#anthologie #23 #24 #25 #26 #27 | Carnet 40×50

La Mémoire du monde, c’est arrivé en parfait état. Mais au cours de sa lecture, son âge (le mien) est apparu au grand jour : le livre a commencé à s’effeuiller.

Cette nuit — ou celle d’avant ? — j’ai rêvé, j’étais dans je ne sais quel lieu, avec un personnage en noir, et rien d’inquiétant autant que je me souvienne. Et puis le feu a pris sur la tête du personnage, et j’ai lu rien de malade au-dessus, je crois, en gros plan, et puis dessous, le personnage ayant disparu, elle est enflammée, chaque lettre en flammes. — Je me demande si l’image du magma de la langue, l’autre jour, n’a pas joué.

Réveillé très tôt pour emmener Jeanne au bus. Départ du collège à 6 h pour Saint-Pé-de-Bigorre. C’est le dernier voyage avec les copains du collège, sans smartphone. Au moment de monter dans le bus : T’as bien pris l’appareil photo ? — Oui, oui, c’est bon. Oui, mais en rentrant, je découvre dans la coupe à fruits, devenue fourre-tout, les piles qui se trouvaient sous l’appareil. (Et voilà qui donne raison à Nadia Daam, dans sa chronique sur la fête des pères, hier sur Inter, rappelant « cette idée que les mères méritent d’être récompensées au moins une fois par an pour le soin et le temps qu’elles accordent à l’éducation de leurs enfants, quand les pères, eux, seraient moins impliqués, donc moins méritants, moins dignes d’être fêtés ».)

Ce soir, la lune derrière quelques nuages, les étoiles ici et là. Et tout l’horizon, à l’ouest, éclairé par la foudre. On n’entend qu’un peu de vent dans les arbres et des grillons.

|| Voilà le Mur Facebook — le Wall’s Will ? — est issu d’un carnet qui vient d’achever sa première année — et de s’achever tout court —, l’occasion d’afficher quelques liens bruts, manière de rétrospective :

  1. https://www.tierslivre.net/ateliers/126667-2/
  2. https://www.tierslivre.net/ateliers/enfances-lire-et-dire-lheure-de-gouter-ou-comment-faire-lenfant/
  3. https://www.tierslivre.net/ateliers/en-attendant-les-vacances-enfances-liredire-hors-serie/
  4. https://www.tierslivre.net/ateliers/en-attendant-marcel-gestesusages-enfances-liredire-1/
  5. https://www.tierslivre.net/ateliers/nouvelles-chroniques-inveterees/

— Avant une anthologie ? ||

Toucher terre | #00

Bref ! je me dis parfois, comme ça, que si la vie avant moi a vraiment eu lieu il doit en rester quelque chose, qu’elle doit être encore là, tapie quelque part, en moi ou ailleurs là-dedans, et qu’elle doit se manifester, encore et encore, comme si j’existais, comme avant, ou comme après quand je serai plus là, et elle avec peut-être, mais ça, ça, comment le savoir, sauf que si elle a existé avant elle doit bien continuer après, elle, après moi, après les autres, à exister, ou plutôt non, puisque l’existence c’est pour nous, elle doit continuer à… à continuer.

Je me dis que je suis de l’étincelle. Je suis du fond des yeux. Je suis du regard et de la braise. Je suis des papillons. Des papillons de nuit, des lucioles. Je suis de la parade nocturne, des faibles lueurs. Je suis du coin des lèvres. Je suis des fossettes. J’ai été des sourires, on m’a soufflé en quelques mots. Je suis de l’œil rieur et des sourires rayonnants. Du masque, de beaux loups.

J’ai été des gueules de bois. J’ai été des regards secs et froids. J’ai été des bleus au cœur. On m’a craché comme les uns jurent, je suis du corps des larmes. J’ai été des nuits blanches, dos à dos. J’ai été des face à face. Des mains levées, du ton trop haut. J’ai été des cris, des poussées. J’ai été du corps à corps, du tête à tête. De la foudre d’escampette. Des miroirs, des reflets brisés.

J’ai dit parfois, mais c’est faux. C’est la première fois que ça se manifeste. Ou du moins que ça s’exprime. J’essaie. Sous l’angle du regard d’abord. Il m’a semblé que c’était là que ça a pris ma vie d’avant. Il m’a semblé que c’était là le désir de la vie à continuer. Je dis peut-être des conneries. Ça peut faire cliché le désir sous l’espèce du regard. Surtout si on le fait pas cligner. Il y a toujours un moment où il faut cligner, toujours l’espace d’un instant où on voit plus rien, où l’espace s’efface. Et va savoir s’il existe encore, comme ma vie d’avant.

Et après, après le regard ? Je pourrais continuer, après le regard. Je pourrais faire, tu sais, comme dans les techniques de méditation de pleine conscience. Quand tu pars de là, moi c’est des yeux, et puis tu descends dans le cou, sur les épaules. Et puis tu vas dans les bras et jusqu’au bout des doigts, quand ça s’entrelace. Tu peux même sentir le battement du cœur poindre sur les pulpes. Faut pas trop appuyer pour ça. Et puis tu remontes par l’autre bras, tiens. En flux d’énergie interne si t’étais descendu en caresses, ou l’inverse. Ça dépend des goûts. Et puis tu redescends dans le dos, le creux des reins, tu remues le popotin. Attention, pas en vrai parce que, tu sais, c’est que de la méditation les yeux fermés. C’est juste de la représentation mentale, de la pleine conscience. Même si c’est peut-être pas vrai. Je sais pas, mais je crois pas en fait puisqu’il y a toujours quelqu’un pour te guider. Il y a toujours une voix quelque part pour te dire où aller dans ton corps. Où dans un autre. Après tout, c’est comme tu veux puisque c’est ta représentation à toi.

Le creux des reins, le popotin, tu te tirelipimponnes au passage, ça peut pas faire de mal, et tu te laisses glisser au fond des pieds. Jusque dans les chaussettes si on les a pas enlevées. Ça arrive quand le tissu du désir épulsionne. Surtout chez ceux qui vont et viennent comme ça dans le corps avec les lèvres, un mot sur le bout de la langue comme une patate au pied. Alors tu vois, la conscience, c’est plutôt en bandoulière.

Il m’a semblé que c’était le regard et je pensais surtout à celui de mes parents. Mais en fait pourquoi ? pourquoi eux ? Pourquoi pas mes grands-parents, ou pépé et mémé ? Ou mes voisins tiens ! J’ai pensé filiation, j’ai pensé ascendance, la famille, un arbre, des branches, mais pourquoi ? Les feuilles de toute une canopée communiquent entre elles en libérant dans l’air je ne sais quelles substances éthérées. Et je suis de ça, aussi.

Je suis dans l’air, je suis dans le vent. J’ai surfé sur ses vagues. Je suis un flot de parfums et de poussières. Des flux j’ai senti les effluves. Je senti les pétales et les peaux. J’ai senti les fleurs comme la sueur. Un peu de sang ? J’ai glissé sur le ventre et les pistils. Dans le calice des mains et quelques mots. En suspension. Ce fut comme une élévation, un redressement. Un réflexe archaïque, automatique. En avant, en marche. J’ai touché terre.

Voilà. Un ensemble fragile, déployé en trois temps sur la journée. Toujours avec cette voix, off de rien — ou alors d’elle-même. J’ai laissé faire les images. J’ai laissé faire le désordre. Pas trop. Un peu trop quand même. Je ne suis pas à l’aise. Quelqu’un parle, plutôt couramment, on parvient à comprendre, même si le sujet est tordu — mais ce n’est pas de mon fait, c’est de mon f ! — et puis des images brouillent les pistes de la communication qu’on pensait établie. Et pas sûr non plus qu’elles correspondent à ce qu’elles symbolisent aussi — hélas, oui, le symbole, ou pas tout à fait, peut-être ce qu’elles cherchent à mettre en scène : quelqu’un retrouve la naissance dans le dernier fragment ? Mais voilà, il y avait une consigne d’écriture, il y avait un texte fragmentaire à lire, et il y a ces fragments pour esquisses, études, essais. Surtout ce premier texte, où il s’agit d’abord de se débrouiller.

Pas à l’aise ? C’est pourtant pas la première fois que tu laisses filer des images qui t’échappent ? — Oui, ben, c’est vrai que j’aimerais lâcher la bride plus souvent, mais je finis par retrouver au milieu de nulle part ou devant un mur. — Allez, avoue que ça te déplaît pas. Et puis le mur, ça te connaît maintenant. — Pas si sûr. J’écris pas parce que je connais le sujet sur lequel j’écris. Ça serait même plutôt l’inverse, pour apprendre à le connaître. Mais en dernier ressort, dans l’histoire, c’est toujours de l’écriture même, comme sujet, qu’on cherche à mieux connaître. Alors, oui, de temps en temps, on lâche quelques images comme ça, sans réel intérêt, étranges, douteuses. Mais si c’était une façon plutôt saine d’écrire ? — Genre : tu sais qu’il faut pas le faire, mais tu le fais quand même pour conjurer ta résistance ou ton blocage ? en espérant ainsi les dépasser. — Ben tu le dis mieux que moi. — Oui, mais alors le texte, est-ce que c’en est un ? — Ah… t’as l’art de poser les questions qui fâchent toi ! Bien sûr que non c’en est pas un. On y tend, c’est tout, on essaie. Mais je vois aussi où tu veux en venir : c’est qu’alors si c’est pas du texte, c’est pas vraiment de l’écriture, c’est ça ? parce que c’est une fois le texte achevé, et reconnu comme tel, parce qu’il y a en lui suffisamment de vie disons, suffisamment d’interaction, d’écho, entre les mots, les images, les sons, non seulement entre eux mais entre les lignes, c’est ça, il y aurait assez de quoi lire entre les lignes, assez de quoi générer de nouveaux mots, de nouvelles images et une autre musique chez le lecteur, bref ! une fois le texte capable de perpétuer sa propre vie littéraire, une sorte d’hypertexte, alors là, oui, il y a écriture ? — Euh… tu crois ? — Moi je voyais le problème ailleurs. Puisque t’as ouvert Brecht, est-ce que t’aurais pas le cul entre les deux chaises de l’art que lui-même distingue : d’un côté, celui du mythe de l’artiste-bohême, qu’il définit de façon plus extrême dans la mesure où « l’acte de l’artiste s’effectue inconsciemment, il est somnambulique, il en ignore lui-même le plus souvent les motivations, il obéit à des inspirations, et il ne demande pas qu’on le comprenne, mais qu’on s’identifie à lui » ; et, en face, l’idée de l’artiste posant dans le temps même de ses actions, les conditions de leur accomplissement, et la projection de leurs effets, bref ! l’idée d’un art-critique si j’ai bien compris, si critique que même Brecht l’avoue : « Je dois dire que ni moi ni aucun de mes co-rédacteurs n’avons jamais été d’accord avec tous les textes que nous avons publiés. Nous avons été en désaccord avec bien des choses, du moins certains d’entre nous, et pourtant nous les avons imprimées. Pourquoi ? » — Oui, c’est ça son problème, il est bipolaire, il veut à la fois lâcher prise et faire de ça un événement critique majeur de l’écriture ! — Non mais écoutez-vous ! Vous avez pas fini, tous, de vous torturer et tripoter l’esprit ? Je viens d’installer l’Universalis, dernière version, et en découvrant la chose je suis d’abord tombé sur ce mot d’Annie Lebrun que vous feriez mieux de méditer, pas trop longtemps pour éviter que ça vous monte à la tête : « La beauté sera convulsive ou ne sera pas. »

(Se débrouiller, vraiment, pour moi, ne s’agirait-il pas d’abord de ne plus entendre cette voix off invasive qui permet de lancer, peut-être, l’écriture, mais qui en détourne dans le même temps ? En se défaisant déjà de l’orthotypographie, majuscules, accents, ponctuation, voire espaces ?)
(— Censure !)

|| Ça le rend tout chose, mon Mur, quand on va droit dedans. Il aime bien, il est fait pour ça, mais avec le temps il est devenu nostalgique. Chaque fois, avant que ça recommence, il repense aux meilleurs moments du jeu situationniste, aux affiches qu’on lui collait. Il ressort de temps en temps quelques albums. Le petit, Esprit(s) de mai, parfois le grand de l’ami Jean-Paul Achard. Il aime beaucoup l’image du Front unique en ce moment, et aussi l’usine de La Lutte continue, avec sa cheminée au poing dont on perçoit bien les briques. (Une pensée aussi pour la rue, qui a eu moins de chance, les pavés déchaussés, entassés sur les barricades, et qui auront fini dans un terrassement.) ||

Alors, qu’est-ce que je disais…? que f le dit aussi : si on veut que l’écriture parte libre et dénouée, pas d’autre issue que casser au départ quelques réflexes rhétoriques. Ainsi, on peut travailler sur l’absence de ponctuation et la restaurer ensuite signe après signe.

Hier matin, j’ai laissé la voiture chez le garagiste (vidange, filtres, pneus : aïe !). Personne pour me ramener, je suis rentré à pied. Une bonne balade de deux heures en ville, par la petite route le long de la Seugne, par les chemins blancs. La rivière avait remonté dans la nuit à ras bord, l’eau courait comme un flot de boue.
Temps lourd, entre nuages menaçants et soleil piquant. Pas de gourde, je suis arrivé en nage, mort de soif.
J’ai voulu explorer un chemin inconnu longeant la voie ferrée, dans un coteau boisé, mais le chemin ne menait qu’à une piste envahie par de hautes herbes encore toute humides des orages de la nuit, juste sous le grand pont qui enjambe le vallon et son mur de soutènement tagué. Demi-tour.
J’ai croisé des voitures, j’ai croisé des passants, j’ai croisé une femme style bohême promenant son loulou blanc, des vignerons en bout de rangs pour couper des feuilles, un type dans son jardin et sa brouette pleine de cailloux, un gros chien genre saint-bernard derrière sa clôture m’a aboyé dessus, j’ai croisé des moutons ni blancs ni noirs, j’ai rencontré un escargot traversant un désert de goudron, je me suis cogné à un moustique, j’ai encore la marque, une herbe à ma taille avec de beaux yeux bouton-d’or, d’autres, rampantes, laissaient traîner leur queue dans le chemin, un bout de bois à trois branches fou qui se prenait pour un alligator au bord de la rivière.

