Les dents sont divines. Elles seront vivantes même quand elle sera morte. Leur noirceur bleutée de cadavre est un leurre de plus qui la mène vers le désastre. Il y a des zones du corps à ne plus investir. Des espaces qui parlent de dents et foudroient celle qui s’y aventure. L’enfant le sait. On ne franchit jamais la lisière de la bouche. Elle dit juste mes dents me gênent. À la sortie du cabinet dentaire, le marché coloré du dimanche vacille, l’envolée des dents blanches et des sourires vernis, des petites dents lustrées et des bien alignées. Ce sont des dents qu’on affiche. Tout se cabre, s’étiole en elle avec la chute des dents dans la bouche. Et puis un jour à force de regarder le bol, j’ai fini par avoir envie de porter son appareil. Dès que je me suis rapproché du bol, dès que mes mains sont entrées en contact avec ses parois lisses, je me suis dit je vais perdre mes dents, je vais les arracher moi aussi, je vais les récolter une à une dans mes mains, et je vais les mettre dans une petite boite en porcelaine. Et mes mains tremblaient. Je tremblais à l’idée de prendre ce bol dans mes mains. Et plus je m’approchais, plus je tremblais à l’idée qu’il faudrait d’abord que je me fasse éclater toutes les dents. Alors je regardais son dentier. Et plus je regardais le dentier qui baignait dans le bol, plus j’espérais qu’il se mette en mouvement, qu’il se mette à claquer le long des parois du bol comme la petite main dans la famille Adams, la chose là qui m’avait tant fait peur un mercredi après-midi après l’école, et que le dentier du bol me rappelait sans cesse quand je le regardais flotter dans son drôle de liquide. Pourtant même si j’en avais peur je l’observais attentivement comme une chose précieuse qu’il fallait impérativement que je possède. Je me disais tu dois porter ce dentier. Tu dois prendre ce dentier dans ta main, et d’un geste mimétique, que j’avais maintes fois reproduit quand je la regardais en cachette mettre son dentier, je portais ma main à la bouche en reproduisant un son de claquement pour vérifier la solidité de la structure. Et, en m’imaginant mettre son dentier dans ma bouche, je me disais, bon à présent que tu prends ces dents dans tes mains, que tu évalues leur volume avec tes doigts que vas-tu faire ? C’est-à-dire que je m’imaginais déjà avec son dentier dans ma bouche, un dentier dense, d’une épaisse armature métallique à plaquer dans la bouche, je l’aurais pris dans mes mains, je l’aurais saisi, je me serais penché au-dessus du bol, j’aurais plongé ma main dans le liquide du bol, j’aurais senti le dentier contre mes phalanges, et j’aurais tiré de toute mes forces la petite dentition immergée devant moi, et je l’aurais dans mes mains, je le garderais dans mes paumes, comme un petit oiseau tombé d’un nid, et une fois que je l’aurais ainsi recueilli avec mes doigts, que je l’aurais dans mes mains, je ne saurais plus quoi en faire. C’était ça le problème, c’est que j’imaginais déjà le porter à mon tour, le fixer dans ma bouche, mais je ne savais plus comment faire une fois que je l’aurais entre mes doigts. Pourtant je sentais très bien, même immédiatement, dès que j’ai vu le dentier dans le bol, je me suis dit je vais le mettre dans ma bouche. Il n’y a qu’une chose à faire si je vois ce dentier dans le bol, je le prends, je le sors ou alors, je l’arrache avec une pince que j’aurais dans mes mains, parce que… seulement par le regard, même en le convoitant longtemps, il ne vient pas jusqu’à ma bouche. Je n’ai peut-être pas une bouche suffisamment attrayante. Pourtant je le fixe intensément et je prends des poses de pin-up, je fais la moue, et je veux le prendre dans ma bouche, mais mes lèvres à elles toutes seules ne suffisent pas à faire sortir le dentier du bol. Alors j’ai imaginé, plutôt que de l’aguicher, je pensais, je m’imaginais, je m’imaginais déjà l’avoir dans la bouche, l’avoir sous les lèvres, le prendre, le saisir, le sortir du bol en le secouant légèrement, et faire tomber les gouttes du drôle de liquide dans lequel il baigne. Et une fois que je l’aurais secoué je ne saurais plus comment m’en défaire. Donc je restais là, planté là avec le dentier immergé devant moi dans le bol, avec la sensation du dentier dans la bouche, puisque je m’imaginais l’avoir installé dans ma bouche, et je ne savais pas comment faire, et pourtant je le sentais en moi, dans ma tête, et je ne savais pas comment faire pour mettre ses dents sans casser les miennes, et pourtant je voulais tant le porter dans ma bouche, alors que je n’avais aucune raison de le faire, parce que j’en avais déjà des dents, je n’avais donc aucune raison de porter un