#anthologie #02 | Drôle d’endroit pour une fin de vie

Pas besoin de caméra pour faire le tour de cette piaule. Les places sont assignées, tant aux visiteurs qu’à la « résidente » aujourd’hui disparue. Six mois de compagnonnage, sans doute plus, en période covid, la tête a archivé pour ne plus pleurer. On aura fini par aimer cette chambre dont l’accès a été interdit pendant de longs mois. On y a même mis un robot , Nono le Robot censé rétablir le contact visuel et auditif en présence d’un soignant. Véritable intrusion dans l’intimité relationnelle. La très vieille Dame perdue et perplexe a joué le jeu trois fois, à chaque séance d’une demi-heure, plan fixe, image trouble… on a eu l’impression de parler depuis la Nasa avec une cosmonaute un peu groggy. Au moment des retrouvailles, on a fait l’inventaire de la pièce pour ne plus oublier ce quelle contenait de précieux : notre présence non virtuelle et les pauvres objets d’une autre vie… Je refais cet inventaire pour cette consigne…

Voici une chambre d’EPHAD ordinaire, non choisie, 19 m2. 2200 euros par mois, un staff médical minimum : 1 medecin pour 100 lits soins de suite compris dans une annexe, une infirmière par étage et par garde de 8h, deux aides -soignantes par équipe, également en 3×8, beaucoup de stagiaires ( on comprend pourquoi) . Hormis « les temps forts » , toilette , repas et activités en salle commune réfrigérée, les soignant(e)s interviennent sur des appels de sonnette ou pour des soins programmés. Les aides-soignant.e.s distribuent les médicaments préparés par les infirmières. Il y a parfois des erreurs… Certaines sonnettes trop fréquentes sont désactivées. Les personnes grabataires sont désavantagées. Les familles viennent plutôt le week-end et envahissent l’espace, les conjoint.e.s encore valides viennent de moins en moins. Il existe des chambres doubles mais les problèmes de santé rendent les séjours spectaculairement courts. Les décès sont fréquents. On met une bougie et un mot de condoléances dans le hall près de la grande salle polyvalente sur le passage des gens. Le personnel est serviable et chaleureux. Souvent en sous-effectif. Il a ses préféré.e.s et il suffit de partager un repas collectif dans le réfectoire pour s’en apercevoir. Le turn-over des lits obéit à une logique comptable et ne laisse aucun choix aux postulant.e.s rarement volontaires par ailleurs à leur entrée. Si ils ou elles ne sont pas sous protection juridique, leur signature est pourtant obligatoire. C’est souvent un moment délicat…

Une chambre en L – On pénètre du côté du plus long mur par un couloir laissant passer un fauteuil roulant et une seule personne à la fois sur le côté droit. De là on ne voit que le pied du lit médicalisé et le linge qui le complète couvre-lit léger, couleur fade, robe de chambre ou couverture selon la saison. Ce qui montre que la résidente assise ou couchée ne voit pas qui arrive si la personne ne frappe pas. La porte est souvent ouverte en l’absence de la famille. Une anomalie.La télé est fixée en hauteur, en face du lit, sur le long mur, petit écran, c’est un don de résident.e mis à disposition avec une télécommande. Elle ne sait pas quoi regarder, alors elle regarde la 7. On lui a reproché de mettre la télé trop fort. mais elle devient sourde. Au fond, un petit secrétaire en bois sombre ramené du domicile pour mettre du courrier; des paperasses, des fleurs et des bibelots personnels, le lecteur CD blanc est posé sur le déambulateur, les CD empilés dessus ( Mouloudji, Barbara, Charles Trenet en compils ), elle aime les écouter, mais ne peut pas utiliser l’appareil toute seule. La fenêtre se trouve sur le pan de mur perpendiculaire au précédent. Il se termine par un placard mural très étroit ( 70 cms) à deux étages séparés, il ne ferme pas à clé. Plusieurs casiers, une penderie en bas, un grand casier en haut. Le minimum vital qui réduit le vestiaire aux sorties hypothétiques. Le linge est lavé sur place avec un supplément, donc étiqueté . Il se perd et s’abime de plus en plus malgré la vigilance des lingères qui utilisent des machines industrielles. Les familles sont invitées à éviter de ramener le linges délicat ou à l’entretenir elles-mêmes. C’est ce que nous faisons. Mais avec l’alitement précoce; la mise en fauteuil roulant prématurée et le port de protections urinaires et fécales faute de mobilisation, l’envie de s’habiller s’est éteinte progressivement. Tu comprends c’est plus pratique pour elles – Et moi je l’aime bien ma chemise de gâteuse ! (sic). On ne se bat pas contre les évidences. Il faut juste faire le deuil d’une grand élégance perdue… Dont acte. Et voici le plafond, blanc au-dessus des murs de papier peint saumon pâle, il n’est pas de première fraîcheur. A gauche, le meuble pivotant table de nuit blanc-gris, tiroir au dessus de casier range -livres et revues, c’est le porte-tout ce qui est introduit dans la chambre (friandises, boissons, parfums) il déborde… Peu d’espace entre lui et la salle d’eau, porte coulissante, la table de lit roulante et croulante sous les plateaux repas, babioles, serviettes, verres et carafes d’eau s’y trouve souvent. Il faut la déplacer sous la télé pour aller dans le cabinet de toilette (lavabo,wc et douche italienne). La porte est fermée pour éviter les odeurs. On déplace aussi le fauteuil de repos inclinable à accoudoirs et la chaise unique que l’on double en cas de double – visite. On comprend vite que la place manque. Mais on l’invente en trouvailles perpétuelles. Sortir de là… Sortir et retrouver la vie et la lumière… En attendant, elle est là, dans son lit à commande électrique relié au cordon ombilical d’une sonnette à bouton rouge. Un lit à barrières, que l’on ouvre d’un côté pour qu’elle ne se sente pas encagée… Les forces lui manquent , elle glisse résolument dans le grand âge, elle ne se plaint pas, elle ne veut ni mourir, ni pas mourir, elle égraine son chapelet, elle attend le moment;et nous l’avons vécu ensemble une certaine nuit, nous étions deux aimantes dans la minuscule chambre en L remplie de photos. Et c’était beau et doux. Elle n’a pas souffert. Discrète, elle a arrêté de respirer. Elle m’avait seulement demandé dans quel sens on allait la sortir de la chambre, par la tête ou par les pieds ?…On a éclaté de rire… Et j’y ai repensé quand on l’a emportée…

