Son bras droit, main ouverte, pend mollement le long du fauteuil vert bronze, sa tête a glissé sur le côté gauche dans l’axe de l’applique en terre posée à l’angle de la pièce ; tout son corps emplit l’espace par le seul ronflement régulier qui en émane, lent moteur chahuté parfois par une entrée d’air intempestive ; dans la lumière de la porte-fenêtre ouvrant sur la terrasse dallée, au sud, percutante de soleil, et l’on se demande comment il peut dormir dans une telle clarté, certes tamisée par le voilage suspendu au filin d’acier ; le regard accroche la plante araignée aux longues feuilles vert clair gainé de blanc crème, surplombée par une petite fille dans un cadre vert et une robe à fleurs, peinture chinée dans une brocante, des années auparavant ; le plafond de châtaignier aux poutres blanchies diffuse un éclat mat à toute la pièce longue étroite, ancienne étable sans doute ; sur le poêle à bois, presqu’en face de l’homme une bouilloire joufflue en inox reflète si l’on regarde bien sa posture affalée, petit personnage auréolé de clarté ; elle ne chante pas, nul feu en ce printemps précoce ; et l’on tourne le regard encore vers le canapé rouge où restent depuis des mois comme elle les avait posés le magazine féminin, l’ouvrage au crochet coloré, la paire de lunettes, monture croisée, le livre ouvert page 107, le tout étalé sur le siège où plus personne ne s’assoit, avec ce châle marron ajouré, débordant de franges caressant l’accoudoir puis le sol carrelé, bicolore, amande et chocolat, avant l’escalier de bois qui mène à la chambre où il ne dort plus ; et la pièce n’en finit pas de plonger dans l’étroitesse des murs, aux étagères meublant les encoignures, avec leurs rangées de bols en grès blanc, émaillés de couleurs pâles, trois théières ventrues ou longilignes, une dizaine de verres à liqueur, autant de tasses à café dans toutes les nuances de bleu, une pile d’assiettes blanches et deux écuelles rouge foncé, avec tout en haut la batterie de casseroles et de poêles, plus ou moins bien nettoyées, au cul noirci par les flammes de la cuisinière antique et solennelle qui s’adosse au mur à droite, et c’est encore dans le renfoncement un meuble ancien de bois foncé rempli de vaisselle, puis le chauffe-eau bombé caché par un rideau, avec à main droite, là où avant grimpait un escalier, le renflement du four à pain de la pièce voisine, rondeur blanchie par une peinture récente, avant la porte qui mène à la grande salle au sol de tomettes rouges – mais on ne rentrera pas –, tandis qu’à coté de la porte de bois plein, en hauteur sur le mur jaune pâle, une horloge verte donne l’heure – une heure trente-trois – au-dessus d’une patère en résine aux teintes vives représentant deux yeux et une bouche, et qu’une autre porte – d’entrée, vitrée – ouverte sur la façade ouest de la maison laisse passer une brise légère qui agite le carillon de langues de verre orangé tandis que l’évier en pierre blonde brille de propreté, illuminé par la fenêtre à double battant où voudraient s’aventurer les branches d’un rosier grimpant, menaçant parfois la dernière étagère couverte de bocaux vert sombre aux étiquettes d’écolier : pois chiches, lentilles vertes du Puy, lentilles corail, haricots rouges, pois du Cap, farine de petit épeautre, farine de châtaigne, farine semi-complète, polenta, semoule de blé, spaghetti, nids d’oiseau, riz basmati, riz rond, graines de tournesol, graines de courge, graines de chia, poudre d’amandes, tomates séchées, piments d’oiseau… en-dessous de cette épicerie à ciel ouvert, la tête a glissé un peu plus sur la gauche, le corps apaisé enfoncé dans le fauteuil vert bronze, la respiration calme maintenant, avec juste le pépiement d’un piaf perché sur les canisses, dehors…
Il aurait dans l’oreille le gargouillis de l’eau bousculant les galets ronds au creux de la combe. Il marcherait dès l’aube dans les gorges supportant le froid dans tout le corps malgré les cuissardes et le gilet de laine.
Il aurait pour refuge la cabane sur la roche, les soirées à guetter les mouflons, les chamois, les belettes, les écureuils, les marmottes et les loups ; le retour des vautours dans leurs escarpements. Il arpenterait le massif à toutes saisons, parmi les edelweiss, le thym ou la lavande, immobile, les bras écartés, yeux fermés, vivifiant tout son corps à l’air frais du matin.
Il planerait au ras de l’eau sur le dos d’un héron cendré. Il surprendrait le campagnol ou le lapin à l’orée de son terrier. Il se chaufferait au soleil et se doucherait à la pluie. Il traverserait les forêts et les bois, attentif à tous les murmures. Il oublierait la communauté des hommes, il deviendrait un arbre peut-être.
Il serait celui qu’il aurait toujours voulu être.
Il se délesterait de tout ce qui l’encombre, il jetterait au feu les souvenirs inutiles, mais le parfum, la voix de son aimée, sa caresse le long de son dos, il les emporterait. Il sifflerait son nom, imaginerait sa visite dans celle du rouge-queue. Il parlerait aux roches comme elle aimait le faire, et elles lui répondraient.
Il vivrait solitaire, ermite, dans une pièce de terre battue, un poêle posé sur des pierres, un feu vivant en hiver, jusqu’au dernier battement de son cœur, jusqu’à l’ultime souffle.
Grand plaisir à vous lire. et puis ce titre, une merveille !
Merci pour ce texte qui me touche beaucoup.
Merci Françoise ! J’ai longtemps hésité pour le titre, je dois dire 😉
J’ai été sensible à la présence des matières. Merci Marlen
Merci à vous, Nolwenn de votre lecture !
J’aime beaucoup ton texte.
Finesse.
Et toutes ces couleurs, ces formes qui lui donnent matière.
Et ce passage au conditionnel qui nous offre de rêver avec ‘il’.
Annick, grand plaisir à te retrouver ici ! Merci pour ton commentaire. À te lire aussi !