elle serait là assise sur une chaise, le regard légèrement baissé, dans le vide, aspiré par le vertige des ruminations intérieures, et les pouces tourneraient tourneraient tourneraient, l’un sur l’autre aussi vite que les vieilles mains le permettent, ils tourneraient jusqu’au vertige eux aussi, tout contre l’immobilité du voilage de la porte-fenêtre qui donne sur le perron et sur la rue de l’église, le voilage serait lourd et pelucheux d’un blanc gris qui laisserait voir sans que l’on puisse voir de l’extérieur, à la manière d’une fenêtre sans tain, et à gauche de la porte-fenêtre, et du voilage, dans le coin, la télévision grise et son gros dos renflé qui tourne en boucle informations météo roue de la fortune motus et autres jeux télévisés séries françaises feuilletons américains Maigret Maguy Dallas les Feux de l’amour en boucle jour après jour semaine après semaine dans le vertige des pouces qui tournent et sur la table en formica blanc au centre de la grande pièce, un bras posé là, et au bout une main toute ridée et les doigts tapotant légèrement machinalement sur le formica, l’autre bras sur les cuisses et la blouse bleue, le bras, la main les doigts de l’arrière-grand-mère et son chignon gris, confite de silence face à la télévision, silhouette austère découpée sur le papier peint à fleurs jaunes, et dans l’autre coin, la grande armoire en bois où s’entassent les torchons, la vaisselle, les boîtes de médicaments et les playmobils et puis l’autre porte -fenêtre qui donne, elle, sur l’arrière de la maison, vaste dalle de béton recouverte à moitié de cailloux gris en bord de venelle, et les pouces tourneraient, sur la commode la photographie en noir et blanc du grand-père, la bonbonnière et son lourd couvercle, la sainte vierge, dans le tournis des pouces, bénie à Lourdes, les boîtes de médicaments, et puis à gauche de la commode, un petit guéridon où trône le téléphone, et puis le fauteuil club en simili cuir bordeaux face à la télévision, téléphone fauteuil télévision objets derviches tourneurs de l’angoisse et les pouces tourneraient toujours, table en formica blanc arrière-grand-mère fleurs jaunes du papier peint commode guéridon fauteuil météo et les pouces de tourner de tourner et puis les mains finiraient par se défaire, l’une abandonnée sur les replis du ventre, l’autre écartant le voilage pour une échappée du regard sur la rue de l’église et les lèvres remueraient sans produire un seul son
Ce texte est la réécriture de la proposition 5 du cycle #40 jours un défi | écrire au quotidien
c’est très vif ce que ça allume en nous à la lecture, et aussi il y a la fin, avec ce son qui n’existe pas, et pas de point (et ça correspond, le fait qu’il n’y ait pas de point rend le son inexistant encore plus fort)
Merci Christine. Merci pour ce retour de l’effet produit par l’absence de point final. Je n’y avais pas pensé ainsi. J’ai tout naturellement éprouvé le besoin d’enlever la majuscule initiale et le point final car le vertige est sans fin…
eh bien, ça valait le coup d’y repiquer, en y ajoutant cette idée du conditionnel…
Merci François pour ce retour d’autant que justement ce conditionnel m’a bien embêtée au début. Mais j’ai voulu tester cette variation. Je ne savais pas trop comment l’aborder et il m’a obligée à remanier le texte ce qui lui donne une résonance différente (qui met à distance la part autobiographique, comme si, pour le dire en raccourci, j’inventais ma grand-mère…). Mais je t’avoue que je n’ai pas fini d’en saisir les effets…
Et les pouces tourneraient et les choses tourneraient en boucles, chacune dans sa boucle et pourtant sujettes à la rumination des pouces « et puis les mains finiraient par se défaire, sur les replis du ventre, l’autre écartant le voilage pour une échappée du regard » ( jusqu’aux lèvres muettes) je trouve l’image saisissante. Et le texte touche au cœur de cette vie qui s’absente
Merci Nathalie pour ta lecture. Ca résonne avec la proposition suivante. Comment nos corps habitent physiquement un espace et comment l’esprit s’en absente… A très bientôt !