Structure |
Un seul stagiaire aujourd’hui, le plus lent, le moins bavard, jamais inspiré, toujours tête en l’air. Il a bien aimé la feuille de bédé à continuer : douze cases, dix vides, deux avec un bonhomme en forme de patate, le premier criant Au secours ! et le second, l’air fâché, Quoi encore ! et la suite en comblant le vide. — Moi, je trouve que c’était déjà bien suffisant pour une microfiction.

D’un côté, François Bon, Formes d’une guerre, « Un son fait de blocs » : « le son que je cherche est fait de ces grains qui s’assemblent et se désassemblent et sont l’architecture noire de nos espaces du dedans. Le son que je cherche est une guitare nerveuse, les accords sont nets et frappés, et leur enchaînement va comme en se jouant, tel qu’on rêverait qu’au poignet on l’arrache. Le son que je cherche est une déflagration : on l’ébauche d’un geste de la main, elle enfle et grogne dans le crâne, s’y perd après explosion lente. Le son que je cherche »… De l’autre côté, Bark Psychosis, ///Codename: Dustsucker, « Shapeshifting ».

Sur le socle de l’écran s’accumulent mes petits papiers chiffonnés, des petits pense-bêtes pour un mot ou deux, trois. Et je me demande Si j’avais conservé tous ces papiers depuis le premier, est-ce qu’aujourd’hui mon bureau en serait rempli ? est-ce que je serais enseveli ? et quels textes, ou récits, ou romans, on pourrait écrire avec ? — soit graphiquement, en n’utilisant que les mots notés, collés les uns aux autres, — soit littéralement en associant les écrits existants qu’ils ont permis d’écrire et développer, — soit littérairement en combinant tout ce que, présentement, ils évoquent, tout ce qu’ils donnent à imaginer et penser, que ce soit ou non lié à la référence d’origine, pour une œuvre surréaliste sans doute ?

Entrée de Structure | #01

Dans la Structure, les premiers temps. Du temps de la première adresse, du temps du numéro double, le numéro bis du Chemin Noir. Disparu.

Du temps de la vieille Fiat, la Uno bleu marine. En entrant dans la cour, les soubresauts des nids de poule. Le goudron désagrégé, troué, couvert ici et là de touffes d’herbe, des cailloux blancs, un mélange de terre et de sable. Les bonds en entrant dans la cour, à faire sauter la musique, le lecteur.

La Structure, les premiers temps de formation. Les préfabriqués, toujours là, juste un coup de peinture. Mais les trois arbres, les érables sous lesquels se garer, l’ombre sous laquelle s’abriter l’été, en fumant, en buvant un café, en discutant. Disparus. Les baies vitrées des préfabriqués offertes à tous les temps de l’année, à tous les vents solaires, l’été. Et la haie en entrant, le long de la murette grise, tachée, repeinte. Disparue. Tout arraché. Tout goudronné. Plus de caillou roulant sous les pieds, plus un brin d’herbe folle. Plus de lichens sur la murette repeinte.

La Structure, et de la place nulle part sauf devant le cabanon de chantier. Le cabanon rouge et blanc pour cuisine modulaire. De quoi se faire un café pendant les pauses. De quoi se protéger de la pluie, du vent, du gel. Du soleil aussi, en étouffant. Un cabanon pour tous, stagiaires, formateurs, secrétaire. Pas la direction. Le cabanon, côté cuisine, un frigo pour sa gamelle, un micro-ondes pour la réchauffer à midi. Cafetière et bouilloire et tout un chantier de tasses, gobelets, assiettes en plastique, couverts dépareillés, serviettes en papier coloré, poivre et sel, sucre et sucrettes, touillettes en bois, paquets de café, sachets de thé, d’infusion, fruitées ou épicées, amères.

Le cabanon en entrant, l’espace cuisine à gauche, la cabine pour déjeuner à droite. La table ovale, des affiches, un petit meuble. Des magazines sur le monde de la formation et de l’entreprise. Jamais ouverts. La vitre coulissante, vue sur les arbres, les préfas, la grande salle de cours. En déjeunant après les stagiaires. En déjeunant avec la secrétaire. Avec Sophie les premiers temps.

La grande Sophie, du temps des élections présidentielles. Un air sérieux, presque fermé derrière son bureau, affairée, le secrétariat rigoureux. La parole libre, franche, un humour parfois piquant. Militante à sa façon et grande lectrice. Toujours à l’écoute des infos et des romans contemporains, de La Grande Librairie. Licenciée, elle deviendra correctrice-rédactrice à domicile, blog à l’appui.

Mon bureau les premiers temps ? Un fauteuil pour deux, sur une table d’écolier, ou presque, dans un coin plutôt humide et sombre du centre de ressources, caché derrière un jeu de bibliothèques remplies de porte-documents, de dossiers, de manuels, quelques livres, des cassettes vidéo et des cédéroms en vrac parfois, souvent, et disposées comme des panneaux structurant un open space.

f insiste sur le fait que si ça te convient pas, il y a ça, ou ça, ou encore ça… — Et si rien ne convient ? — Alors s’en remettre à la consigne, à la technique seule, à faire courir avec les doigts sur le clavier, avec l’œil sur la page-écran, ou avec la bille du stylo ou la pointe de la plume sur le papier, c’est selon comme t’écris. Je suis sûr que ça peut aussi marcher avec les petits papiers chiffonnés. — Une question d’échelle en somme, comme la mouche qui te tourne autour ?

|| Un·e petit·e rouge-queue niche dans le mur, dans un coin de la fenêtre de la cuisine, derrière le mécanisme du volet roulant électrique. Iel fait beaucoup d’aller-retour pour nourrir les petit·es. Pas farouche, quand je fais la vaisselle, iel se campe là, sur le rebord de la fenêtre, me pépie deux ou trois cris histoire de m’apprendre ma vie d’oiseau de malheur si jamais… avant de s’envoler vite parce qu’il le faut et de revenir plus vite en s’engouffrant d’un trait dans le nid.
Aujourd’hui, j’ai aperçu un bec jaune, grand ouvert. Après avoir reçu sa becquée, l’oisillon a sauté dans le vide et s’est rattrapé à une branche du laurier rose, en équilibre instable. On voyait encore bien sur son ventre le duvet des plumes. ||

lieu « privé » : la salle de cours après les cours
mouvement tournant de caméra à 360° : tableau à effacer, murs, tables de travail, meubles, porte, baie vitrée, portes, tableau vide
présence d’un personnage : ?
suite des conditionnels : passé ? du temps des premiers temps de la Structure ?
accumulation de signes et d’objets : tableau et tables

|| un genre de rêve où tu te réveilles en sursaut, en nage même | une espèce de lieu clos, t’es pas entré c’est lui qui t’a rentré dedans, par derrière | un lieu genre cave ou grenier, un cliché | sombre, noir et blanc | un négatif ? | une pièce vide, familière | une pièce totalement close, rien que des murs | à l’intérieur du mur ? | dedans rien que moi | quelque chose du Projet Blairwitch à la fin | on parle, de quoi ? | et cette forme blanche en suspension, qui vole et clignote | comme un drapeau blanc qui faseye par vent tempétueux | comme une séquence folle, courte, dans un film de Lynch | la forme de la voix ? ses modulations ? | ses exclamations ? | sa colère ? | la mienne ? | ma peur ? | celle du mur ? | ma peur d’être enfermé ? | d’être emmuré dans ma voix ? | la peur du mur d’être habité ? | d’être hanté par ma voix | l’appel de la voix dans sa séparation du corps flottant ? ||

Fin du cours | #02

Fin de journée, elle serait juste partie. Fin de semaine, il n’y aurait plus personne dans la Structure. Il serait seul dans la salle de cours. Un moment à soi, un moment à faire le vide. Il se trouverait devant le tableau, à regarder les notes éparses. Les mots à la craie, les mots blancs, les lignes rouges. Le grand tableau noir piqué, ébréché, écorné, sur ce vieux mur de préfabriqué, de panneaux montés sur des lattes de bois. D’étranges panneaux de béton gravillons, comme les dalles dont on fait des allées de jardin.

Il se trouverait devant le grand tableau noir de la salle de cours. Il relirait inconsciemment les notes du jour. Il observerait le petit dessin en bas à droite. Le dessin de la jeune stagiaire, fait le matin. Le plan de la champignonnière. La jeune stagiaire avec qui aurait été seul avec elle toute la journée. Sauf durant l’intervention du plombier venu réparer le radiateur à gaz.

Il se trouverait devant ce tableau noir, devant ces notes et ce petit dessin, ce plan de cave fraiche, humide, qui sent le salpêtre. Il se souviendrait du bruit du plombier, des coups répétés sur le bouton du radiateur, il aurait cette image, cette idée, de la vieille étincelle, qui se répète et ne prend jamais, pendant que la jeune stagiaire, à côté, écrivait. Une lueur par la fenêtre à droite, ou un bruit dehors, un klaxon dans la cour, une rafale dans les feuilles de l’érable, rouges, jaunes et orangées, et certaines s’envoleraient, quelque chose lui ferait signe dans son horizon périphérique.

Il irait chercher la brosse sur la table contre le mur à droite. La table sous la grande fenêtre au store vénitien de guingois, bloqué, son fil raccourci, comme arraché. Une petite table en formica gris où se trouverait la brosse du tableau, la boîte en bois de craies de différentes couleurs, de différentes longueurs, beaucoup de petits bouts inutiles, un chiffon jaune, un pot noir de crayons de couleur, de feutres effaçables et de stylo à billes, un sans capuchon, le massicot imposant, ou la relieuse, une pile de feuilles de brouillon, des documents mal imprimés et des écrits sans suite, quelques dossiers qu’il devrait ranger, et l’exercice que la jeune stagiaire aurait laissé sur le coin de la table en partant. L’exercice d’écriture du matin, décrire sa première journée de travail. Il repenserait à sa vieille étincelle. Il repenserait au plombier, au radiateur, aux coups répétés. Au feu qui ne prend pas. À la note, les notes, qu’il devrait prendre.

Il se rendrait à son bureau, la brosse en main, en passant devant la porte entrouverte qui vacillerait sous un coup de vent, devant l’autre fenêtre dégagée, donnant sur un ciel mitigé, ou une luminosité déclinante, la fenêtre sous laquelle se situerait le radiateur chaud, la flamme sifflerait doucement. Il passerait devant la porte ouverte de la pièce d’à côté, la salle des machines qui n’auraient pas servis. Il ferait le tour de la tablée ovale, des tables vides au placage imitant les lignes d’un bois foncé, au bout de laquelle se serait installée la jeune stagiaire pour écrire. Il y aurait des affiches sur le mur, des gens souriants, des catégories de métiers identifiables, cuisine, bâtiment, accueil et sécurité, cadres, un extincteur dans le coin, un tableau blanc sur trois pieds devant, des traces de feutre mal effacées, des fauteuils noirs autour des tables, les dossiers en tissu parfois déchirés au sommet, la mousse jaune légèrement apparente. Une rallonge électrique courant sur le sol le long du mur, jusqu’au bureau à caisson gris clair, plateau blanc.

Il s’assiérait sur un de ces fauteuils noirs déchirés. Il fouillerait dans sa trousse en fausse peau de chamois, écarterait la gomme blanche, les stylos billes, la recharge de mines de critérium, il attraperait le critérium transparent, sortirait de son sac à dos en cuir brun un bloc de papier adhésif rose vif pour noter deux mots. Il ne les écrirait pas. Il poserait le critérium et rangerait le bloc de papier rose. Il ouvrirait plutôt l’écran de sa machine qui sortirait de sa veille, il taperait son mot de passe, entrée, il retrouverait la page du traitement de texte laissée en plan, taperait simultanément les touches CTRL+N pour une page vierge et il taperait pour commencer : La vieille étincelle.

(La première fois, c’est le cabanon de chantier de la Structure qui a eu droit à son tour d’horizon intérieur dans La Chambre de Chantal Akerman, en janvier 2021. — Ma Vieille étincelle, un texte de septembre 2020 à partir des Lionnes de Lucy Ellman pour un fact that francisé d’anthologie. — Aucun d’eux mis en ligne.)

La journée passe, et l’on se demande parfois ce qu’on en a fait. Ni plus ni moins qu’hier, a priori. Au contraire même. Alors ? — À demain.

(Ah si : quand je vois mon grand la tête dans son smartphone, je me demande s’il a, ou aura, les mêmes tensions que moi dans le cou, plongé dans un livre.)

Kakémono | #03

Le kakékoi ? il répond, Le ka-ké-mo-no… je répète. Et lui, Le kakémono, le kakémono… la Structure a un kakémono ? l’espèce de rideau à fleurs japonais… ? un rideau à fleurs, rien que ça ! Il savait pas ce que c’était en vrai, enfin à l’origine. Alors je lui fais Non, pas ça, pas une calligraphie sur rouleau en papier, bien dommage d’ailleurs, non, le kakémono de la Structure, tu sais c’est un ces rouleaux en tissu qu’on utilise dans les expositions, ça sert à ça d’ailleurs, à s’exposer, tu vois ? — Ouais, vaguement, il me fait, Mais si… je suis à peu près sûr que c’est ça qu’il faut, je dis, Ouais, si tu le dis… et, on a ça où ? Et voilà, on avait ça où ? Je lui disais qu’on avait un kakémono, il savait pas ce que c’était, et je savais où il était… Peut-être dans le placard de la salle info…  Rien. Peut-être dans un coin du bureau de la direction… Rien. Peut-être dans la salle Amorce… J’ai cru comprendre qu’on l’utilisait là-bas, parfois, mais rien. Peut-être dans le cagibi de Claudette alors… ? tant que j’y étais, avec l’aspirateur, le balai-brosse et les serpillières… Mais où se trouvait le kakémono ? J’en savais strictement rien.

