#anthologie #02 | Caméra interne

La pièce à l’étage aurait encore sa fonction. Il n’y aurait pas eu le panneau À vendre sur la façade où frappe le soleil, pas eu l’abrutissement du vide. La parole tournoierait encore dans la pénombre, dans le feutré, plutôt que cette rumination boucle et reboucle dans la gélatine de la boîte crânienne. Il y aurait une pensée caméra portée, ça circulerait et circuler serait une idée libre, une idée qui fabrique de l’espace.

Allongée là, étendue, ce serait – par exemple ! – un chien et loup d’octobre. Elle sentirait le mur à sa gauche, elle le sent, il a sa verticalité rassurante de mur, en face tout de suite la porte, la poignée en bouton de cuivre, si l’œil remonte il bute sur un cadre à dorures, bords larges, ornements compliqués. C’est un paysage. Tout de suite à droite un pan de désordre, bibliothèque où se côtoient les œuvres complètes des tenants de la discipline, revues médicales, d’art, de philosophie, de sciences humaines aux pages cornées, des post-it jaunes roses et quelques oranges témoignent du passage du regard et des mains (i was here de papier), aux étages deux et trois des fétiches et babioles du souvenir : une statuette de lévrier au corps oblong, deux fossiles, une rose des sables, trois cartes postales dont une encadrée – c’est une reproduction de Louise Bourgeois mais pas d’araignée. Si le corps ne quitte pas sa position horizontale, l’acier du cadre supérieur droit de la bibliothèque masque en partie la seconde porte. Ou conduit-elle? Propriété privée, intérieur nuit. Puis la surface du mur se tait, l’attention est captée par le renfoncement en colonne, alcôve serait un mot trop prétentieux. Des carnets en cuir, à la couverture en carton, des carnets Clairfontaine (bleu, violet), à spirale, à motifs (un petit plongeur, des figures géométriques), empilés pour la plupart. Elle serait irrésistiblement attirée par les calepins au format réduit, comme s’il fallait du minuscule pour que le secret en vaille la peine. La taille compterait pour les mains qu’on place en rempart autour de la bouche, voilà l’oreille se penche, s’approche, on souffle les mots qui auraient pu ne pas être dits, c’est fait, le monde a légèrement tremblé sur son axe. Devant le renfoncement, au centre de la pièce, les meubles eux n’auraient pas bougé, ils s’érigeraient toujours inox et cuir. Un siège qui se donne des airs, une table basse où guette un distributeur de mouchoirs qui ne sont peut-être pas des Kleenex, mais des Tempo, ou des Lotus, ou des Tork, ou des Popee Peaux Sensibles, sains recyclés et français. L’espace entre le siège et la table permet sans doute de croiser les jambes. Sur les genoux tomberaient alors la lumière de la fenêtre qui découpe le troisième mur, il est dix-neuf heures trente passées et le soleil a rougi. À droite de la lumière qui insiste (mais bientôt quelqu’un se lèverait pour baisser les persiennes aux deux tiers de la vitre), une autre table tout aussi basse mais plus encombrée : des stylos alignés comme pour une parade militaire, quelques Bics se sont glissés en douce parmi les marques et capuchons, bizarrement aucun bloc-notes, une tasse façon porcelaine de Limoges, une boîte de tic-tacs, une gomme, un agenda qui déborde, deux téléphones portables pour la cloison du privé. Le fauteuil à l’assise usée est coincé dans l’angle, le rebondi noir des accoudoirs donne une image de ce qu’il a pu être. Au-dessus de lui veille un dessin, son abstraction est peut-être un Arlequin, peut-être un jeu de mots pour les yeux. Elle ne saurait pas le dire puisqu’elle est toujours étendue dans la même direction, celle de la première porte, celle qu’elle prendra dans un instant. Elle ignorerait que c’est la dernière fois. Elle a bougé bien sûr, mais c’est à l’intérieur, on ne saurait l’affirmer avec certitude.

A propos de Sophie Jaussi

Oscillation perpétuelle avec l'écriture en aménagement (à défaut de point fixe). Fil funambule entre la recherche et la création, l'université et son dehors (ses marges, ses contrepoints), l'interne et ce qui peut en être transmis. J'habite beaucoup les trains entre la Suisse et la France. Depuis 2021, j'anime un atelier de création littéraire au sein du Master de Français de l'Université de Fribourg.

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