#anthologie #02 | son atelier

C’était l’idée. Il avait accepté. J’aurais la caméra prêtée par le département vidéo de Paris 8. Je chercherais, en filmant, la force des cercles concentriques. Ce serait un documentaire. Le premier. Ce serait un support pour la suite.  Ce serait l’arrivée par le haut du passage, zoom sur la clé tenant lieu d’enseigne et volée depuis, zoom sur la flèche avec étoile de l’ancien pavillon des vins. Halte près de la grille de fer forgé. Sa voix, grave et caressante, et la mienne, faussement naïve pour les questions off, se mêleraient. Halte devant la porte d’entrée gardée par les cariatides, le bronze des coureurs dans le jardin de février. On ferait le tour de la rotonde, il parlerait des lieux, des habitants, des essais de pierre et de mosaïque posés à même le sol. Il entrerait par la grande porte vitrée, ferait craquer les marches du vieil escalier jusqu’en haut. On le verrait accoudé sur la balustrade, sous les courbes du toit ressemblant à une toile de yourte blanche. Il redescendrait d’un étage, on verrait les portes toutes semblables, un peu monacales, encerclant l’escalier. Il ouvrirait celle du premier atelier et s’effacerait pour que la caméra tourne lentement à l’approche du centre de gravité. Elle commence par la pointe de la part découpée dans la rotonde, l’atelier est un triangle. Il est dans l’ombre de l’embrasure, fait corps avec l’entrée obscure. Fait corps avec ce que saisit lentement la caméra tout de suite après :  tournoiement immobile des cellules peintes sur la grande feuille de papier, tableaux posés contre le mur à gauche puis déroulé de la pièce en passant par la petite table ronde portant nappe blanche et bégonia royal devant la haute fenêtre qui donne sur la maison du sculpteur. Elle dirige l’objectif vers la droite. Un canapé recouvert d’une couverture blanche, le mur constellé de feuilles de papier pour gammes en noir et blanc, circulaires elles aussi. On entend le silence ponctué de froissements. Un totem indonésien dans l’angle, le passage par les feuilles translucides de la plante géante. Déambulation de l’œil filmant d’autres galaxies sur les murs. Et toujours le chant des cellules peintes en plein silence. Variations de la lumière à même le travail au pinceau oriental.  En s’approchant, elle filme la haute fenêtre, côté le plus large du triangle. Filme ce qu’on voit dehors : arbre encore nu devant la maison du sculpteur, grille de fer forgé saisie   depuis l’intérieur : des boucles. Premier tour. Elle revient à l’entrée de l’atelier, vers lui; ses questions sont lestées d’espièglerie. Indulgent,  Il accepte encore, s’avance, parle en longeant une pile de dessins à l’encre. Il dit l’histoire des lieux, la misère et la solidarité, les bouchers, les bistrots. Derrière lui, une mezzanine protégée par une rangée de livres qui cache le grand matelas à même le bois d’en haut. La caméra repasse par la fenêtre, en face de la fenêtre du sculpteur. Vitres de verre dépoli; sur la table, des muscaris bleus anticipent le printemps. Grands rideaux blancs. La voix off reste un peu sur la hauteur de la fenêtre, et la caméra suit le mouvement, redescend vers la table de travail sur tréteaux. Tour du monde. Il dit pourquoi la table change d’endroit, comment elle capte la lumière. Il dit les 35 mètres carrés ; la caméra suit ce dont il parle, le refuge d’en haut, le petit coin cuisine en bas et les pinceaux suspendus à la poutre au-dessus de l’évier. Il dit qu’il travaille debout. Silence. Elle filme lentement l’Inexorable, poème qu’il a accompagné d’une encre noire. Fait de nouveau le tour des galaxies sur les murs et se rapproche du centre de gravité : le geste. Les voix géorgiennes qu’il aime écouter à ce moment-là nimbent l’espace. Il a rejoint la table de travail. Les pinceaux attendent, appuyés sur une branche ramassée en forêt. Il fait tourner la pièce d’albâtre qu’il a sculptée : un visage-météorite en appui sur la joue après sa traversée de l’espace. Et le film touche à sa fin, le centre : la caméra zoome sur la grande feuille blanche qu’il humecte doucement. Première note d’encre posée sur la feuille. Noyau. A l’écoute, les madrigaux de l’autre monde. On suit au ralenti le geste qui démultiplie à vue d’œil la cellule initiale. Un monde naît.

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.

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