Je le savais d’autant moins que, en vérité, c’est à peine si je l’ai vu ce kakémono. Il se trouve que j’étais là quand on est venu le livrer. C’était le facteur. Il est arrivé en descendant toute la cour depuis le trottoir avec trois paquets empilés qui semblaient devoir chuter, comme sa casquette. Mais non. Momo lui a ouvert, il a presque laissé tomber les cartons dans l’entrée, il a tendu sa machine pour une signature virtuelle, et il est reparti en courant en tenant sa casquette. Momo a rangé les deux plus gros cartons de fournitures dans le bureau de la directrice, et il a commencé à ouvrir le plus petit paquet. Enfin un peu plus long, mais beaucoup plus fin. Kakémono ! il a crié. Kakékoi ? j’ai fait. C’était le kakémono de la Structure, qu’il arrivait pas à sortir du paquet. Faut dire qu’il était enturbanné de scotch. Et Momo arrivait pas à planter les bouts trop ronds des ciseaux. Je suis allé chercher un couteau dans le cabanon. Et dans le carton de livraison, évidemment, le carton d’emballage. Je voyais déjà à quoi ressemblait le kakémono sur le carton. Un rideau, en effet. Un rideau blanc sur pied. Ça m’a fait penser à l’écran de Ben, quand il le déroulait et on regardait après ses films en Super8. Les films des vacances d’été. Sur le kakémono, vu comme ça avait l’air étroit, on en aurait vu qu’une moitié ou un tiers, j’imagine. À moins de le coucher. Mais après c’est les pieds et la tête coupée. Bref ! j’ai pensé à ça parce que sur le kakémono, je veux dire l’image sur le carton d’emballage, on voyait une main serrant un appareil photo, et on voyait surtout le gros objectif de l’appareil.

Je me demande à quoi pensent ceux qui pensent à inscrire des images comme ça, de ce qui fabrique des images, sur leurs supports. C’est le miroir ? l’idée du miroir ? Voyez ce que vous pouvez faire et comment l’exposer ? c’est ça l’idée ? c’est ce qu’on doit se représenter du kakémono ? Rien à voir avec ce que je connaissais. Moi, ce que j’ai en tête quand je pense kakémono, c’est une belle calligraphie japonaise. Un dessin à la fois simple, épuré du fait des masses de vide qui sont aussi comme les éléments essentiels du dessin, comme de la brume dans le paysage qui le rend aussi naturel qu’étrange. Quelque chose comme ça. Mais je me demande si je confonds pas avec la peinture chinoise, en fait. La peinture à l’encre. En tout cas, c’est à ça que je pense avec ce mot, kakémono. Et je pense toujours à ça, même si j’en ai jamais vu en vrai. Des kakémonos, j’en ai vu que dans des livres, en fait, et peut-être deux ou trois documentaires à la télé. Mais c’est à ça que ça me fait penser, le mot kakémono. À ça et aux vacances d’été en Super8.

J’ai pas vu Momo sortir le kakémono, en fait. J’ai vu les deux ou trois images sur le carton d’emballage, et je suis retourné dans la salle de cours. J’avais quand même du monde à m’occuper. Je sais même pas si Momo l’a sorti du carton. Quand je suis revenu, une fois que tout le monde est parti, il avait rangé le kakémono. Où ? j’en sais rien. Je lui ai même pas demandé. Et j’ai jamais su où après puisque j’ai jamais rien demandé. J’ai jamais eu besoin du kakémono.

C’est peut-être devenu un genre de sagesse populaire maintenant, mais tant qu’on le sait et qu’on n’est pas totalement dupe — surtout quand ça provient de la télé, donc d’un montage vidéo, donc de coupures et de chutes —, il n’est pas inutile de croire que les obstacles qu’on rencontre, sont souvent imaginaires, comme l’a rappelé le célèbre handballeur Nikolas Karabatic, ce soir, dans Stade 2 : « Je me projette pas, j’attends rien. Se projeter, attendre, s’imaginer comment ça va se passer, ce sont juste des facteurs, des problèmes qu’on se crée tout seuls nous mentalement, athlètes. Et c’est de là que vient la pression. »
— Oui, enfin, un texte par jour pendant quarante jours… c’est pas non plus une petite sinécure… Ajoute aujourd’hui le rétroviseur central à récupérer, le four qui fait surchauffer le fusible, le radio-réveil en veille constante, les piles de la télécommande à aller vite acheter avant que ça ferme sinon c’est toujours l’image de menu, deux bonnes heures de tondeuse et de calage, les petits pois surprises à écosser, un extrait de match de foot ou de Titanic, le problème d’imprimante du voisin — entre autres petits événements quotidiens. De l’écriture en saut d’obstacles.

Structure |
Demain, l’idée d’une chaise musicale studieuse (et silencieuse) : chacun·e travaille ce qu’il ou elle a à travailler, et, au bout d’un moment, je fais piocher dans un petit panier un bout de papier froissé enfermant le nom de celle ou de celui dont on va prendre la place pour continuer ce qu’il est en train de faire.

Je voulais terminer le texte d’hier par les quelques phrases de dialogue suivantes, mais je n’ai pas trouvé le moyen de les raccrocher au monologue (j’ai perdu le fil de ce qui se disait au début) : Eh, ce serait pas ça par hasard ? — Si. — Ah ben je comprends mieux pourquoi je comprenais pas trop… c’est parce que, pour moi, ça s’appelle un totem.

Structure |
De la chaise musicale studieuse, il a aussi été question avec le petit journal en images que chacun·e a réalisé de sa semaine. Un enregistrement sous un faux nom, et les faux noms sont redistribués par l’un qui choisit de donner tel nom à l’autre, qui choisit à son tour un des noms restant pour le transmettre à un·e autre, etc.

(La première main innocente de Valérie s’est retrouvée avec les phrases au passé simple de Kassandra, qui a répondu aux questions de compréhension FLE des vidéos de Claire, qui a résolu les petits problèmes mathématiques d’Anthony, qui a poursuivi les règles d’accord des adjectifs de couleur de l’autre Anthony, qui a répondu aux questions de grammaire Voltaire de Kelly, qui a fait le même exercice que Kassandra à la place d’Anna, qui a rempli les tableaux de multiplication de Valérie.)

Ce soir, la Voie lactée enfin visible. Mais il me semble qu’elle est moins perceptible qu’il y a une quarantaine d’années. Il me semble que le chemin blanc qu’elle dessinait s’est dispersé, qu’il est moins clair. Il me semble que je la vois mieux dans mon souvenir, mieux dans mes yeux d’enfant, dans la fascination et l’imagination qu’elle suscitait. D’où provient le voile ? La dégradation de l’acuité visuelle. La pollution lumineuse des lampadaires. La luminosité renforcée des étoiles. Une forme insidieuse de désenchantement. L’expansion accélérée de l’univers. Les contractions de l’énergie noire et de l’antimatière. La vieillesse progressive, insensible. Le mur de Planck fissuré.

La Forêt d’émeraude, de John Boorman, hier soir. Le film a peut-être un peu vieilli, les passages des rites indiens me font plutôt l’effet d’un spectacle de danse contemporaine. Mais il faut peut-être regarder le film à travers le filtre du conte, du merveilleux. D’autant que beaucoup des répliques d’Indiens passent pour des vérités simples, toutes faites — des Indiens de la tribu des Invisibles, ceci expliquant cela ? —, à moins que la traduction en français soit mauvaise. Mais j’aime assez celle-ci, que nos représentants et dirigeants pourraient méditer — même si j’imagine bien qu’un Chef digne de ce nom peut voir autrement, au-delà, de ce que les hommes veulent ou ne veulent pas, peuvent et ne peuvent pas, faire, dire : « Si je dis de faire à un homme ce qu’il ne veut pas faire, alors je ne suis plus le Chef. »

Habiter la Structure | #04

Quand tu arrives, que tout le monde attend devant la porte d’entrée. Tu as la clef, c’est toi qui ouvres. Tu désactives l’alarme. Tu connais le code par cœur. Tu as tes procédés mnémotechniques. Un début d’alphabet pour une fin de guerre mondiale, l’année Yalta, l’année de la capitulation, l’année des procès, et le premier vote des femmes. Le code alphanumérique en mode histoire.

La gamelle dans le frigo. Un petit frigo, le freezer gelé. La bouteille d’eau quasiment à aller remplir tout de suite. Deux ou trois canettes de bière périmées. Quelqu’un a déjà rangé une boîte en métal, un bol recouvert de papier aluminium, un plat cuisiné tout prêt, un pot de fromage blanc, une compote, un sandwich au pain de mie dans un sachet en plastique, le bol de nouilles de Ming Ming. Il n’y a plus beaucoup de place pour le tupperware et le yaourt aux fruits rouges. Des petits pois saucisse d’hier, plutôt frugal, on ira acheter une baguette à la boulangerie du rond-point.

La pause-café le matin, l’après-midi, derrière le secrétariat. Dans le coin, tout le monde devant le copieur. Quelqu’un a préparé un cadeau. C’est son anniversaire !

Tu viens tout le temps, ici il y a du monde, tu rencontres des gens, tu réapprends les règles de base de l’écriture, un peu de chiffres, mais pas trop parce que tu n’aimes pas, il y a des gens comme toi, tu manipules ta machine autrement, on te laisse faire, on te laisse te tromper, tu t’agaces et tu as le droit, on vient t’aider, on sort et on t’écoute, tu reprendras plus tard, tu finiras par retrouver ta page, il t’arrive d’aider les autres, celle qui vient d’arriver et qui n’a jamais utilisé d’ordinateur, elle a l’air perdu, tu lui montres, tu lui serviras un café ou un thé, tu discutes à la pause, on rigole, tu échanges ton numéro, tu enverras des textos et on t’appellera et tu penseras moins à ta solitude à la maison. Un peu moins.

Pendant la pause déjeuner, dans le bureau de la direction, elle essayait les vêtements ou les chaussures du paquet qu’elle était allée récupérer dans la matinée, avec les carnets de timbres. Elle sortait pour me montrer et me demander mon avis. Ceux qui ne lui convenaient pas, elle les remballait et les renvoyait dans l’après-midi.

Parfois, on apporte avec soi un peu de chez soi. C’est l’objet du garage qu’on a choisi pour la petite séance de parole, en mode bricolage ou mécanique. La vieille photo de famille dans une pièce de la maison d’enfance aujourd’hui vendue. L’histoire de la semaine, avec le lièvre qui a installé son terrier au fond du jardin et qui vient se servir. Ou la petite fille qui vit loin là-bas et qu’on ne voit qu’en visio et ça passe mal, et on aimerait habiter là-bas. Ou la semaine de vacances dans un arbre, une cabane au-dessus de l’eau d’un grand étang et bonjour les moustiques. Ou encore l’histoire du petit vieux chez qui on va faire le ménage et un brin de causette, qui raconte son week-end chasse et cueillette de champignons dans un bois. Pour les enfants l’histoire des lutins qui n’arrêtent pas de faire des bêtises dans la maison, photos pour preuves, la nuit. Et la vie qu’on résume en quelques mots en suivant la liste de tous les lieux où l’on s’est installé quelque temps, et une fois c’était les vendanges près d’Hobart, en Tasmanie.

Quand on habite chez l’un ou chez l’autre pour dépanner, mais on sent que ça gêne ; quand on cherche un autre lieu de vie parce que le propriétaire veut vendre ; quand le voisin du dessous ne supporte pas le moindre bruit et gueule et tape, et une fois il est monté ; quand on arrive en fin de droit et qu’on ne sait pas où on va être relogé ; quand les frères et sœurs demandent de quitter la maison familiale avant de porter plainte, mais on se demande s’ils ont le droit ; quand on ne veut pas rentrer chez soi parce qu’on redoute ce qui risque d’arriver avant de revenir ; quand, poursuivi par son père et sa canne, on vient se réfugier dans la Structure qu’on ferme à clef.

Est-ce que parler d’un lieu où l’on n’a dormi qu’une seule fois c’est l’avoir habité parce qu’il nous habite suffisamment désormais pour qu’on puisse en parler ?

Pour leur fin de formation, ils tenaient à offrir à toute la Structure un coucous maison. Ils ont installé leur matériel dans la grande salle de cours et ont cuisiné toute la matinée.

Fin de journée avant les congés d’été, avant Noël et la nouvelle année, chacun·e apporte de quoi boire et manger à partager. On installe tout sur la grande salle de cours. Un ordinateur connecté pour un peu de musique, chacun·e son morceau. Quelqu’un a même pensé aux cotillons. On avait dit qu’on parlait pas boulot… Petits fours, charcuterie, quiches, pizzas, des verrines ! la classe… formages, clafoutis, crumble ou tiramisu ? les deux merci. Mais qui a glissé dans la playlist « Est-ce que tu viens pour les vacances ? Moi je n’ai pas changé d’adresse… » ?

Et l’ex-directrice, dans son périple jusqu’aux montagnes de l’Altaï, en Mongolie, elle habite où ?

On fait d’étranges associations au Domaine des Fossés : il est question d’une sorte d’accouchement hors-sol de ce que l’on est depuis longtemps sans le savoir, ou ce que l’on veut être sans se le dire, dans le cadre général de l’écriture — est-ce dans ce cas précis qu’il manque dans la langue un participe futur ? —, et la dernière phrase du premier texte de l’actuel cycle d’atelier d’écriture — « J’ai touché terre » : phrase ajoutée après-coup, en écrivant un autre texte ou un fragment du carnet, sans la trouver spécialement signifiante ni insignifiante — s’est rappelée à nous. Et puis on a parlé de La Forêt d’émeraude, pour se demander si, chez les peuples premiers, les chamanes ou les sorciers, ou quel que soit le nom, s’identifiaient comme tels ou si on les désignait comme tels, un peu comme ici on dirait qu’untel est cuisinier, tel autre couturier ou moi formateur.

D’abord, lire le texte d’appui avant de connaître la consigne d’écriture de f. Est-ce que ça modifiera la compréhension de l’exercice ? Est-ce que la représentation de l’écriture viendra brouiller la consigne initiale ? Est-ce que j’entreverrai une autre lecture que celle de f ? Et est-ce que je pourrais énoncer ma propre consigne d’écriture ? Et si c’était ça d’abord la fonction de l’atelier d’écriture, d’être avant tout un atelier de lecture ? Mais alors, est-ce qu’on finirait par écrire le texte de la consigne ? Est-ce que ce serait encore utile ? Est-ce que le texte, illustration ou production simple de la consigne, aurait vraiment du sens ? Est-ce que pour échapper à l’insignifiance, il ne devrait pas mettre au jour, aussi, les conditions d’énonciation de la consigne ? — Et ce serait une façon de dire « Mots qui m’échappez, revenez-moi si j’ai parlé ! » comme l’écrit Valère Novarina ?
(Quelque chose comme ça, évidemment. Mais, j’en ai déjà parlé ailleurs, non ?)
J’ai quand même besoin de la lecture de f, pour comprendre que je ne comprends pas l’écart même avec une compréhension directe de la langue, qui remâche dans une véritable pâte sonore, écho de la langue française la plus verte et respirante, celle de Rabelais et La Fontaine, mais tout le bruit du monde s’y rejoignant. — Attends. Te braque pas comme ça. Et puis c’est peut-être aussi que tu vis la chose trop régulièrement dans la Structure. Avec tous ces stagiaires la mort dans l’âme, la vie derrière soi, l’avenir à néant, et leur corps à leurs pieds si tu veux, comment t’en dégager ? Prends-en un pour se taper sur l’âme avec son corps. Ça lui fera les pieds. J’espère.