A propos de Marie-Thérèse Peyrin

L'entame des jours, est un chantier d'écriture que je mène depuis de nombreuses années. Je n'avais au départ aucune idée préconçue de la forme littéraire que je souhaitais lui donner : poésie ou prose, journal, récit ou roman... Je me suis mise à écrire au fil des mois sur plusieurs supports numériques ou papier. J'ai inclus, dans mes travaux la mise en place du blog de La Cause des Causeuses dès 2007, mais j'ai fréquenté internet et ses premiers forums de discussion en ligne dès fin 2004. J'avais l'intuition que le numérique et l 'écriture sur clavier allaient m'encourager à perfectionner ma pratique et m'ouvrir à des rencontres décisives. Je n'ai pas été déçue, et si je suis plus sélective avec les années, je garde le goût des découvertes inattendues et des promesses qu'elles recèlent encore. J'ai commencé à écrire alors que j'exerçais encore mon activité professionnelle à l'hôpital psy. dans une fonction d'encadrement infirmier, qui me pesait mais me passionnait autant que la lecture et la fréquentation d'oeuvres dont celle de Charles JULIET qui a sans doute déterminé le déclic de ma persévérance. Persévérance sans ambition aucune, mon sentiment étant qu'il ne faut pas "vouloir", le "vouloir pour pouvoir"... Ecrire pour se faire une place au soleil ou sous les projecteurs n'est pas mon propos. J'ai l'humilité d'affirmer que ne pas consacrer tout son temps à l'écriture, et seulement au moment de la retraite, est la marque d'une trajectoire d'écrivain.e ou de poète(sse) passablement tronquée. Je ne regrette rien. Ecrire est un métier, un "artisanat" disent certains, et j'aime observer autour de moi ceux et celles qui s'y consacrent, même à retardement. Ecrire c'est libérer du sentiment et des pensées embusqués, c'est permettre au corps de trouver ses mots et sa voix singulière. On ne le fait pas uniquement pour soi, on laisse venir les autres pour donner la réplique, à la manière des tremblements de "taire"... Soulever l'écorce ne me fait pas peur dans ce contexte. Ecrire ,c'est chercher comment le faire encore mieux... L'entame des jours, c'est le sentiment profond que ce qui est entamé ne peut pas être recommencé, il faut aller au bout du festin avec gourmandise et modération. Savourer le jour présent est un vieil adage, et il n'est pas sans fondement.

2 commentaires à propos de “#anthologie #02 | Drôle d’endroit pour une fin de vie”

  1. Partage de regards sur ces lieux où on vient chérir encore, rire avec encore, prendre soin de encore, et accompagner jusqu’au dernier souffle. Merci.

  2. « Et voici le plafond, blanc au-dessus des murs de papier peint saumon pâle… Elle m’avait seulement demandé dans quel sens on allait la sortir de la chambre, par la tête ou par les pieds ?…On a éclaté de rire… Et j’y ai repensé quand on l’a emportée… »
    « la tête a archivé pour ne plus pleurer. »…
    merci pour cette « archive » essentielle.