Elle serait assise à table, table en bois foncé couverte d’une nappe vert sapin. Le vert, sa couleur (l’espoir). Elle serait assise, mains touillent taillent assemblent. Le persil sur la planche à découper, tiges sagement alignées. L’eau perle sur les feuilles encore entières, bientôt hachées. Dans un saladier en plastique vert, le reste du persil (plus de cinq bouquets). Les tomates ; leur couleur, promesse de goût liquide. Sur la table, des oignons aussi, ils seraient déjà pelés. Deux oignons pour la fin, il s’agirait de retarder les larmes. Le livre de recette de son Chef préféré, elle relirait les indications, elle les connaîtrait déjà, mais cette peur de l’oubli, souci de précision, de perfection. Lunettes au bout du nez, réservées à la lecture, seraient rangées ensuite dans l’étui marron à côté. Sel et épices attendant leur tour, derniers mouvements. Le presse-ail, les cinq gousses autour, épluchées, bientôt pressées. Le mixeur à portée de main. Le galon d’huile d’olive, le bouchon posé tout près, elle se servirait souvent d’huile.
Elle aurait sa façon d’organiser les préparatifs des repas ordinaires. Penser le menu à l’avance, trois à quatre plats en parallèle. Des listes pour tout*, sur des bouts de cartons (elle recyclerait tous emballages qui se prêteraient à l’écriture). Des rectangles, diverses dimensions, coupés à cet effet, rassemblés dans le tiroir haut du placard. Elle aurait sa façon de cuisiner. Mêmes étapes ; laver, rincer, sécher ou laisser sécher, éplucher quand nécessaire, découper… les aliments comme briques préparées pour simplifier l’assemblage, l’ajustement des saveurs (son art).
La table de travail est au centre de la pièce, elle emplit l’espace. Une chaise assortie de part et d’autre. On devrait s’aplatir pour traverser, on aurait ce sentiment, devoir s’aplatir (comme si s’aplatir était possible). On frôlerait les chaises, on les bousculerait parfois. On cognerait contre l’armoire de gauche, ses portes sculptées de motifs. Du même bois que la table. Elles claqueraient à chaque passage.
Du même bois que les étagères au-dessus de l’évier, battants ouverts sur des bocaux en verre, des sachets de lentilles, de riz. La boite en plastique blanc, le Tahiné. Les réserves d’épices. Et les invisibles de l’arrière-plan. Sur les étagères les plus élevées, poteries et vases, comme s’il ne fallait rien céder au vide. Au mur, sur le peu de surface libre, des carreaux colorés. Et les plaques gravées : mots (« prière de la parfaite ménagère ») ou figures de Saints. Une horloge fidèle à une heure de hasard, arrêtée il y a quelques années. Elle se promettrait de changer la pile, elle aurait d’autres priorités que le temps.
Sous les étagères de droite, l’évier et le plan de travail, marbre fissuré par endroits. Le presse-citron, le jus qui continue de s’égoutter. Les pots d’épices contre le mur, certains serviraient aujourd’hui (plus tard). Les couteaux sur une autre planche en bois. Le robot ménager, son cordon épuisé de temps. La passoire comme rondes mains autour des deux laitues, des Romaines. De petits concombres entre leurs feuilles. Les aubergines piquées de partout, bientôt au four pour le Baba Ghanouj (papa gâté, ou purée d’aubergine). Le liquide vaisselle, l’éponge, le grattoir, le Dettol, les chiffons. Un tas de chiffons, celui pour les mains, celui pour la vaisselle, celui pour les aliments, celui pour la table… elle ne se tromperait jamais. Le robinet goutterait comme éternel enrhumé. Casseroles et plats dans l’évier, assiettes et verres dans l’égouttoir, tasses de café, couverts. Elle rangerait entre deux, pour éviter l’accumulation. Et pour changer, se distraire de la monotonie. Elle ne tiendrait jamais longtemps assise, l’envie de bouger malgré sa patience.
Le bruit du frigidaire à chaque redémarrage, comme moteur de bateau, la cuisine naviguerait immobile dans ses remous. Le frigidaire occupe le grand angle, une présence. La partie congélateur au-dessus, on craindrait la prolongation des coupures d’électricité, que les aliments s’abiment. Le gallon d’eau potable sur son socle à côté.
Son front serait en sueur, elle aurait fermé la porte-fenêtre pour éviter l’extinction du feu de la cuisinière à gaz, tout souffle d’air l’obligerait à rallumer. La flamme résisterait par détours sous la marmite en métal. Sur le deuxième réchaud éteint, la rakwé (cafetière orientale) avec le marc de café au fond, liquide épais qu’on ne sert pas. Deux gants en coton près du four.
Elle aurait renoncé à s’éponger le front, il suffirait de bouger le moins possible pour oublier d’avoir terriblement chaud. Elle aurait les sourcils sérieux. Elle ferait les gestes de toujours, et toujours la vigilance aux détails. Elle ferait les gestes de toujours comme gestes d’apprenants. L’humilité de qui sait.
Elle devrait changer la bonbonne de gaz, la flamme faiblissant depuis quelques jours. Elle devrait dévisser l’ancienne, la porter, la ranger sur le balcon derrière la porte-fenêtre maintenant fermée. Rentrer la bonbonne pleine, la tirer pour arriver à la déplacer jusqu’à l’embout de la cuisinière. L’enclencher, précaution et vigilance, vérifier avant de la caler contre le mur. Elle serait à chaque fois fière, silencieusement fière d’y arriver seule, sans devoir demander à son mari, à ses fils. Réussir à changer la bonbonne depuis toutes ces années, combien de bonbonnes, elle ne compterait pas. Leur poids, elle n’y penserait déjà plus. Depuis tout ce temps et encore maintenant, une femme de son âge. Se débrouillerait encore.
*Les listes, un bout de carton par liste (sera jeté ensuite) :
⁃ menus de la semaine
⁃ courses alimentaires
⁃ achats autres
⁃ les rendez-vous du jour, du lendemain
⁃ les (belles) phrases entendues
⁃ les visites à prévoir
⁃ les réceptions à organiser
⁃ le nouveau feuilleton conseillé (horaires et chaine)
⁃ les anniversaires du mois
⁃ le montant prêté à la voisine
⁃ les cadeaux à acheter
⁃ autres listes à faire (liste des listes à ne pas oublier)
C’est un lieu de vie riche qu’une cuisine. C’est ce que ton texte me révèle.
très juste, c’est vivant une cuisine, merci !
En lisant je la voyais elle s’affairer dans la cuisine, ou juste assise, mais pas longtemps !!! aussi beaucoup aimé la description de la cuisine, tous ces ustensiles, tous ces ingrédients, ces listes – bonheur de cette énumération de liste..
Merci pour ce beau voyage !
merci beaucoup Isabelle, oui sa cuisine, son texte, ses gestes… merci de la voir mouvements
Bonjour Gracia,
très touchée par ton texte, tout le pétri d’amour qu’il y a dans ces cuisines
« Ne rien laisser au vide »
Oh Yasmine ! tellement tellement heureuse de te retrouver ici, merci pour ta lecture, oui tu connais bien ces cuisines et leur pétri d’amour comme tu dis joliment. Merci beaucoup, j’ai manqué de temps, mais je vais me rattraper en lecture, hâte de te lire