Remâcher la pâte sonore du bruit du monde… avec un texte à trous pour ne pas oublier les blancs, les césures, les pauses, les syncopes, les ruptures, les coupes, du silence dans tous les sens et tous les mots ?

Via Nia | #05

C’est vrai que ceux qui entrent en formation, parfois… La mort dans l’âme, la vie derrière soi, l’avenir à néant, et leur corps à leurs pieds. Ils sont même pas entrés, tu les regardes juste descendre la cour… tu sens déjà à leur démarche, les épaules repliées, la tête entre les deux, engoncée, enfoncée. Un poids qu’ils arrivent pas vraiment à soutenir. Ils arrivent sans tête, en fait, ou retournée comme un gant. Et ça ajoute au poids du corps, qui se traîne sans plus rien voir. Qui avance dans sa masse. La tête dedans. La tête quasiment dissoute dans ce corps.                                          Tiens, l’autre jour, j’en ai reçu en entretien, il s’appelait Nia. Nia ! ça veut tout dire, non ? Va porter un nom comme ça dans la vie ! Après, d’accord, il vient de l’étranger. Mais bon sang, quand même, il faudrait commencer par là pour sa formation : lui dire ce que son nom veut dire dans notre langue… Le verbe nier, à la troisième personne, celle de l’absent. Et au passé simple ! Nia ! Nia ! Et à le remâcher comme ça c’est à se demander si c’est pas un passé simple de l’impératif ! Nia ! Ah… il y a tellement de vide à combler dans la langue.                                      Faut pas s’étonner qu’ils arrivent, après, la tête retournée. Et c’est ça, la boule au ventre, c’est quand la tête s’enfonce, tombe, se renverse, plonge et creuse là. Un ver aveugle, bouffant sa terre pour avancer, tartie comme de la boue… Pas étonnant si en fin de journée on retrouve le paillasson du secrétariat crotté. Et va les ramasser ! À la petite cuiller comme on dit. À la serpillière, ce serait plus vite fait. Mais ce serait faire le jeu de Pôle Travail qui nous les envoie et c’est pas la politique de la Structure. Enfin, pas la mienne.                                                                Enfin moi, ma politique… je suis pas loin de faire l’autruche. Tu sais, quand Nia m’a raconté son histoire… Il est né loin là-bas, il a un peu appris notre langue, il a beaucoup oublié, il est parti à l’étranger pour travailler, longtemps, dans une entreprise familiale rachetée par le monde libéral, et alors fini le travail, bonjour l’angoisse, adieu le chef d’équipe, au revoir le chef de famille, au revoir et merci madame, merci pour les enfants… Et il est reparti à l’étranger, ici et là, et voilà le chantier, on l’envoie chez nous.                                                                T’aurais vu ses yeux en me racontant son histoire. Ces yeux à un moment donné qui se sont agrandis, allumés. Des yeux noirs et brillants, bouche bée. Et je voyais bien qu’il me tendait un miroir. J’ai bien compris qu’il voulait que je le regarde plutôt en arrière, comme dans un rétroviseur central. Et que je vois, au fond des yeux, tous ces mots impossibles à prononcer. Tous ses morts qui faisaient obstacle à sa langue. Tous ses morts-vivants dans sa tête, dans l’ombre de son corps au bord du monde. J’aurais cassé le miroir pour le disséquer avec un éclat, je suis sûr qu’on les aurait retrouvés, grouillant, affolés par le grand jour d’une vie qu’il voudrait encore évidente. Lui-même aveuglé par la lumière de ce passé éloquent de feu madame. Feu les enfants. Loin.                                                    Et quand tu sais que ce que je te raconte c’est un peu le miroir de ce que je fais là, moi aussi parmi eux, dans la Structure… Un miroir déformant peut-être, pour des reflets hésitants, mais ça reste quand même un miroir.

(Ben voilà. C’est peut-être simplement un début, mais ça suffit. Il s’agit aussi de s’appuyer sur les autres, sur la situation dont on veut parler. C’est bien ce que disait Novarina dans Vous qui habitez le temps : « L’écho n’était finalement pas l’écho mais la radio d’un voisin qui débitait sa vie dans l’appartement d’à-côté. » Suffit d’observer, d’écouter un peu.)

Aragon, Le Paysan de Paris (en texte d’appui) : « Mais ce que tu veux, ce que tu aimes, ce serpent sonore, c’est une phrase où les mots épris de tout toi-même aient l’inflexion heureuse, et le poids du baiser. »

Formes d’une guerre : « Dans ce rêve nous marchions. Est-ce que j’étais seul ? Non, certainement pas. » — Ouf ! j’ai cru que f était encore en train de me pister.

Dans ma boîte aux lettres, aujourd’hui, trois enveloppes contenant les professions de foi des partis pour les très prochaines élections législatives, et Le1 hebdo : « Le Front populaire peut-il gagner ? » Allez, avouez que l’enquête, légitime et irréprochable, fait un peu office de tract.

|| Il faudrait faire la liste de tout ce, et tous ceux, qui donne·nt vie à mon jardin sauvage au pied du mur. Mais vite, les lys ne sont déjà plus que des bâtons bientôt secs. ||

Pauses | #06

Il y a toujours du monde dans la Structure. Toujours un petit va-et-vient, une porte s’ouvre, une autre se referme, des pas, des voix dans la salle d’à côté, le secrétariat, dehors et on toque à la fenêtre. C’est l’heure de la pause. On se regroupe autour d’un café ou d’un thé. On s’écarte parfois, on se retire. Adossé contre le mur, le regard flottant dans la boisson chaude tenue ferme dans le bol des mains. La conversation là-bas s’envole et disparaît dans les volutes éthérées de la fumée.

Quelques pas dans la cour, les bras tirés, la tête tournoie et on s’arrête pour tendre le visage au soleil.

C’est le soin qu’on prend à saupoudrer la petite feuille de papier à cigarettes de brins de tabac, par petites pioches dans le paquet presque vide posé sur le rebord de la fenêtre, le soin, la patience pour installer le filtre blanc, rouler la cigarette entre le pouce et l’index de chaque main, et sceller l’affaire d’un coup de langue furtif.

Assis à l’extrémité du banc, les coudes sur les genoux écartés, le mobile entre les mains, la tête penchée au-dessus, et la capuche glisse et finit par la recouvrir totalement.

Quand un brin de vent dans les feuilles des arbres se balançait et pépiait. Quand on restait à l’intérieur, au chaud, à regarder les branches s’agiter, la pluie claquer sur les vitres. Quand on les voyait courir le sac au-dessus de la tête jusqu’au véhicule de l’Envol. Quand le ciel se couvre soudain et c’est comme tombe le soir.

Parfois on préfère ne pas sortir. On reste là devant son écran ou son cahier. Combien d’instants s’égrènent ainsi, où chacun, à tour de rôle, se retrouvera face à soi-même ? La tête en avant, presque collée à l’écran, l’œil bridé, grimaçant, et un seul index pour tout le clavier.

Affalé sur la table, un bras autour de la tête, le crayon glisse sur une feuille de brouillon. Quelques lignes, mais pour des phrases ou un dessin ?

La chemise cartonnée, le paquet de feuilles volantes qu’on sort et qu’on disperse sur la table en écartant les stylos, le clavier, le tapis de souris, la trousse, la paire de lunettes qu’on remet. Je crois que j’ai perdu le texte.

En bout de table, bien calée sur le dossier du fauteuil, une jambe sur l’autre, le pied se balance et fait glisser un pan de la longue jupe fendue.

Le ventilateur de plafond, quatre lames laquées marron, se balance en tournant. Une feuille pliée en deux pour éventer les perles sur le front.

Laisser aller et venir d’un crayon de couleur à l’autre l’index en faisant claquer leur bois sec. Il faudra cinq couleurs pour colorier la dizaine de cases chiffrées de façon uniforme, sans déborder.

Une petite gourde métallique à fleurs rouges, bleues, vertes, roses, à côté de l’écran. Le bouchon en bois, une espèce de cabane, façon paillote ou case, gravée dessus. La main dans le paquet de M&M’S qui crépite.

Le teint couperosé sur les joues arrondies de la parole qu’on vient du lui tendre, une paupière tique, chevrote.

Seul dans la grande salle de cours, à surveiller celle qui examine les erreurs possibles de dizaines de phrases indépendantes les unes des autres, au bout de la grande tablée ovale. Une porte s’ouvre, on parle du jeu de la survie.

Et quand vient le soir, la Structure vidée. La trotteuse rouge retardant toujours un peu plus, insensiblement, l’heure de l’horloge bleue. On laissera tout en plan sur le bureau : le dossier vert et sa note jaune collée ; le clavier sans fil, deux télécommandes ; un tapis de souris et la petite panière façon osier dessus ; quatre aimants de couleurs primaires ; le pot à crayons orange rempli de feutres effaçables ; un bloc-notes de petites feuilles blanches ; le bloc cube en Plexiglas et ses trombones, d’agrafes, une gomme, un taille-crayon plein de petits copeaux, trois piles, un feutre indélébile bleu, une archaïque disquette rouge, la carte de visite d’une personne venue un jour se former et on lit « artiste | flûtiste | agent d’artiste-peintre » ; le stylo bille rétractable noir ; contre le mur, l’aquarelle laissée en cadeau, un paysage de cité antique et de blocs de sable rougeoyants dans un désert de montagnes et d’ombres par temps blanc.

Dans une des salles éclairées, en passant, le bruit de l’aspirateur.

|| Quand f prolonge mon rêve mural : « Dans l’enfoncement noir tu te défends des rêves. La pièce où on rêve n’a pas de limites : les murs ne sont pas visibles, l’ombre vient trop proche. Dans la pièce aux rêves tu as les yeux écarquillés mais ce que tu vois vient dedans. Dans la pièce où tu rêves les gestes trouent le noir. Si tu tombes, dans le noir, si on te poursuit, noir, si tu avances ou cours ou voles même : là, sur place, dans le noir, et les murs tu ne les rencontres pas. […] Les murs pourtant sont là, les murs tombent et craquent. Tu avances, tu enjambes, tu protèges ta tête. Le sol aussi tangue. Le rêve est un élan sans appui fixe, tu en es le centre mais ce mouvement qui t’aspire en arrière tu n’en es pas maître. L’enfoncement noir est la pièce où tu rêves. Elle-même est mobile. [Etc.] » (Formes d’une guerre) ||

Un des Poèmes de minuit, de Robert Desnos, choisi par Le1 hebdo pour illustrer son propos, son désir, pour redonner un peu d’énergie :

« Notre tâche n’est pas finie
Elle commence
Être toujours vigilant
Être toujours prêt
Être toujours inquiet
Mais toujours optimiste
Et ne pas avoir peur du coup dur
Voilà quelle doit être notre règle de conduite »

Après les grandes orchidées sauvages roses, et les blanches à barbe de diable, toutes passées désormais, les petites orchidées blanches, presque des clochettes, parsèment le jardin en grappes. Et pas moyen pour la tondeuse de les atteindre.

Trop de fatigue et d’agacement ce soir pour pouvoir les écrire vraiment. Mais demain, je prendrai en écharpe le bureau de la direction dans celui de Kafka. Ce sera mieux que de le prendre en grippe. (— Peut-être.)

Il arrive qu’en allumant l’ordinateur on clique par inadvertance. Ainsi s’est ouvert ce matin mon Grand Robert sur le mot fumée. Je ne sais plus exactement pourquoi, tant le mot est familier. Mais c’est l’occasion de relire la première définition et les exemples simples pour l’illustrer : « (V. 1170). Mélange de produits gazeux et de particules solides, de couleur variable, qui se dégage de corps en combustion ou portés à haute température. | La fumée d’un feu du foyer, d’un foyer (→ Âtre, cit. 5 ; feu, cit. 12), d’un incendie (→ Brasier, cit. 1 ; feu, cit. 35), d’un feu d’herbes. » Et puis ces liens hypertextes, renvoyant à d’autres mots, à des nuances de sens, à travers des textes de Hugo, Bosco, encore Hugo et Zola, pour un texte collectif surprise !

« L’âtre enfante le rêve, et l’on voit ondoyer
L’effroi dans la fumée errante du foyer. »
— (La Légende des siècles)
« C’était un de ces beaux feux d’hiver qui semblent jaillir de la terre. Ils prennent l’âtre par le centre, tordent leurs branches et tout à coup élèvent leur flamme maîtresse, d’un jet vif, vers le cœur de la cheminée. Alors la colonne d’air tourbillonne et un train de fumée et d’étincelles part en grondant à travers le canon, dans le noir, vers le ciel (…) » — Hyacinthe
« (…) par moments, la fumée se déchirait, les toits effondrés laissaient voir les chambres béantes, le brasier montrait tous ses rubis ; des guenilles écarlates et de pauvres vieux meubles couleur de pourpre se dressaient dans ces intérieurs vermeils (…) » — Quatre-vingt-treize
« — Vous voyez, Paris brûle (…) La lueur rouge, qui incendiait le ciel, grandissait toujours (…) Maintenant, toute la ligne de l’horizon était en feu ; mais, par endroits, on distinguait des foyers plus intenses, des gerbes d’un pourpre vif, dont le jaillissement continu rayait les ténèbres, au milieu de grandes fumées volantes. Et l’on aurait dit que les incendies marchaient (…) que la terre elle-même allait flamber, embrasée par ce colossal bûcher de Paris (…) Le feu a dû être mis dans les beaux quartiers, et ça gagne, ça gagne (…) Regardez-donc ! à droite, voilà un autre incendie qui se déclare ! On aperçoit les flammes, tout un bouillonnement de flammes, d’où monte une vapeur ardente (…) » — La Débâcle
(Toute coïncidence avec l’actualité est pure ressemblance.)