dentier ou de remplacer mes dents, donc je n’avais pas de raison de mettre un appareil dans ma bouche, mais c’est simplement d’être perpétuellement confronté à la vision du bol avec le dentier au milieu qui m’a donnée l’envie tout de suite quand je l’ai vu, je me suis dit ce dentier dans le bol il faut je le porte à ma bouche. Parce qu’il faut que je le porte, il faut que j’éprouve moi aussi sa denture, il faut que je la fasse mienne pour comprendre. Parce qu’un dentier comme ça, tout seul, dans un bol, ce n’est pas tout à fait des dents. Il n’a pas encore de corps, il n’a pas d’attache, c’est un corps étranger sans corps plongé dans un bol. Il est seul dans le bol et il attend. Il attend que quelqu’un s’en saisisse et le mette dans sa bouche. Et moi en le voyant dans ce bol, seul sur le bord du lavabo, je me suis dit il faut que je le porte à ma bouche. Et, et de là est née une sorte, une sorte d’obsession, j’étais un peu obsédé de vouloir, d’avoir envie de, d’avoir besoin de le mettre ce dentier, d’avoir besoin de le sentir dans ma bouche, d’en ressentir les contours, et le toucher avec ma langue. Et et… je souhaitais ardemment le mettre dans ma bouche, et remplacer mes dents avec ce dentier qui était posé là dans un bol sur le bord d’un lavabo, et j’avais les idées qui s’entrechoquaient dans ma tête, et je me disais bon tu vas casser tes dents avec un marteau, et tu vas prendre ce dentier dans ta bouche, tu vas le prendre dans ta bouche, parce qu’il est seul dans un bol et que tu veux porter un appareil pour avoir les mêmes dents qu’elle. Et je m’imaginais très bien vivre avec le dentier dans ma bouche, avec l’idée de pouvoir retirer mes dents de ma bouche le soir avant de m’endormir comme on retire ses bijoux, je pourrais le poser dans le bol qui trônerait tout près de moi sur la table de nuit, et j’aurais même pu me réveiller en pleine nuit pour décider de le replacer dans ma cavité buccale, mais pour l’instant, il n’est pas dans ma bouche, il trône toujours dans le bol, il n’appartient pour l’heure à aucune bouche, même si je sais qui le porte la plupart du temps, je ne vais ni le prendre, ni le placer dans aucune autre bouche, il ne prend aucune place particulière, il est dans ce bol, il est seul, il ne bouge pas, il est rose et blanc, il baigne dans son liquide, mais moi de le voir comme ça, tout de suite j’ai eu envie de le mettre dans ma bouche, de le porter à mes lèvres, à mon nez pour en sentir les restes de salive, c’est-à-dire de faire, d’effectuer le geste de plonger ma main dans le liquide trouble qui l’enserre, de la plonger franchement et m’en saisir et en le saisissant, d’être saisi de le saisir, et de le porter à ma bouche et de l’ouvrir pour le mettre à l’intérieur. Donc il a fallu que je le regarde, que mes yeux se posent un matin sur le bol, que je tombe nez à nez avec son dentier, et que j’aie eu envie de le porter à la place de mes dents. Parce que de le voir posé comme ça, dans un bol, sur un bord de lavabo, ça m’a tout de suite donné envie de le porter à ma bouche. Alors je reste là, le corps inerte, les bras ballants à regarder le dentier de ma mère, et je me rends compte que mes mains ne bougent pas, et j’imagine encore que je veux le toucher, je veux porter un appareil, tout comme elle le porte tous les jours, et j’imagine encore que si je fracasse mes dents avec un marteau et que je prends son dentier dans mes mains je vais m’endormir avec son dentier dans la bouche.
6 commentaires à propos de “#anthologie #03 | Le dentier”
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.. un sujet presque sérieux et angoissant, les dents, en vieillissant. Ou pas. On ne se l’imagine pas, avant, quand on a toutes ses dents. Merci beaucoup pour cet texte..haletant… comme un chien courant, avec tous ses crocs sortis… Merci!
Merci Eve pour votre passage et vos mots qui touchent. Je sors aussi les crocs pour essayer de garder le rythme de l’atelier. Dès que je retrouve un peu de souffle… et de temps ! je cours vous lire !
aussi glauque que les dents de Bérénice dans Edgar Poe… à Cergy une fois j’avais eu un mémoire sur les dents, noircissement, perte, une sorte d’ovni
Ah tiens je vais relire c’est une piste qui m’a échappé ! Pour l’anecdote j’avais déjà commencé un cycle sur les dents ici https://www.tierslivre.net/ateliers/revisite-08-le-bol/ et là
https://www.tierslivre.net/ateliers/hors-serie2-la-denture/
Merci pour la lecture !
ça claque ! merci Camille
Merci chère Gracia pour tes mots ça donne de la force pour continuer ! Pour l’instant je peine à toucher terre mais d’ici quelques jours ça devrait se calibrer et alors je file te lire !