Il y aurait une porte ouverte contre un miroir. Elle se refléterait en lui et montrerait sa poignée dédoublée, face avant, face arrière en vue simultanée, un peu comme si la face cachée de la lune s’était vue dépliée et qu’un deuxième cercle accolé au premier s’ouvrait la nuit. C’est ce genre de détail qui indique que je ne suis qu’à l’endroit où je crois être et seulement ça. Il y a toujours une vue panoramique et transversale dans le domaine du possible, et une autre qui s’enfonce dans le temps – la première fois que j’ai touché cette poignée ou son envers je n’étais pas la même personne – la dernière fois que j’actionnerai ce qu’on appelle la béquille de la poignée, son vis-à-vis, je serai quelqu’un d’autre –, et ce qui se reflète n’est jamais identique.
Le placard. Des manches pendent et des écharpes. Les cintres sont là en structures invisibles enregistrées par le cerveau, anticipées et acceptées comme beaucoup de ce qui est non vu, par exemple les émotions, j’admets le cintre sous les vêtements même si je ne les vois pas et j’admets la douceur sous les frottements, les crissements de moteurs, le cri lointain d’un goéland, les bruits d’arrière-cuisine du restaurant, plats qui tintent et sonnette, la pause de la femme entre deux services qui chantonne une chanson ukrainienne, les ondes se propagent, ondes sages, ondes de choc, enregistrées, anticipées et acceptées, avec les tremblements qui accompagnent.
Un mur, l’interrupteur, une autre porte ouverte sur la salle de bain, sombre, sans fenêtre, et au milieu le corps d’un peignoir vide avec deux bras asymétriques, le plus court frôle le lavabo. Au plafond la bouche d’aération donne sur le toit où les pigeons que je ne vois pas se déplacent, yeux ronds, cous mordorés, leurs battements brefs et leurs élans sonores à l’approche des faucons.
À l’angle l’étendoir à linge, changeant ses couleurs et ses formes tous les jours, et quelle idée ce serait de dessiner chaque jour chacune de ses transformations, rendre compte qu’aujourd’hui un cheveu blond resté en suspension sur le coton foncé d’une jambe de pantalon s’enroule, gageure de rendre sa délicatesse, le grain du tissu pelucheux, et les rectangles acidulés des pinces qui maintiennent, et puis derrière la vitre luisante de soleil qui renvoie l’écho lisse du mur grenu.
Le bureau est placé près de la fenêtre et du linge et je suis assise, je témoigne. Un livre ouvert sur le bureau témoigne d’un paysage d’Angleterre. Une carte postale sur le mur, un couple devant une maison, témoigne de l’existence des corons. Une lampe toujours allumée témoigne de ma peur de ne pas voir. Une guitare dehors – la mélodie de Strange fruit, Blood on the leaves and blood on the root – témoigne, dit qu’il n’y a rien qui ne soit pas relié à ce qui concerne la totalité.
Comme un grand drap l’air tout autour, troué et saturé, pinces et tenailles, des rires aussi quand on ne se laisse pas faire.
si beau ! et la chute ! merci
merci Gracia ! (les rires, on ne doit pas oublier qu’ils servent:)))