Positionnement | #07-08

Avant leur entrée dans notre Structure, je reçois le plus souvent les gens dans le bureau de la direction pour en apprendre un peu plus sur ce qu’ils font, ce qu’ils sont, en ce moment. Ce qu’ils projettent de faire et d’être aussi, si possible. Une espèce de milieu sans bords, oui, peut-être, et actuel, de leur vie. C’est toujours un entretien décousu. Et souvent un moment barbant où ils répètent, dans un jeu de recombinaisons, j’imagine, ce qu’ils ont déjà dit à d’autres à Sophie, Anaïs, Claudine, Muriel peut-être et Cécile. Et encore avant à leur conseiller en insertion qui les a renvoyés vers la Structure, ou l’assistance sociale. Ou un patron, c’est rare mais ça arrive, qui souhaite une remise à niveau. Et mon vieux Momo, à ne pas oublier. Et c’était déjà comme ça peut-être, un entretien décousu du même fil blanc ? C’était peut-être déjà là, chaque fois, un même petit bureau ? Pour un même genre de Structure en fait, du public ou du privé, associatif ou libéral ? Peu importe. C’est toujours moi le dernier maillon de la chaîne. Ou plutôt non, c’est eux-mêmes. C’est soi-même devant le petit exercice d’écriture, qu’on dit de positionnement, pour savoir par où commencer. Ou moi-même, en vérité, parce que c’est toujours le même exercice depuis des années. Depuis le début. Toujours la même description de lieu. Le même récit du sommeil. Le même instant éphémère de rêve ou de cauchemar pour lequel l’éternel retour n’existe pas. Sauf pour moi. Moi dans leur exercice. Moi dans ce petit bureau où je les laisse. Où je les abandonne un instant. Le temps d’un texte. Le temps de quelques lignes, ou quelques mots. Une fois ou deux un dessin. Je sors, et je les regarde par la porte vitrée du bureau. Je les vois, de dos, courbés, s’exécuter bon gré mal gré à mon petit exercice. Écrire sur la feuille blanche que j’ai donnée, avec mon stylo. Je les observe en passant et repassant devant la porte de ce petit bureau carré, replié sur ces impostes étroites, hautes et sales, seules issues pour une lumière voilée. Un peu comme des ouvertures de cave. Mais le cave, c’est qui ? C’est celui qui le dit ? C’est celui qui y est ? Celui qui le fait ? Celui qui écrit sur ce bureau en V ? Ou un L cassé. Un petit bureau presque vide depuis le départ de l’ancienne directrice. Juste quelques bannettes en Plexiglas bleu et deux ou trois vieux dossiers dedans, des fascicules, du brouillon peut-être, et quelques feuilles volantes à côté, sur la partie cassée du plateau beige, le téléphone au-dessus et un bloc cube en noir en guise de pot pour un stylo bille et un crayon de papier instables. Presque vide, mais pas autant que celui du nouveau directeur dans l’autre partie de la Structure, où c’est comme si on avait tout emporté, sauf la table et une chaise entre deux murs, une fenêtre donnant sur un autre bureau à fenêtre, et la porte ouverte en face d’une porte fermée. Mais ça, c’est là-haut, avec les équipes du Pôle Travail. Ici, le bureau est vide parce qu’il n’y a plus personne en face, sur le fauteuil, quand on écrit. Restent en vis-à-vis les deux armoires noires à rideaux en hêtre, une frêle plante verte sur l’une d’elles, un drôle d’hôtel à insectes dans un coin et un grand rouleau de papier blanc, le tableau blanc et des traces d’effacement rendues visibles par sa petite applique avancée, seule source de lumière isolée pour tout le bureau. Deux ou trois affiches sur les murs, des visages sûrement, des sourires forcés, sinon joués, en quelques mots, mais pour dire quoi déjà ? Et c’est une situation, ça, pour écrire ? Pour parler d’un gîte très rural sur une presqu’île, une toile de tente en camping, la chambre d’hôtel avec le foyer, la bagnole en pleine forêt, la chambre d’ami d’un inconnu, une fois la rue, la plage et feu de camp imaginaires, la chambre de tous les jours parce qu’elle a pas voyagé depuis des lustres et il a même oublié l’aventure et refoulé les rencontres ? Écrire de l’autre côté du bureau, écrire en face de cette place vide. Avec pour toute lumière le jour des impostes grises et la réflexion du tableau blanc. C’est une situation pour se positionner ? Écrire pour celui qui, chaque fois, à cet instant, depuis le début, s’absente ?

(J’ai vu, comment t’as levé le poing. Sacré sport. Après, faut attendre la couleur du drapeau, au cas où t’aurais mordu. On relira le saut au ralenti. Quant à la distance…)

((Et ça s’accorderait comme ça : Un lieu, une durée. Et le presque rien de ce qui se passe : d’une nécessité, d’une intuition non choisie, d’une image non soluble. Il nous reste donc un petit morceau de fiction sans bord. Et surtout, savoir que c’est sur soi-même qu’on travaille, s’ouvrir au plus concret, pour une durée indéfinie, longue ou brève, de cette présence concrète du monde.))

Le site du Projet Voltaire, avec son application, met en avant la méthode d’apprentissage par « Ancrage Mémoriel ». Je me demande s’il n’y a pas une faute d’orthographe. Mais il est vrai que je n’emploie pas la même méthode.

|| Au pied de mon mur (sur l’air d’Auprès de mon arbre — mais débrouillez-vous pour les vers et les rimes)
Premier couplet (des plantes connues) : il y a de grands bâtons de lys vite passés, de la bourrache velue à fleurs bleues délicates, de frêles calices de coquelicots, une invasion de nigelles de Damas à œil bleu ciel, de la menthe et du liseron rampants, le laurier rose bouchant la vue de la fenêtre. ||

f : une seule phrase, éclatée en versets par une marque de paragraphes et des respirations en blanc qui sont pourtant une marquèterie compacte de blocs qui s’enchaînent sans aucune rupture […], mais qui à chaque instant, implacables, décortiquent les dialogues, les personnages, le monologue intérieur, l’écriture et les livres.

Demain, les élections législatives. Je n’ai rien d’autre à dire que ce que le Chœur d’Eschyle souhaite dans Les Suppliantes :
« C’est toi, la cité ; c’est toi, le peuple : monarque sans contrôle, tu es le maître de l’autel, foyer de la contrée. Les seuls suffrages ici sont les signes de ta tête ; le seul sceptre celui que tu tiens sur ton trône ; toi seul décides de tout ; garde-toi d’une souillure. »
Le Roi ajoute :
« Que la souillure soit pour mes ennemis, mais je ne puis vous secourir sans dommage ; et cependant il n’est pas humain de mépriser vos prières. Je ne sais à quoi me résoudre et j’ai peur également d’agir et de ne pas agir et de tenter la fortune. »

Règlement 1 | #09

Faut régler ça ! mais moi je voulais pas, moi je voulais rentrer, c’est les autres qui ont voulu, c’est eux qui m’ont retenu, ils voulaient que je sois là, que j’assiste, que j’intervienne aussi, mais moi je voulais pas, c’est eux qui m’ont forcé,

on s’est mis dans la grande salle de cours, la salle de réunion, la salle de pause et de restauration aussi, depuis que le cabanon a disparu, la salle des informations collectives, la salle de nos formations et des animations, parfois la salle des entretiens quand le bureau de la direction est pris, on s’est installé là et c’était la salle de quoi ? des entrevues ?

mais moi je voulais rentrer, c’était l’heure, et puis non, je suis resté, on m’a demandé, on a insisté, à peine, même pas en fait, je suis resté sans vouloir, fallait que j’assiste,

Le règlement c’est le règlement ! au fond ça se résumait à ça la réunion, et vu comme ça c’est facile, y a pas de problème, on se retrouve, on relit les règles et voilà, chacun chez soi, sauf que voilà, ça a tourné en chacun pour soi et les dieux pour tous, parce que le problème, c’est pas tant les règles, c’est les mots, le problème c’est la règle du jeu des mots, à double sens, triple ou quadruple, combien on était déjà ? le problème c’est la règle du sens, la logique de la nuance, la lecture entre les lignes, sans compter les sons des cloches,

il a fallu que j’y aille, avec mon petit cahier de brouillon Forever et ma trousse en peau de rien, tachée d’encre, il a fallu que j’aille voir, que j’aille écouter, il a fallu que je prenne des notes de ce qui se dit, de ce qui se débat, de ce qui s’interprète, de ce qui ne s’analyse pas, de ce qui se dédit, de ce qui se ment, de ce qui se médit, de ce qui se crie, se charrie, s’injurie, de ce qui se coupe, de ce qui se tremble et se larme, de ce qui détourne le regard, de ce qui tape du poing, de ce qui pointe du doigt, lève l’index, les yeux au ciel, toute licence aux silences, il a fallu que je me taise la date en rouge,

— Coupez ! On arrête pour ce soir, je reçois des amis. On la refera demain.

(Quand François Cusset, dans Les Inrocks — « Mais attention à la haine de soi, qui est le plus sûr moyen de tomber dans le piège fasciste, voire de laisser décider seul le petit fasciste que, bien sûr, on a tous en nous. Deleuze, encore lui, disait que reconnaître ça, c’était le sine qua non pour pouvoir empêcher son retour au pouvoir. » — me renvoie, encore une fois, à ce mot de Barthes dans un hommage à Antonioni :
« car être artiste aujourd’hui, c’est là une situation qui n’est plus soutenue par la belle conscience d’une grande fonction sociale ou sacrée ; ce n’est plus prendre place sereinement dans le Panthéon bourgeois des Phares de l’Humanité ; c’est, au moment de chaque œuvre, devoir affronter en soi ces spectres de la subjectivité moderne, dès lors qu’on n’est plus prêtre, que sont la lassitude idéologique, la mauvaise conscience sociale, l’attrait et le dégoût de l’art facile, le tremblement de la responsabilité, l’incessant scrupule qui écartèle l’artiste entre la solitude et la grégarité. »)

Règlement 2 | #09

on était dans la grande salle du fond, la tablée ovale, je me suis installé au milieu, le mur dans le dos, en face d’un côté la directrice et deux collègues du pôle insertion, de l’autre et plus au bout quatre collègues du pôle formation, derrière les fenêtres et déjà plus les arbres, il faisait encore, mais quel temps ?

« 30 mars 2023 », c’est écrit en rouge,

je voulais pas y aller, je voulais rentrer, j’avais dû passer la journée avec Stéphane qui avait du mal à lire et refusait d’écrire, il préférait les exercices en ligne d’AlphaLire, il devait y avoir Martine en fin de formation, occupée à des recherches sur la Toile synthétisées sur une page, et Julienne, la jeune Guinéenne qui n’a jamais été scolarisée mais a appris à écrire avec sa mère, et Jeanne, la Malgache séparée de sa fille restée au pays, on effectuait les démarches administratives pour qu’elle viennent vivre avec sa mère,

je me suis retrouvé au milieu, le mur dans le dos, j’ai écouté, j’ai un peu observé, j’ai beaucoup noté, j’ai gratté tant ça allait vite les questions, les réponses, les remarques, les arguments pour et contre, les contre-arguments, les petits prétextes et les fausses excuses, j’ai gratté et c’était idiot toutes ces pages sur mon cahier, j’aurais dû faire semblant moi aussi et tout enregistrer avec le smartphone,

« 30 mars 2023 » et le dernier mot c’est drôle,

j’ai pas vu le temps qu’il faisait dehors, j’ai pas dit un mot, j’ai pas tout entendu, pas tout vu, j’ai pas tout noté, j’ai pas tout compris, j’ai rien relu, je voulais pas y aller,

Le règlement c’est le règlement ! et ça discute comme ça, ça se note comme ça pour commencer : « Rappel que pas dans légalité | Convention dû être effect. Début | plus revalorisation | On reste dans le Droit du Travail depuis 2020 — Donc Revalorisation à partir de juin — Avec adhésion, Obligation : convention étendue | Régularisation dès demi-activité | plus pas points pesée demi-marche — Exopee dit (conseil juristes) : » — c’est illisible dès le début,

j’aurais dû faire semblant, fallait utiliser l’enregistreur vocal et noter l’essentiel, le manque de souffle, les mains tremblantes, les lèvres, les yeux ébahis, les larmes, le poing sur la bouche, les doigts dans les cheveux, la voix enrouée, faussée, la tête détournée, les soupirs sans fin, les paupières qui sautent,

pour une fois que tout le monde commençait à se mettre à la place de mes stagiaires quand ils savent pas,

quand je suis parti pour enfin rentrer, j’ai traversé la cour, je l’ai remontée à pied, la voiture se trouvait en dehors de la Structure, plus bas dans la rue, à cause des travaux qui avaient dû commencer dans la cour, à cause des arbres arrachés, Alors vous vous êtes fait écrivain public… ? », j’ai pas tout compris.

En fait, si je veux connaître le temps du 30 mars 2023 dans la région, il existe des sites internet de météo historique.

Aujourd’hui, cinquante ans. Et Beth Gibbons chante dans « Lost changes » :
« Hey, you over there
Change your heart instead of stare
Feel alive, hold your own
Forever ends, you will grow old
You’re gonna be »

C’était des amis au bureau de vote. On s’est fait la bise et je suis allé dans l’isoloir.

Et pour demain, c’est le geste littéraire seul qui fait image. Et de ce qu’on écrit, la phrase doit rendre l’intuition qu’on a de ce point précis.

Et si c’était moins un personnage qu’un poste tenu par différentes personnes ? Et si en parlant de ces différentes personnes ça faisait de leur poste un personnage ?

(Allez, juste 20 minutes d’écriture, il sera minuit d’aujourd’hui même. On comblera le vide après.)

La secrétaire | #10

Elle a une soixantaine d’années. La directrice lui a crié dessus le jour où elle dit Non. Elle est très grande, coupe de cheveux au carré, grisonnante, l’air sévère des yeux rehaussés par de fins sourcils en V. Elle porte souvent un gilet de laine vieille France. Elle lit beaucoup, elle se tient au courant des dernières sorties littéraires, elle aime La Grande Librairie. Son mari est directeur de théâtre. Elle pense qu’il se passe quelque chose pour les élections, elle votera Front de gauche.

Elle a trente-trois ans pour son premier pot de départ. Elle ne travaille plus le mercredi après-midi et rattrape les heures les autres jours, le soir. Elle ne supporte plus les sautes d’humeur de la directrice. Elle ne s’entend plus avec ses collègues féminines. Momo n’est plus vraiment drôle. Elle a rencontré son chéri via une application de rencontre. Dans la messagerie, on retrouve ceux du site Viadeo Live qui indiquaient des mises à jour de son profil de correctrice-rédactrice. En faisant défiler la page à coups d’index sur la molette de la souris, on retrouve le tout premier message concernant un transfert de document. Il avait pour titre « Un peu d’intelligence dans ce monde infantilisé ».

