Le couloir est incontournable. Tout vient à lui et il mène à tout. Dans le sens des aiguilles d’une montre, il dessert toutes les pièces et commodités de l’appartement : le placard de l’entrée, la cuisine, le salon, la salle de bain et la chambre. Il relie aussi l’appartement au monde du dehors puisque la porte d’entrée s’ouvre sur le couloir. La porte d’entrée est la seule qui soit habituellement fermée. Toutes les autres portes de l’appartement sont en général ouvertes ou entrebâillées si bien que l’appartement constitue un seul espace continu déployé comme des pétales autour du couloir central.
Les murs du couloir sont couleur Mastic, un beige grisé mat d’imperméable ; sauf le mur jaune safran près de la porte d’entrée. Ce mur jaune est décoré de quatre photos de femmes vue de dos et nues jusqu’à la taille. Il y a aussi une gravure japonaise représentant une geisha vue de dos elle aussi mais habillée d’un kimono et dont le visage se reflète dans un petit miroir à main. Toutes les photos de dos féminins ont été prises sur un fond noir par une photographe anglaise du nom de Liz Harding assisté de Daphne Dousmanis, styliste. Liz Harding avait plus d’expérience dans le reportage photo et aussi ces photos de studio sont-elles un brin hiératique. Daphné était une jeune styliste de mode ambitieuse. La première des femmes a un dos peu musclé et sexy et tient ses mains appuyées sur ses hanches : les pouces retournés s’enfoncent dans la chair laiteuse et souple. La seconde est blonde décolorée et rasée au-dessus des oreilles à l’iroquoise. Un tatouage, un animal fabuleux du genre dragon, noircit son épaule gauche. Elle fait un peu mauvais genre mais dégage une beauté énergique. La troisième a la peau noire, un dos finement musclé qui s’élargit au-dessus d’une taille étroite. Elle tient son cou et son crâne entre ses mains. Les os des omoplates saillent du dos mince et arqué de la quatrième. Une trace floue d’un ton plus clair dessine au milieu du dos la marque d’un soutien-gorge. Elle tient sa chevelure épaisse de côté comme si elle l’essorait ; ses mains sont vernis de blanc.
A droite, le placard de l’entrée est décoré de peinture faite à la main qui représente des motifs floraux. On y trouve, outre les vêtements, un tableau, un compteur électrique et un compteur à gaz. Par la porte entrebâillée à la droite du placard, on aperçoit les damiers ardoise et crème de la cuisine. Les couleurs des carreaux cimentés du couloir quoique décorés de motifs audacieux sont dans le même camaïeu de gris, de blanc cassé et beige rosé que ceux de la cuisine. Ce n’est pas le fait du hasard. Ces carreaux font partie d’une même série achetés chez Tordo, fournisseur de carrelage à Cagnes-sur-mer.
A droite encore, le salon est parqueté et masqué par deux portes aux vitres structurées toujours ouvertes. C’est là, sur un bureau art déco calée le long d’une fenêtre aux volets toujours fermés que la propriétaire écrit. Elle affirme qu’une vue dégagée l’empêcherait de creuser les mots en elle. Elle rêverait de vivre à la montagne où sa chambre d’écriture tournerait le dos à l’horizon et ferait face à la pente.
La salle de bains ensuite. On y retrouve l’assortiment des carreaux, de la marque Tordo, mais dans une variante d’un gris doux. La propriétaire a suivi le conseil de la vendeuse qui affirmait : la salle de bain est un espace de bien-être.
De la chambre enfin, peinte en bleu sombre, on aperçoit un bout de miroir de pied, un coin de lit défait et le haut du dos de Daphne Dousmanis assise au pied du lit. La propriétaire l’a accueillie en urgence chez elle et lui a prêté sa chambre pour deux semaines, elle-même dormant sur le canapé du salon. En lui laissant sa chambre, la propriétaire a fait preuve de pragmatisme car c’est une lève-tôt. Si Daphné dormait dans le salon, et si elle-même restait cantonnée dans la chambre, elle n’aurait plus accès au bureau, à sa table de travail, à la salle de bain, à la cuisine car elle n’aurait plus la jouissance du couloir. Elle n’aurait pas non plus accès à la bibliothèque qui s’y trouve, courant sur toute la longueur du mur.
Dans la chambre, Daphné médite face à la fenêtre ouverte. Daphné serait devenue spécialiste du « quantum healing » ; elle travaillerait sur les énergies. Elle en aurait fini avec le stylisme et la vie glamour qui va avec pour se reconnecter à la nature et gagner sa vie en coachant des âmes en quête de sens. Daphné organiserait son business en ligne, elle proposerait des enregistrements de méditation guidée. Au lieu de cela, la propriétaire constate que Daphné passe ses journées à se malaxer le visage avec un instrument anti-ride en métal qui évoque très exactement la forme d’un phallus, secoue un morceau de bois de cade allumé pour purifier sa chambre, et passe de longues heures à la plage à regarder des matches de beach-volley. Bien qu’elle ne soit pas envahissante, la présence de Daphné comment à porter sur les nerfs de la propriétaire. Elle a hâte qu’elle s’en aille comme prévu au bout des deux semaines pour recouvrer l’usage plein et entier du couloir.
- clin d’œil à Jacques Serena et son livre « Isabelle de dos«
Incroyable ! Je découvre en publiant mon article, le votre juste avant, qui parle du couloir. Pas la même histoire mais quelle coincidence. Merci pour votre texte à la rencontre de Daphnée. Bonne journée.