Ce serait donc une grande pièce à vivre avec une table de ferme vissée au milieu. Des chaises recouvertes d’un simili cuir bordeaux seraient disposées tout autour. Dans un coin, entre le réfrigérateur et la panière à pain, le fusil du père serait triomphalement rangé dans une housse en tissu marron. Il n’aurait toujours pas bougé depuis sa mort. De la table où elle se tiendrait corsetée par la peur de la maladie, obsédée par l’angoisse de mourir, l’arbre continuerait pourtant de donner des fruits. On ne distinguerait plus ses branches. La nuit aurait tout recouvert. Des châtaigniers peut-être. Non, ils n’habitaient plus la maison de la Bonnetière. Donnée à son autre drôle. Quand ? Elle ne savait plus. Comment se terminerait sa vie ? Par sa déréliction progressive dans des albums photos. Elle aurait les mains pleines de l’épaisseur de ses volumes jaunies, remplis par des êtres et des moments à jamais disparus. Elle se regarderait en train de se regarder sur une grande photo dentelée en noir et blanc, tout près de sa mère qui porterait comme elle une grande blouse fleurie et tout serait exactement comme avant ; le vieil évier en pierre avec les guenilles posées au bord, le plan de travail carrelé, ébréché de partout, la longue lignée de placards encastrés dans les murs avec les portes coulissantes, certaines seraient entrouvertes, on y apercevrait les assiettes oranges en verre fumé borosilicate, les verres d’eau marrons, les compartiments à couverts en plastique rouge posés à même les étagères, elles-mêmes recouvertes d’une sorte de papier peint écossais, les moules à tarte dans lesquels elle aurait confectionné des gâteaux au yaourt avec son petit-fils, et puis le réfrigérateur vieux de cinquante ans, avec le crucifix planté juste au-dessus. Elle se regarderait en train de se regarder et déjà on apercevrait, à travers la porte vitrée de la salle à manger, le petit salon de lecture où crépiterait un feu de cheminée, les vitraux de la porte d’entrée, les carreaux de ciment en damier vert et blanc, les moulures, les hauts plafonds fissurés, l’énorme escalier qui donnerait sur deux étages, les grands paliers vides, les six chambres, le plancher en chêne qu’il faudrait poncer, le grenier enfin. À droite de la porte communicante, apparaitrait déjà le futur meuble de télévision dans lequel se trouverait toujours les bouteilles d’alcool, les différents becs doseurs pour servir le Ricard, les carafes d’eau, et dans un coin le nécessaire de couture serait posé là où auraient dormi Pollux, Titi, Poupi, Capi et tous les autres chiens du père, à même le sol, sur de vieilles sinces – comprenez des serpillères – qui n’apparaitraient ni maintenant, ni sur la photo, mais il y aurait déjà le porte-manteau avec son miroir qui serait attenant à la porte d’entrée de la cour, ce serait alors une sorte de vide-poche où se trouveraient en vrac des clefs, des jeux de cartes, une piste de dés, deux lampes torches, des gants, des bouchons de pêche, un mètre ruban, des anciens numéros de Télé Z, une notice d’aspirateur, un cendrier en verre, une boite de Valda menthe Eucalyptus, un portefeuille à scratch, trois cartouches de fusil, des tendeurs à vélo, parmi d’autres babioles difficilement identifiables. La porte serait déjà recouverte de condensation. Cet hiver il faudrait que Jean installe une guenille sur le carrelage et colmate les fenêtres sans quoi elle aurait froid.