À trente ans, son couple bat de l’aile. Avec les élections, elle pense que Marine Le Pen a pas tort sur certaines choses. Elle part en cure à Dax. Elle rencontre un type en soirée qu’elle ne veut pas revoir. Elle achète des vêtements sur Internet qu’elle essaie dans les toilettes ou le bureau de la direction. Elle part quelque temps pour passer son permis camion. Elle monte à Paris avec ses collègues pour la formation Savoir créer son centre de ressources. Elle va voir avec son petit collègue le concours hippique au pied de la tour Eiffel. Dans le métro, un portail automatique se referme trop vite, elle le prend sur le nez. Ça saigne.

Elle a cinquante-quatre ans quand elle arrive dans la Structure. Elle ne veut plus enseigner en CFA, c’était trop le bazar, elle n’avait plus la patience. Pour sa première réunion d’équipe, deux collègues se sont engueulées et sont sorties pour s’expliquer. Elle vit seule avec deux grands enfants. Elle veut passer son permis moto. Elle est grande, elle a les cheveux longs et noirs, elle est forte.  Sa voix porte et elle rit de bon cœur, elle rit d’un rire communicatif. Le dernier message c’était pour l’anniversaire, il y a cinq ans. Elle écrit, texto : « Coucou ! | Est ce que tu lis plus vite les mails que les sms ? | J’ai déposé un petit quelque chose dans ta boîte aux lettres (terrestre) jeudi en fin de journée ... n’ayant pas eu de retour ... je m'inquiète ... que ma surprise n’est pas eu l’effet escompté ... | À très vite ... »

Elle a soixante et un ans. On la licencie. Elle doit former sa remplaçante. Elle met la Structure aux prud’hommes. Elle pense organiser son pot de départ à la maison, avec les autres licenciés et ceux qui l’ont soutenue. Elle pense qu’elle va essayer de vivre en relisant, en corrigeant, en rédigeant pour d’autres.

Elle a vingt-six ans. Son tuilage se passe mal, elle n’est pas considérée par celle qu’elle va remplacer, elle ne comprend pas. Elle ne veut plus travailler dans le commerce. Son copain vit avec elle chez ses parents. Elle s’occupe des poneys et des chevaux de la ferme. Son jeune cheval s’appelle Théo. Son copain est volage et menteur. Elle reste longtemps le soir pour travailler, jusqu’à dix-neuf heures, parfois avec le petit collègue. Elle reçoit beaucoup de textos. Elle en envoie beaucoup. Dire Non, c’est le titre du prochain numéro de Le1 Hebdo qui envoie une ou deux fois par semaine une newsletter, avec un communiqué du directeur intitulé « Au feu ! »

Cinquante-huit ans. Elle a acheté une moto, elle doit passer son permis moto. Elle a prévu de partir avec son nouveau copain à Rome, c’est lui qui a tout organisé. Elle va de temps en temps voir son fils à Montpellier. Tous les mercredis, elle monte à cheval. S’occuper de l’animal, décoller la boue avec une étrille, passer un coup de jet d’eau, sur les pattes, démêler la crinière, brosser. Elle ne pense plus à rien. On s’étonne de pouvoir retrouver les messages des collègues il y a plus de dix ans, de les avoir classés dans un dossier Structure. Au hasard des messages qui défilent, l’avant-bras tendu sur le bureau, le coude dans le vide et une certaine tension dans le bras, qui remonte, on lit dans celui intitulé « En rangeant… » : « un peu mon bureau, je retrouve une citation de Savinio (Gomorra) dans son ouvrage "le combat continue" que je voulais vous envoyer, chers collègues de galère aaisquiens: |"À force de considérer que tout est inévitable, | à force de tout considérer comme "rien du tout", | nous risquons de devenir des "rien du tout" nous aussi"

|| Affiche |
Bien sûr, à la radio ce matin, aux infos, un extrait du discours triomphant de Marine Le Pen, où elle a changé la devise de la France. J’ai entendu liberté, sécurité, unité. Elle a changé la devise de la République française, elle a touché à la devise des Français, de la Patrie. Alors moi je dis : elle a trahi la Patrie. Elle ne veut pas de la République. Elle ne vit pas dans le même Pays. En supprimant d’un revers de slogan facile, idiot, l’Égalité et la Fraternité, elle tue le Peuple né de ces valeurs, pour une liberté appauvrie par un tout sécuritaire qui la restreindra et par la sacro-sainte union qui fait la force et qui la supprimera. Une liberté sans identité, sans nom, compatible avec n’importe quoi. ||

|| Affiche |
Rien à faire, j’ai la tête ailleurs, où que je sois, et c’est toujours le même, d’ailleurs, toujours le même mur, faisant qu’en écoutant f me dire, dans le creux de l’oreille, du mur, que l’unité d’un livre peut parfaitement tenir à l’indépendance de ses parties, j’entends aussitôt, de cet ailleurs qui entend tout, voit tout, veut tout, amplifié et déformé dans l’enceinte du mur, que l’unité d’une nation peut parfaitement tenir à l’indépendance de ses partis, plus qu’à leur rassemblement.
(Avec cette impression qu’on nous refait le coup du Cheval de Troie — version métal électro libre de Dominique Dalcan.) ||

(Sinon, un retour parsemé de choses aperçues une fraction de seconde, inscrites dans un texte continu, synchrone de ce retour, ponctué par l’irruption des majuscules signifiant le tuilage de la phrase par celle qui la suit.)

Hier, j’ai proposé à Kassandra un extrait de L’Instant précis où Monet entre dans l’atelier, assorti d’une photo du vieux Monet et d’un questionnaire. Après la première question, elle fond en larmes et ne peut plus s’arrêter. Qu’est-ce qui a péché ? Le questionnaire ? le texte ? l’image ? moi, qui lui ai fait confiance sans pressentir qu’elle perdait la sienne ? — Kassandra a dix-huit ans. Elle ne fait pas grand-chose de ses journées. Elle progresse vite en formation. Elle supporte une maladie complexe qui la fait parfois souffrir. Elle joue parfois à la console avec son frère ou sa sœur. Elle reste le plus souvent dans sa chambre. Elle ne veut en général pas écrire. Elle communique avec un copain qui habite Paris. Elle n’a plus été scolarisée depuis quelques années. Elle regarde Détective Conan. Elle finit toujours par produire un texte structuré. Une fois elle a pris le train pour rejoindre son copain.

((Oui, ce pourrait être de la formation de ce début juin à Paris où il faisait beau et très chaud, ce retour, avec Anaïs, à courir, dans le métro, le train, ou l’escapade à Bordeaux fin décembre pour les cadeaux de Noël, il avait beaucoup le soir en rentrant, la nuit. Mais rien à voir avec la Structure, en fait.))

Pas écrivain public | #11

J’ai pressé le pas Écrivain public… écrivain public… Je sais pas ce qu’elle a voulu dire avec ça, je sais pas ce qu’elle avait dans un coin de sa tête au bord des lèvres, je sais pas Je voulais pas être là, j’ai dû dire et c’était une fausse excuse en me passant la main dans les cheveux, l’air faussement impassible, vraiment Ça aura accentué les coins de son sourire J’ai pris le coin de la rue Écrivain public… écrivain public… et j’aurai ruminé ça tout le temps de la vingtaine de minutes pour rentrer J’étais garé plus bas dans la rue, après le stop, à côté du gymnase et on me collait Le rituel du démarrage, de glisser la clef, de boucler la ceinture, de mettre le contact, de glisser le disque dans le lecteur et quelques coups sur le bouton pour avancer dans les plages L’autre con qui m’a collé au cul J’ai descendu la petite rue doucement, une regard au bout sur le petit pavillon blanc qui ressemble à une maison de dessin d’enfant avec deux fenêtres pour vous regarder et une porte comme L’ancienne boîte de nuit sur la droite, La Part des anges, j’y suis jamais allé Le stop restera toujours mal foutu ici Tout droit jusqu’au petit rond-point où tu passes jamais en arrivant, tu t’arrêtes et tu jettes un œil au camion de Pizza Gégé, ouvert mais personne Sur la rocade les lampadaires se sont allumés, ça roule trop vite, je suis Le soleil couchant, pris dans une fine couche de nuages rosés, dispersés, une espèce de dentelle rose et orangée comme la fois où j’ai pris cette photo en roulant, le téléphone calé contre le volant, en descendant le coteau Écrivain public… j’ai pas compris, je vois toujours pas la critique implicite, la critique en coin Jusqu’à Meux, en ligne droite, j’avais fait quelques photos, les phares des voitures en face Et ça faisait de moi un greffier de police, un commis aux écritures Meux, on venait d’installer de part et d’autre de la route de nouveaux bonhommes aux couleurs du printemps, de grandes poupées faites de vieux vêtements d’enfants sur du tissu rembourré J’avais dû lâcher le téléphone sur le siège passager en tournant, la route devenait sinueuse Le soleil sous les nuages, sur l’horizon, je l’avais en pleine figure, d’une teinte rouge, et les ombres des arbres là-bas, le long de la rivière, gagnant la route en aval Dans le bois, ne restait du jour que la nuit annoncée au bout du tunnel de feuilles Le type à pied sur le bas-côté, je l’ai aperçu au dernier moment, rien pour signaler sa présence, j’ai dû faire un écart Le lecteur avait fini son tour de disque, il revenait à son début en fanfare de guitares Le téléphone a sonné, s’est allumé, ça a éclairé un instant l’habitacle « Je te rappelle que je finis tard alors m’attendez pas » Ça montait, ça tournait, la grande descente en roues libres comme d’habitude, jusqu’au stop à peine marqué, comme souvent Écrivain public… elle se foutait bien de ma gueule C’est quoi ce con qui va me gêner ? Au coin de l’allée, si la trappe de la boîte aux lettres est entrouverte je m’arrête d’abord pour récupérer le courrier en laissant tourner le moteur et la musique, les phares éclairant la maison C’est quand même pratique ce porte-clefs qui fait lampe pour mettre la clef dans la serrure Quelques lettres, des factures, et un petit paquet, sûrement le livre d’occasion commandé Je me suis garé devant la petite allée, à côté de l’olivier Le sac en bandoulière, le besace de ma gamelle, la clef dans une main, les lettres et le paquet dans l’autre, gêné par le volant, encombré Fallait déchirer le paquet Écrivain public… Se fout de moi ma parole Le sac coincé dans le frein à main Un faux mouvement sur le klaxon Il y avait du vent Mais merde Les clefs tombent, invisibles Fallait se baisser Le livre à terre J’ai marché dessus

Je me trouve bien discipliné avec les dernières consignes d’écriture. Je me demande ce que ça couvre.

Lieux de formations | #12

Entre deux trains, dans les couloirs de la gare, les galeries du métro, on court, comme tout le monde, façon de parler, comme tout le monde. Mais fallait sortir, fallait fumer. Alors avant le métro, on est remontés à la surface. On a pris des escaliers béton et on s’est retrouvés sur une petite place animée, à demi ensoleillée, au milieu de vieux immeubles haussmanniens ravalés. Une place avec de grands pavés, en triangle pour une rue qui semblait en patte d’oie. Les gens allaient et venaient de toutes parts. Quelques boutiques, des cafés. Des pigeons. Comme le centre historique d’une petite ville proprette. On reste au pied de la bouche de métro, clope au bec, tenté par l’horloge au centre de la place qu’on prenait en photo. Une horloge à multiples cadrans. Une horloge de montres molles à toutes les heures.

Demain, la formation pour le centre de ressources. Mais avant, un verre au café du coin, au bout de la rue. Un café tout en longueur, un grand couloir à la limite, des tables et des chaises serrées de chaque côté, et les murs garnis d’objets et de cadres de différentes tailles, formes, couleurs, des figurines et des portraits surtout, des spots partout au plafond. Quelques habitués au bar. Chacun paie son coup. Le patron paiera le sien. Et de cinq ! Il y a du monde au bar, on s’est installés pour manger. La musique, le brouhaha, le bruit des verres et des couverts, les spots entrecroisés, les figurines à glisser, les portraits à grimacer. Et maintenant c’est par où ? La rue bifurquait. Qui se souvenait du jardin d’enfants, vide et sombre maintenant ? Qui se souvenait de l’arbre scintillant là-bas sous le lampadaire ? La rue est droite, resserrée, longue, les murs de briques rouges. De la fenêtre de l’hôtel, la vue sur quelques toits noirs, des lumières en suspension, et un brin d’air en chute libre.

Ah non mais, pour une fois que j’vais en formation et que j’prends le train, et ça faisait des années, ben non ! Une correspondance, et le train annulé. Et c’est même pas à cause des orages annoncés, c’est une grève. Encore une grève. Et j’fais comment pour prévenir la proprio que j’vais avoir un sacré retard ? j’ai pas de réseau moi avec mon petit forfait Free ! D’habitude ça me suffit. Hein… ? Ouais ça j’vais attendre ! Non j’vais pas me refaire le tour de la gare ? j’viens de le faire. Ça va, le parvis, regarder les bus et les trams passer, en plus c’est l’heure des bouchons et y en a toujours un tendu du klaxon prêt à renverser la migrante qui se balade avec son carton. Et la gare, c’est sympa la structure de métal et de verre, et tout le quartier autour avec ses petits immeubles neufs colorés, ça fait un paysage Mondrian entrecoupé de lignes de chemin de fer, ça se la joue de plus en plus ici, ma parole ! Mais tu vas voir le beau paysage tout à l’heure, avec le fond d’orage métallique qui monte. Hein… ? Ouais, y a encore de la place aux sièges mais j’y retourne plus. Non, j’y étais et un type est venu me trouver pour me demander j’sais plus quoi. Il en finissait plus de me raconter sa vie, après. Alors OK, c’est un clodo, il avait besoin de parler un peu, de me parler de ses voyages, comme quoi il arrivait de Toulouse, il avait vécu dans une tente là-bas au bord du canal du Midi, et là il allait montait à Tours voir un pote qui vit dans une caravane sur les bords de la Loire ! Ben voyons, sans bagages et pas un rond, il était plutôt monté dans les tours, ouais ! C’est à peine s’il arrivait à aligner trois mots, avec son accent du sud à couper en plus. Hein… ? Non, je l’ai écouté gentiment, plus que j’aurais dû, j’ai pas tout compris et j’ai fait mine que mon train arrivait. J’l’ai laissé raconter ses histoires à la petite jeune qui a pris ma place après moi. Elle doit encore y être. Ou alors elle a pris le même train que moi ! De toute façon, moi ou un autre, des comme ça ils te parlent sans te calculer, t’es jamais qu’un miroir d’écoute. Hein… ? Comment ça j’suis con ? Ben ouais, c’est comme ça. En attendant, j’ai du temps à tuer et j’me retrouve à errer au sous-sol devant les boutiques et c’est pas duty-free ici, la vache ! Même les chocolatines c’est abusé. En plus ils savent pas ce que c’est. Et pourtant les gens font la queue. En même temps, c’est l’heure. Hein… ? Non, c’était pas prévu, et j’peux encore attendre. Non, et puis les seuls trucs abordables c’est au Relay, c’est les magazines et les livres. Ils ont une belle boutique ici. D’ailleurs j’pense que j’vais aller là-bas. J’vais bien trouver de quoi feuilleter pour passer le temps. Hein… ?

