toujours quand on en a besoin. Ça fait maintenant dix ans que j’habite dans la même maison et le marchepied a trouvé sa place naturelle dans la petite pièce qui sert à la fois de dressing et de bibliothèque. Sur un pan de mur de cette pièce se trouve donc une bibliothèque, je l’ai construite moi-même et elle s’élève jusqu’au plafond. De l’autre côté, il y a une armoire qui, elle aussi, va jusqu’au plafond. Le marchepied reste à demeure dans cette pièce parce que c’est ici qu’il est le plus fréquemment utilisé. Il permet d’aller attraper les livres ou les vêtements qui se trouvent en haut de la bibliothèque et de l’armoire. Évidemment, les livres et les vêtements en question ne sont pas ceux qu’on utilise le plus souvent, c’est même le contraire. Ce sont les bonnets en laine, les bretelles, les cravates, les livres d’alpinisme, les vieux dicos et la série de trente volumes du Monde de la philosophie. Ce marchepied se trouve là, à l’endroit où il est le plus utile mais il est parfois utilisé dans d’autres pièces. Ce marchepied vient de mon grand-père. Il était chez lui dans son appartement à Marseille et quand mon grand-père est mort et que j’ai récupéré cet appartement, j’ai hérité de son marchepied. J’ai aussi récupéré le vieux moulin à café et une sorte de tabouret en bois sous l’assise duquel se trouve une boite servant à ranger un nécessaire à chaussures, cirages, brosses et autres ustensiles. Je ne sais plus où il est, au fond du garage sans doute. Je ne m’en sers pas. Lorsque je monte les deux marches du marchepied dont je parlais tout à l’heure, je grandis d’exactement quarante-sept centimètres. Je me dis que je fais la taille d’un joueur de basket et j’essaie de m’imaginer regardant le monde à cette hauteur. Néanmoins, j’ai découvert deux problèmes. Le premier est que je suis statique, je ne peux pas me déplacer, je suis cantonné à la surface sur laquelle reposent mes pieds et qui mesure environ trente-cinq centimètres sur trente. Le second est que mes bras n’ont pas la longueur de ceux d’un basketteur, ce qui réduit considérablement mon périmètre d’action. Il n’empêche que ce marchepied est un formidable prolongateur d’espace. Dans la petite pièce dressing/bibliothèque, il me permet instantanément d’augmenter mon espace de vie de quarante-sept centimètres sur la surface de la pièce, même si je n’y joue pas au basket. Sur la surface de la maison, cela représente plusieurs dizaines de mètres cubes. Dans un sens, je suis attaché à cet objet pour le pouvoir qu’il me prête. Mais il est ridicule. Quelques tubes en acier et deux planches en bois vissées, il reste totalement imperméable aux rêves qu’il me procure. Lorsque je l’interroge, il arbore bêtement quelques taches de peinture en souvenir d’une réfection passée. Lorsque je lui demande conseil pour un livre, il ne peut que m’offrir sa surface en bois pour m’assoir. Je crois qu’il ne parle pas la même langue que moi, il parle la langue étrangère des objets inertes. Je pense que mon grand-père devait le trouver stupide lui aussi. 

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

5 commentaires à propos de “#anthologie #03 | le marchepied”

  1. Un marchepied qui permet instantanément d’augmenter son espace de vie de quarante-sept centimètres, j’aime beaucoup. Ainsi que la fin du texte quand le marchepied reste totalement imperméable aux rêves qu’il procure : «Je crois qu’il ne parle pas la même langue que moi, il parle la langue étrangère des objets inertes. Je pense que mon grand-père devait le trouver stupide lui aussi. »
    C’est vraiment réussi !

  2. Moi aussi j’aime beaucoup le passage sur les quarante-sept centimètres et la non-comparaison avec un basketteur, passage qui est bien amené par tout ce qu’il y a avant. Un marchepied vers la philosophie, vers le rêve, vers le souvenir, très chouette. De mon côté je n’ai pas encore trouvé mon objet…

  3. J’aime beaucoup le « ce marchepied est un formidable prolongateur d’espace » : tout comme cette consigne a été un formidable embrayeur de récits.

  4. J’aime énormément toute la progression, jusqu’aux mouvements pleins, un beau paradoxe, comme si on rentrait à l’intérieur du bois, qui induit forcément un geste d’élévation… c’est vraiment original et tellement bien pensé… et oui « prolongateur d’espace », formule confondante…

  5. La description, les souvenirs, l’imagination se mêlent avec fluidité alors que souvent les textes suscités par cette consigne sont syncopés ou très rythmés (ce qui n’est pas un défaut évidemment).