Continuer comme si de rien n’était et pouvoir se dire qu’il sert encore à quelque chose. Il a d’abord hésité à partir. La pluie qui cogne au dehors. Le peu de temps passé ensemble. Il sent que chacun de ses départs la blesse. Qu’elle est assaillie. Il entend ses pas dans sa chambre en haut. Il reconnait sa détresse quand elle se manifeste. Il devrait rester avec elle. Il devrait l’installer mais il n’y parvient pas. Les idées grimpent dans sa tête. Il faudrait pouvoir s’extirper, ne pas regretter les moments, les aubes qui n’arrivent pas. Il pleure en cachette de temps en temps. Elle ne le sait pas. Elle ne saura jamais. Il faut monter vite dans la voiture. Précipiter les gestes et durcir le regard. Le corps qui se libère dans l’habitacle. Ressentir les premières fraicheurs du vent lorsqu’il se détache, quand la voiture démarre, qu’elle se met en mouvement, et alors le coeur qui bat à tout rompre de la laisser elle dans la maison humide, dans cette maison de peu, qui ne représente rien du tout pour lui, pour eux, ni pour Vincent, sauf qu’il trouve le cadre pittoresque avec la rivière, qu’il se voit déjà venir là l’été pour faire du pédalo, mais lui ne ressent rien pour ce fichu tas de pierre. Ce n’est pas sa maison. L’apercevoir alors sur le pas de la porte telle qu’elle est dans ce moment suspendu, petite et rabougrie, attendant l’instant définitif de son départ, la disparition de la petite tache, de la Renault Clio blanche qu’il a rachetée à Vincent et qui n’est plus qu’une vague forme lointaine dans le regard qui déjà se résigne à retourner dans la maison. Il voit loin dans son rétroviseur. Il la regarde longtemps rester là hagarde sur le pas de la porte, pendant que lui continue de rouler dans la nuit sans pouvoir faire marche arrière, alors qu’il sait combien il le devrait. Les champs qui défilent. Rouler jusqu’à la côte. Il faut continuer et ne pas revenir en arrière. Et ruminer encore. Ressasser les mêmes vieilles histoires. Pester contre la vieille peau qui habite sa maison. Se dire qu’il va y aller mais continuer quand même de rouler vers les îles. Actionner les feux de croisement lorsqu’il croise un autre véhicule de temps en temps. La dérive des dimanches soirs. Les pensées tourbillonnantes quand il faut repartir au poste qu’on croyait avoir abandonné pour de bon. Le poste. Il faudrait dire la caserne. La première image qui lui vient lorsque la route se fait dense sans les autres voitures et la lumière des pleins phares qui illumine les bois la nuit, les bordures sauvages, le vert devenu noir de jais au beau milieu de ses songes de caserne, de bureau où s’amassent des procès verbaux, des plaintes, des mains courantes en quinconce et les ordinateurs qui tournent en continu dans un amoncellement de paperasses qui recouvre un bureau à peine singularisé par la photo de son fils. Se souvenir en roulant du premier bureau et de la machine à écrire qui remplaçait alors les ordinateurs. Retrouver l’émotion de montrer à Vincent comment on l’utilise et lui faire taper des lettres les unes après les autres pendant qu’il finit de traiter une énième audition. L’odeur du café qui monte du bureau de l’adjudant. Retrouver cet afflux de sensations et celles aussi de la cave qui relie le bureaux au sous-sol des appartements de fonction. Et alors une autre odeur, non plus celle du café, non, mais celle de l’adjudant L. Il part au moins une fois par heure dans cet enchevêtrement de boyaux souterrains, armé, le colt au ceinturon, il file boire du whisky en cachette et ce qu’il faut de loyauté pour ne rien dire de ses failles, de ses largesses professionnelles quand le corps d’inspection vous interroge sur les résultats de la brigade et les défaillances supposées de l’adjudant L. Cela, toujours le dimanche soir sur la nationale dix pendant l’heure qu’il faut pour rallier les îles et le malaise alors de repenser à celle qui reste dans cette maison vide de tout passé, sans rien d’autre à faire que d’attendre son retour à lui, alors qu’il n’y a là rien de plus qu’une fuite en dedans, un malaise qui fuse à mesure que sa colère monte quand il se dit qu’il n’habite pas dans sa maison à l’âge où les autres retraités, ses anciens collègues, se la coulent douce.
j’aime beaucoup, comme une ambiance indécise, un peu de ce polar triste et doux, comme, presque « the bay », et ceci : » Il voit loin dans son rétroviseur. Il la regarde longtemps rester là hagarde sur le pas de la porte, pendant que lui continue de rouler dans la nuit sans pouvoir faire marche arrière, alors qu’il sait combien il le devrait. Les champs qui défilent. » et les lignes superbes sur la nature (un don, c’est un don… de savoir lire la plante avec cet oeil de peintre !)
Que dire… merci une nouvelle fois chère Françoise pour ces mots qui portent. Et oui ambiance de polar c’est quelque chose qui s’installe de plus en plus souvent. C’est étrange car c’est un genre que je méconnais. À creuser ! Et je vais aller jeter un œil sur « the bay » alors !