(Je savais bien que je couvais quelque chose. Évidemment, avec la Structure, on n’est jamais parti très loin.)

|| Au pied de mon mur (sur l’air d’Auprès de mon arbre — mais débrouillez-vous pour les vers et les rimes)
Deuxième couplet (des plantes aux noms inconnus) : une aristide à crêtes punks ; du trèfle blanc en pompon ; de la luzerne cultivée à fleurs mauves, dite aussi grand trèfle, foin de Bourgogne ou alfalfa ; du campanule à feuilles rondes, de la vipérine arbustive ou du buglosse des champs, en tout cas des trompettes en étoiles violettes ; des liondents ou des crépis jaunes, sûr des composées dont font partie les pâquerettes et les pissenlits ; une vergerette ou érigéron du Canada sans fleurs ; du réséda sans rose mais jaune ; du compagnon blanc à cinq pétales découpés en deux lobes ; du millepertuis perforé ; l’amélanchier qui a bien grandi, planté sans connaître son nom ; un beau panicaut sauvage que papa appelle « pain chaud ». ||

La question de savoir si, dans mon jardin qui s’est ensauvagé, les lys blancs sont bien des lys et non des hémérocalles (ou lis d’un jour), cette question de taxinomie, florale et nominale — voire animale puisque ce qui distingue les deux fleurs, ce sont leurs comportements, être quelques jours dans un cas et ne pas être plus d’un jour dans l’autre, et leurs robes, d’un blanc pur ou de couleurs vives —, c’est quand même du luxe. (Les mauvaises langues parleront de byzantinisme — mais si elles connaissent ce nom, elles ne seront pas si mauvaises.)

Trop tard pour ce soir, trop de fatigue. Une certaine lassitude aussi.

De l’écriture en saut d’obstacles, et plusieurs obstacles de taille pour tout le week-end. La lassitude vient de là, des circonstances, de l’extérieur, l’environnement, le milieu, les situations. Et, de l’intérieur, de l’incapacité, ou du sentiment qu’on en a — l’un dans l’autre, c’est le même effet —, de s’appuyer sur les obstacles, d’en faire un tremplin pour (mieux ?) écrire.

(— Et pourquoi on serait des obstacles ? pourquoi y en aurait que pour les choses de l’écriture ? pourquoi ce ne serait pas l’inverse, que les choses de l’écriture soient un obstacle pour les choses de la vie ? on a bien le droit de se manifester ? sinon, pas d’expression ou de représentation possible ! — En plus, il exagère, disent les choses de l’écriture, ses obstacles, c’est les préparatifs de la fête à la maison pour sa cinquantaine. Alors, non ! la fête et l’écriture, non, y a pas d’obstacles ! Et oui, l’un et l’autre, de préparer l’accueil de l’autre, des amis, du savoir-faire de la fête ensemble, oui, ça demande du temps, de l’attention, ça demande de savoir se mettre en retrait, s’oublier, au moins l’espace d’un instant parce qu’en fait, ce arrive, c’est qu’on finit par se retrouver avec les autres, au milieu de la fête, et peut-être comme on ferait connaissance avec un nouvel ami possible. — Dis donc, Narcisse, t’arrives d’une fête, t’as bu ? t’as pris des trucs ?)

Ouais, des fois j’prends des trucs. Là, c’était une barre de Ferré dans la figure, une belle ligne barrée : « Salut, beatnik ! | Et c’est la vie qui va et les politiques-chiottes | De la droite et d’la gauche et de la sainte parlotte | Tout ça, ça va trinquer à la santé, petit | Et d’la France et du Monde et des ordures aussi »

(— Tu vois que t’arrives à écrire ! Bon, y a plus fin et subtil, mais… — Moi j’dis que c’est la Structure. C’est lourd à traîner ce truc-là ! C’est ça qui coince. — Surtout que là où il en est, f, il veut épuiser le monde en 3983 signes. Mais ça fait des années, déjà, qu’il essaie d’épuiser la Structure, et c’est sans fin ! Pas étonnant que quand on lui demande précisément de l’épuisement sur commande, tu fatigues rien que d’y penser… — Allez, courage vieux ! Au moins, demain, ça va être ta fête !)

À quai | #13

En ligne sur le vieux quai de la gare, aujourd’hui la médiathèque, assis sur un muret en béton. L’un mord dans un sandwich tenu fermement des deux mains, le papier blanc et quelques mots chaque fois froissés, l’autre, l’autre pioche avec sa fourchette dans une boîte en métal mat quelques pâtes vertes, on se penche en avant, on fouille dans son sac à dos noir pour attraper une gourde en plastique rouge, avec pour seule grosse inscription noire CA, et pendant qu’on boit "ça", la tête et la gourde hautes, un cornichon tombe du sandwich tenu dans l’autre main. Un peu de musique ça dérange pas ? — Vas-y, vas-y… Au pied du quai, la Voie verte, la petite piste goudronnée au milieu d’une large bande de verdure, de la pelouse, à la place des voies de chemin de fer. Un couple promène un jeune chien qui court, s’arrête et part renifler quelque chose dans les hautes herbes, revient vers ses maîtres en trottinant. De l’autre côté, une voiture passe en longeant les haies des pavillons au milieu des arbres, des pins pour la plupart. La piste longe le quai gris à droite, elle passe devant la médiathèque et poursuit sa course en virage continu sous la passerelle métallique grise, les deux hauts terre-pleins du pont, et disparaît dans un bosquet noir. Une jeune de la Mission locale, survêtement noir à bandes blanches, haut et bas, est assise en tailleur, la tête penchée sur son mobile dans la main gauche. Au-dessus de sa capuche, un tag illisible sur le mur de la médiathèque, une espèce de signe près d’une grande fenêtre, montants bleu marine, on ne voit pas les bibliothèques de l’espace jeunesse à travers, juste l’ombre. Dans sa main droite, un sandwich au pain de mie dans une serviette en papier blanc. Mais, t’as rien pris toi ? — Non j’ai rien apporté. — Mais fallait le dire, on se serait arrêté prendre un petit quelque chose. — Tiens, tapes là-dedans, moi j’en ai largement pour deux. Le ciel est largement couvert. Des nuages effilochés sur l’horizon. De l’autre côté, la piste et le quai filent en ligne droite. Un ancien hangar à l’abandon, sa grande ouverture en bois fendu et sa porte intégrée entrouverte. De hautes herbes ici et là sur le quai et un terrain de cailloux blancs. On aperçoit plus loin, derrière le grillage, des façades et des véhicules garés. Une maison se distingue avec une alternance de pierres de taille blanches et de briquettes rouges aux arêtes de ses murs, aux encadrements de ses ouvertures. Et de drôles de losanges de briques bleues sur les murs, à l’étage, comme des yeux. Un groupe d’une dizaine de cyclistes passe sur la piste. Chaque vtt possède à l’arrière un petit drapeau de sécurité, un fanion triangulaire orange. On entend une sonnette et des paroles incompréhensibles. Des signes de la main. Alors, c’est quelle langue ? Quelqu’un sait ? Chaque fois que le soleil réapparaît, il cogne. Le vent porte bien le chuintement des véhicules sur la quatre-voies, qui n’est pas si loin. Une joggeuse en legging gris clair et t-shirt rose pâle entre sur la piste par un petit chemin blanc, non loin de l’ancienne réserve d’eau qui a été recrépie et ornée au sommet d’une locomotive à vapeur noire, la passerelle en arrière-plan, rouge. Elle court avec son mobile dans une poche arrière, relié à un casque sur la tête par un fil. Il y a toujours ce pépiement d’un oiseau, quelque part dans le ciel, qu’on n’aperçoit pas. Il réveille les piaillements des enfants de l’école maternelle, non loin. Le parking de la médiathèque est presque vide. Deux voitures grises, un break foncé long et lourd, un coupé clair sportif, sont garées en face d’un banc en béton sous de petits catalpas aux feuillages denses, vert bouteille, qui ne leur font pas d’ombre. Celle qui arrive en faisant siffler ses freins, un utilitaire rouge métallisé, se place à côté devant la poubelle, un sac en plastique transparent attaché à une couronne fixée à un poteau. Le couvercle vert olive est ouvert. Deux femmes descendent en claquant les portes et vont à l’arrière. — Ça serait pas pour nous ? — Si, y a des chances vu le matos. — Sont en avance. Elles ouvrent les portières arrière et en sortent des sacs et un grand caton à dessins noir et blanc. Elles referment, parlent un instant en nous regardant, l’une sans âge, un chignon brun attaché à l’aide d’un grand pinceau, l’autre le visage marqué, une crinière blonde, une longue robe à petites fleurs rouges et blanches. Elles filent d’un pas pressé vers la médiathèque. — J’vais voir. Elles vont se casser le nez, c’est pas encore ouvert. — T’as rempli le questionnaire en portrait chinois ? — Ah ! j’ai oublié. — Va falloir y aller ? — T’as pas choisi ton animal alors ? — Si, toi. — On a le temps… Et vas-y, tape encore dedans. La jeune au survêtement noir se redresse, glisse le téléphone dans sa poche. Elle enlève sa capuche, déploie ses longs cheveux lisses en secouant la tête, penchée un peu avant. Elle se dirige vers la poubelle en froissant la serviette des deux mains et jette dedans, à bonne distance, la boule de papier blanc.

Hier, des amis à la maison, à manger, à boire, à bavarder. À jouer, avec un jeu de palets vendéen, des palets ronds en fonte sur une plaque de plomb carrée. C’est étonnant la façon dont la plaque, sous sa masse, a fini par épouser les formes courbes de mon terrain, alors qu’elle marque très facilement. Si dense et si fragile à la fois.

Voilà, c’est fait, les résultats globaux des élections législatives sont tombés, on est un peu soulagés. Et j’ai presque envie de dire, maintenant, « Ne me parlez pas de ça » (en attendant le texte), me souvenant grossièrement de la quatrième de couverture de Pierre Clastres qui, au-delà de l’actualité politique mais resserrée au cœur du politique, dit strictement :
« Quand, dans la société primitive, l’économique se laisse repérer comme champ autonome et défini, quand l’activité de production devient travail aliéné, comptabilisé et imposé par ceux qui vont jouir des fruits de ce travail, c’est que la société n’est plus primitive, c’est qu’elle est devenue une société divisée en dominants et dominés, en maîtres et sujets, c’est qu’elle a cessé d’exorciser ce qui est destiné à la tuer : le pouvoir et le respect du pouvoir. La division majeure de la société, celle qui fonde toutes les autres, y compris sans doute la division du travail, c’est la nouvelle disposition verticale encre la base et le sommet, c’est la grande coupure politique entre détenteurs de la force, qu’elle soit guerrière ou religieuse, et assujettis à cette force. La relation politique de pouvoir précède et fonde la relation économique d’exploitation. Avant d’être économique, l’aliénation est politique, le pouvoir est avant le travail, l’économique est une dérive du politique, l’émergence de l’État détermine l’apparition des classes. »
(Ce qui, en soi, ne change rien : ni à la situation actuelle — qui me semble, plus que jamais, politique, verticale et guerrière, un art des situations sous l’espèce de l’art de la guerre (cela n’engage que moi) — ni à la mienne, ne sachant que faire de ce passage, d’autant moins que je ne connais pas les critiques qu’on aura émises — sinon le faire passer comme ça, à qui saura quoi en faire.)

(Ce matin, réunion d’équipe à la Structure. En vue du texte avec L’Usage de la parole, j’ai bien écouté les longs discours de John, notre directeur, ses à-côtés, et j’ai surtout relevé l’utilisation massive de voilà. Voilà, décliné d’une manière ou d’une autre, avec une conjonction, un adverbe, une interjection, et voilà… mais voilà… alors voilà… ben voilà… Mais ce qui revient le plus souvent c’est avec donc, c’est donc voilà !
Il y a aussi ce drôle de chuintement qu’il émet dans une conversation plus commune. Pas facile de l’appréhender d’ailleurs. Il intervient parfois très tôt, dès le matin, Salut, ça va… ? Chhh… avec un semblant de sourire. Mais c’est peut-être le son même qui lui tire les lèvres. Chhh… peut-être même avec un petit tremblement, peut-être que ça chevrote un peu. Et avec ses lunettes noires et son nez un peu aquilin, il y a quelque chose de la chouette effraie. Chhh… pour signaler aussi que c’est drôle, oui, en effet, mais pas au point d’éclater de rire. C’est un rire de circonstance, qui s’étouffe, là où d’autres auraient plus simplement souri.)

Le voilà ! | #14

Alors ce matin on avait réunion d’équipe. Quand je suis arrivé, y avait personne. Juste John et Cèce. Pour une fois que j’arrivais avant tout le monde, j’étais content. Mais en fait, John avait oublié que c’était pas à la Structure le rendez-vous, c’était là-haut. Il avait dit que ça devait pas être long, avec l’attente, le temps de monter et de s’installer, on venait de perdre quasiment une demi-heure. Et puis finalement ça a été long quand même. Il a pas arrêté de parler, John. Il a pas arrêté. Et il en a dit des voilà ! J’ai pas tout retenu de ce qu’il a dit, d’ailleurs j’ai pas tout écouté, juste quand ça me concernait, des fois qu’on m’interroge, mais ces voilà ! ça, j’ai retenu. Des voilà ! en série, des voilà ! en veux-tu en voilà ! c’est bien le cas de le dire. Un coup avec une petite conjonction, et voilà… ! mais voilà… ! un autre coup avec un adverbe, et alors voilà ! et puis ben voilà ! Mais le plus, c’était avec donc. Donc voilà ! Y a quand même pas eu de voilà voilà ! comme faisait ma grand-mère, mais le voilà revenait souvent, il a ponctué tous les discours de John. C’est ça, ça devait une espèce de ponctuation.

