#anthologie #01 | La Fabrique

Entre l’Adriatique et les Apennins, dans les Marches. La bataille historique de Castelfidardo. 1860. L’Ombrie et les Marches sont prises. Le nord réunit avec le royaume des Deux Siciles. L’unité italienne. La bataille, c’était le 18 septembre exactement. Un des soldats du Pape avait un instrument de musique. Paolo Soprani l’eut entre les mains. Il le démonta complètement pour le copier pièce par pièce. En réalité, c’était une légende. Un pèlerin autrichien se rendait au sanctuaire de Loreto. Ou en revenait. Il demanda l’hospitalité dans une ferme. Ce serait la ferme des Soprani. Ou d’une autre famille. Le petit Paolo aurait passé la nuit à démonter l’accordéon du pèlerin. Ou bien son père l’aurait achetée. Ou bien le pèlerin lui aurait offert devant son émerveillement. Ou bien il l’aurait laissée en remerciement de l’hospitalité. La première fabrique d’accordéon, 1863, en bas de chez lui. Elles étaient vendues à Loreto et sur les marchés. Et puis, à Paris. La première usine, il l’ouvrit en 1872 place Garibaldi à Castelfidardo. Et Garibaldi, c’était quelqu’un qui comptait. Les dames de la bonne société italienne transportaient leur instrument pour accompagner leurs chants. Deuxième produit exporté après la Fiat, grâce aux italiens émigrés vers l’Amérique du Nord et du Sud. Douze mille cinq cents employés au début du vingtième siècle, plus que d’habitants dans cette petite ville. L’usine avait rouvert ses portes à 14 heures. L’employé qui nous avait accueillis nous avait proposé la visite guidée.

Je ne retenais rien. L’oncle Dino et mon père étaient au contraire très attentifs. Je n’aimais que l’histoire médiévale. Je passais tout mon temps libre à dessiner des coffres en bois, des armures et des arbalètes.

Il racontait dans le détail la vie de Paolo Soprani que je ne connaissais que comme une marque d’accordéon. Je n’avais pas imaginé que derrière les inscriptions de métal en lettres cursives des différents modèles que j’avais vu à la télévision ou dans les fêtes de villages chez mes grands-parents se trouvait une personne, un homme qui avait réellement existé. Je l’imaginais comme cet employé, fin et précis, sans mot inutile, mesurant ses gestes et le ton de sa voix. J’étais étonnée qu’il ne parle pas de Garibaldi. Il l’avait sans doute fait à un moment où je détournais encore mon attention vers l’architecture de l’usine. Je regardais par les fenêtres pour imaginer quel ciel on pouvait voir tous les jours en travaillant ici. C’est alors que je compris qu’à l’Aquila les fabriques de Torrone avaient été fondées par des familles. Tout comme les frères de Paolo Soprani avaient créé leurs propres usines d’accordéon, les frères et les sœurs Nurzia avaient créé leurs propres fabriques de Torrone. On n’en mangeait qu’à Noël et lors des grandes occasions. La boîte en carton était une œuvre d’art, en relief coloré; je pensais que les frères et les sœurs étaient les modèles qui avaient servi à dessiner les personnages en robes longues entourés de guirlandes de fleurs. 

L’oncle Dino et mon père s’intéressaient à tous les détails techniques. Il fallait d’abord choisir une bonne qualité de bois, le faire sécher pour en faire descendre l’humidité, au moins une quinzaine de jours, sélectionner les plus belles planches, ébaucher la carrosserie, polir les ailes. Les gestes étaient lents, rigoureux et assurés. Six mois de travail. Je regardais les mains caresser le bois, comme si chaque pièce était unique, sans me rendre compte que l’artisan était un orfèvre, tendue par le bruit des machines, marchant discrètement derrière le petit groupe formé par les trois hommes. Mon père comprenait tout. Il avait été apprenti charpentier au château de l’Aquila, à dix huit ans. Pendant huit mois, il avait travaillé à la restauration du toit. Il avait retiré des tuiles, raccourci des poutres, allongé sur le ventre, pendant que l’un de ses collègues le maintenait par les pieds pour éviter une chute fatale.

J’étais tout à coup saisie par les noms des presque huit mille pièces : la carrosserie, le sommier, les plaquettes, l’hanche, j’imaginais un assemblage infini d’images. Un homme d’une cinquantaine d’année posait le placage de celluloïd, d’abord la colle avec un pinceau sur le bois, puis en recouvrant la carrosserie de l’épaisse couche de plastique souple qu’il lissait, qu’il lissait sur mesure, en ajustant les courbes. J’étais happée par le mouvement de ses mains graciles, qui caressaient le revêtement comme un magicien. Monter. Coller. Assembler. Clouer. Apprêter. Masquer. Poncer. Peindre. Vernir. Dans la fonderie, d’autres ouvriers fabriquaient les voix d’aluminium. Chaque voix doit avoir sa propre note. L’ouvrier qui façonnait le mur avec des boutons de nacre m’éblouit plus que les autres.

Cadres de soufflet. Grille de protection chromée. Vis de fixation. Soupapes. Lames. Soufflet en carton. Coins de soufflets. Clous. Boutons de registre. Peignes. Bretelles et courroies. Brides main gauche. Feutres.  

J’imaginais les Italiens débarquant à Ellis Island ou en Argentine avec leur accordéon dans leurs ballots. 

L’accordeur était trop occupé pour le déranger.

Les ouvriers portaient des tabliers foncés et n’avaient pas le temps de regarder par les fenêtres.

Mon père demanda à voir les accordéons chromatiques à boutons d’une taille adaptée à mon âge. Une seule était disponible, venant d’être assemblée. Sa couleur rouge plaisait à mon père. Le vendeur nous joua quelque chose. Je l’essayai sans dire un mot. Les bretelles étaient rouges également. On l’emballa dans sa valisette noire. Au dernier moment, mon père demanda en cadeau des boutons de rechange, on ne sait jamais. Mon regard appuya sa requête. Le vendeur revint avec une poignée pleine de boutons blancs nacrés. C’était plus beau que des perles.