Donc voilà ! je sais pas comment il comprendrait ça si je lui faisais remarquer. Si ça se trouve il dirait que non, qu’il dit pas ça, ou pas si souvent que ça. En tout cas, moi, ça me fait l’effet d’une pierre qui vient de tomber. Une pierre assez lourde, comme un bloc rocheux qui se décroche devant toi, et donc voilà ! tu peux plus avancer, t’es coincé, vous êtes bloqués dans la pente du discours, y a plus rien à dire. Personne a rien à dire. C’est comme ça. C’est tout. Voilà !

Mais bon ! le truc c’est que pour John c’est aussi une façon d’avancer, de remonter la pente de ce qu’il y a à dire, de gravir les échelons de son discours qu’il connaît pas. Il sait pas encore ce qu’il va dire, il sait que ça va être long, plus long que prévu, comme d’habitude, et peut-être difficile, un peu technique, alors il a sa technique à lui, justement, pour avancer, en posant des blocs de pierre, comme le Petit Poucet et ses cailloux, mais moins pour marquer son passage en vue de revenir en arrière que pour s’aménager une pause, et pour installer la prochaine marche. Et donc voilà ! on en est là, tout va bien, on va encore avancer un peu, on va monter jusque là-haut et là, nouveau bloc, un piton dans la roche du discours sur lequel s’accrocher, et stop. On se pose là, voilà !

Comme un temps mort en somme. Voilà ! Comme un trou dans le bloc de paroles. Et il en fait des trous, John. Il en sème des creux pour ne rien dire. Parce que voilà, hein ! c’est long, qu’est-ce que c’était long cette réunion ! et il faut bien le dire, pour tenir la distance et s’élever, ben voilà… ! voilà ! faut combler le vide.

Alors voilà ! je me demande en même temps si c’est pas une façon de se protéger. Le bloc tombe devant toi et lui se cache derrière. Ça fait écran, ça repousse. Un bouclier ! Halte-là ! Qui va là ? Oh John, tu crois vraiment pouvoir nous impressionner ? tu crois vraiment nous effrayer ? Mais moi je te le demande : de quoi t’as peur, John ? parce que c’est de ça qu’il s’agit John, voilà ! c’est ta peur qui se manifeste, au fond, mais de quoi ? John, et elle vient d’où ? d’où elle sort ? elle vient d’en haut, c’est ça, des pics de ton discours, de la chaîne escarpée de ta parole, et elle tombe comme ça ? Oh là ! répondez vaurien ! sinon… garde ! me voilà !

Sinon, dans la Structure, les stagiaires ont aujourd’hui écrit leur journal de la semaine écoulée, et ont changé de place pour lire la vie d’un autre comme si c’était la leur.

Dans son journal, le 9 juillet 1789, Louis XVI note : « Rien. Députation des États. » Ne trouvant rien d’autre à dire, c’est à peu près l’état dans lequel je me trouve aujourd’hui, et mon pays.

Alors on danse : « J’ai appris à danser par le corps des autres et comment il vous tient et pousse, ou comment soi-même on le tient on le pousse, on l’accompagne, on le mime : — La danse, d’abord ce partage, et donner recevoir, disait-il. » (Formes d’une guerre)

Un chourire | #15

                      T’as remarqué aussi l’espèce de chuintement qu’il fait ? Non… ? Mais si, il l’a fait dès ce matin en arrivant, en saluant tout le monde. Salut, ça va… chhh… ? Ça lui arrive régulièrement. Quelques mots comme ça, et ça glisse. Ou ça se brouille. Quelques mots et ça se transforme en friture. Un changement de fréquence dans la parole ? Un atterrissage en douceur sur la piste du vide ?                 Toi t’entends rien… ? Pourtant ça se voit aussi. Regarde, chhh… regarde et essaie tu vas voir… tu vas sentir comment ça lui tire sur les lèvres. Comme s’il souriait en même temps. Salut, ça va… chhh… ? et avec le sourire. Ou le chourire, oui, si tu préfères… Mais c’est peut-être simplement que ça lui échappe. C’est peut-être qu’il veut sourire… un sourire de circonstance évidemment, y a rien de vraiment drôle, le masque de la bonne figure, et en même temps… ça se dégonfle. Le masque se déforme, se signale… il s’étire du coin des lèvres pour un sourire plat… un chhhourire…                                                          Chhh… peut-être même avec un petit tremblement. Peut-être que ça chevrote. Parfois. Les fois où ça arrive tout seul, sans aucun mot. Ou avec les mots des autres. Chhh… pour signaler aussi que c’est drôle ce que tu dis… Chhh… oui, en effet, mais quand même pas au point de rire. Ni de sourire. Ou pas vraiment, on se retient. Et c’est ça, la pression que ça génère… comme le chien qui aboie d’autant plus fort sur le chat et s’agite qu’on le retient et qu’on tire plus fort sur la laisse… c’est irrépressible pour le chien, c’est mécanique cette force sur lui qui se répercute en lui… le chien s’agite, le sourire chuinte… chute… à plat.                              Un sourire sous pression, étiré, étouffé… Chhh… et avec ces lunettes noires et un nez un peu aquilin, c’est vrai aussi qu’il y a quelque chose de la chouette effraie. L’effraie des clochers… c’est joli ce nom. Il y en avait une dans mon village. L’été, le soir, on l’entendait bien. On la voyait jamais, mais on l’entendait au niveau de l’horloge de l’église. Et on l’entendait fort, et même ça résonnait dans le village. C’est comme si son chuintement venait de l’intérieur de l’église ou de l’horloge, où ça résonne. Et pour un peu c’est l’église même qui chuintait… et qui te résonnais dans les entrailles… Et alors le voilà… son chuintement à lui… va savoir si c’est pas en lui un animal du genre de l’effraie… va savoir si c’est pas son totem qui pousserait son cri… son chourire…

J’aime bien le verbe requinquer.

Petite et grande aiguilles | #16

Je voudrais pas… je pourrai pas… je sais pas… elle préférerait… Et lui non plus préférerait ne pas, c’est entendu. Elle était sortie précipitamment de la salle, elle était allée se réfugier sous l’abri dehors, derrière le mur. Il l’avait rejointe et l’avait trouvée la tête entre ses bras, sur la table. Ses longs cheveux lisses retombaient de part et d’autre. Un voile brun effiloché recouvrant le visage qui cherchait à s’enterrer dans un trou. À masquer le trou qu’il était devenu. À cacher son corps sans tête. Ou la tête vide rentrée en lui. À dissimuler le vide en soi, soudain comme une évidence. La coquille vide dans le creux des bras, des os. Un tas d’os sous le scalp.

Il a enjambé doucement le bac. Il s’est assis à côté d’elle. Il a joint ses mains sur la table et a regardé droit devant lui. Il faisait beau. Il est resté un moment comme ça, à écouter les oiseaux pépier, les voitures passer, ses longs soupirs, un pu de vent dans les arbres. Il est resté à regarder devant lui, sans les voir, tourner l’entrée de la Structure, les voitures garées, l’allée goudronnée, la rue vide, quelques façades, des feuillages et des fils, le local blanc où personne ne va, la murette, la ligne entre la surface peinte et la brute. (Comment on arrive à se mettre dans cet état ?)

Il allait lui mettre la main sur l’épaule, mais elle s’est arrêtée. Elle est restée en suspens. Elle est retombée sur le banc. Il s’est appuyé dessus pour se tourner vers elle. (Vous savez, c’est arrivé à d’autres…) Elle a fini par se redresser un peu, le menton sur l’avant-bras. Elle a fini par dégager son visage, ses pommettes rouges, l’œil brillant et fixe. Elle a fini par respirer normalement. (On peut attendre avant de reprendre…) Ses cheveux lisses retombaient à mi-épaule, la ligne de coupe était parfaite. Il a retourné son regard vers là où elle regardait, vers l’entrée. (On n’est pas obligés de continuer…)

Quelqu’un est passé. Quelqu’un avec une robe à fleurs, un grand chapeau et un sac de toile bleu ciel, la démarche légère, avec nonchalance, et les oiseaux, une voiture pas loin, un brin d’air dans les feuilles, l’ombre qui suivait. Je sais pas lire l’heure… (Ah ! on vous a pas appris ou bien…) Elle a tourné son visage vers lui, toujours entre ses bras, elle a dégagé ses cheveux, découvert son oreille, sa joue rouge, son cou blanc. Je connais la petite et la grande aiguilles.

|| Sans vergogne, je m’empare de la perche tendue par Emma depuis son Mur, où elle affichait l’autre jour cette page de Simenon : « Essayez de rester assis pendant deux ou trois heures devant un mur nu… Eh bien, certains décors sont des murs pour nous, malgré leur magnificence, et je me souviens d’un matin où j’ai failli pleurer. Pour rien, en somme ! » Et que dit la suite de La Mauvaise étoile ? ||

Je me suis retrouvé dans un rêve de papillon. C’était à vélo, sur le chemin blanc. Je roulais tranquillement, à bonne allure quand même, quand je me suis fait doubler sur ma gauche par un papillon, qui en plus ne volait pas droit. La chose me semblant impossible, j’ai dû traverser, à un moment donné, le champ d’action du rêve d’un papillon, avec le désir profond de faire du vélo, et se voyant soudain doublé par ce papillon qui lui ressemblait en tous points.
(À propos de rêve, dans L’Autofictif du jour : « Il a fait un rêve assez incroyable et maintenant, il cherche un éditeur. »)

Alors bien sûr, quand à la fin de la consigne du prochain exercice de f tu lis : Et comme c’est une inflexion, on se donne deux jours. De quoi franchir avec énergie le dur dimanche qui se profile ; sachant qu’aujourd’hui c’est mercredi, et que les deux jours sont finis depuis deux jours (et ça fait quatre… — Te retournes pas ! pense à Garcin, Laurencin, Apollinaire, et Janouch et Kafka, rejoins-les vite !
(Et Baudelaire, avec qui j’ai déjà travaillé jadis, sur ses adresses splénétiques, ici dans la Structure et là dans le monde. Imagine, s’il était venu travailler un temps dans la Structure. Le branle-bas. Pour moi, pas pour les stagiaires qui sont allés chez lui.)

|| En cherchant un livre sur les dessins de Baudelaire — que j’imagine en futur stagiaire de la Structure, m’offrant au moment de l’entretien de positionnement, à la place du texte sur un lieu où il n’aurait dormi qu’une seule fois, un dessin ; un texte à froid, à partir d’une consigne, ce n’est pas sur commande —, je suis aussi tombé sur quarante de graffiti dans le livre Sur nos murs. ||

Il faut bien l’avouer, imaginer une rencontre avec un écrivain me semble un exercice impossible. Évidemment, le cadre de la Structure restreint le champ d’action. L’écrivain serait-il un nouveau collègue formateur, ou coordonnateur, ou un stagiaire sans emploi, envoyé par une assistante sociale moins pour se remettre à niveau que pour « se sociabiliser » ? Et s’il s’agit de Baudelaire…
Ce serait plutôt le jeune alors, le Baudelaire à la réputation de dépravé, d’homosexuel, de l’ivresse de 1848 qui déborde l’année, des barricades de février et de l’éphémère gazette Le Salut public, de la succession d’hôtels et de petits garnis que certains de mes stagiaires ont un jour tenté de retrouver en street view. Il serait venu une fois dans la Structure, rougeaud, sentant le fraîchin, il nous aurait parlé de ses nuits jaunes dans une cabane de rond-point en octobre 2018, il aurait raconté comment « la vérité emphatique du geste dans les grandes circonstances de la vie », dessin à l’appui… et il ne serait pas revenu.
— Eh bien, n’est-ce pas par là qu’il faut l’imaginer : de l’impossibilité ? du sans retour ?
— Et si c’était Jeanne Duval, en formation, qui nous parlait de lui ?
— Non, la Vénus noire ne viendra pas.

Si je dis : Aujourd’hui, Jihad est entré en formation dans la Structure, qu’est-ce que vous comprenez ?

« J’étais au parc… et puis j’étais assis sur un banc il y avait une mère de famille et puis sa petite fille était en train de jouer et d’un seul coup elle tombe, et la petite fille regarde sa mère et vraiment c’est le, le, le moment, on se demande est-ce qu’elle va pleurer ou pas. Et la mère lui dit oh regarde il y a un petit chat ! et je vois, la, la fille, se tourner et courir vers le petit chat, et donc il y a, il y a… Je me dis mais elle est géniale la mère, c’est ce qu’il faut faire… La diversion c’est donc, au lieu de rester, coincé, dans son problème, dans son ressassement, de, de, de, sortir, pour revenir dans la vie. […] Le philosophe qui parle de manière absolument géniale de la diversion c’est Montaigne, qui y consacre un chapitre et qui montre que quand il a perdu son ami La Boétie il a failli sombrer, et que c’est… et il montre que… Au fond c’est quoi la diversion, c’est que l’être humain comprend que par la raison il ne peut pas entièrement contrôler sa vie, et donc Montaigne se rend compte que, bien sûr il est philosophe, bien sûr il a ses exigences de raison, mais c’est pas par la raison qu’il va surmonter son deuil, mais peut-être, en allant euh… parler avec tel ou tel ami, en allant se promener. […] Et donc on voit que, la diversion… euh, si on la prend au sérieux, c’est très très profond, c’est-à-dire, Accepter que je ne peux pas tout contrôler et voir quel est le geste que je peux faire pour redevenir pour redevenir vivant. Et alors ça change tout ! C’est-à-dire, est-ce que telle personne que je vois ça me rend vivant ? est-ce que telle décision que je fais c’est nourrir la vie en moi ? et donc là il y a un décalage aussi qui apparaît à partie de la, de la diversion, c’est, qu’est-ce qui nourrit la vie en moi ? et voir que là où je croyais être fidèle, j’étais juste, complètement coincé, j’étais bloqué. […] Ça veut dire, comment quelqu’un qui est coincé, coincé dans son passé, coincé dans une histoire, coincé dans une identité, peut retrouver l’allant de la vie qui le remet au bon endroit ? »
(Fabrice Midal avec Charles Pépin dans Sous le soleil de Platon, sur Inter)

(Et la diversion selon la newsletter des Inrocks : « Tout est punk. Envoyez tout balader, ouvrez une bouteille de rosé, adieu les cons. Et n’hésitez pas à décrocher surtout. Il n’est pas nécessaire de courir après la nouveauté, ni même de trop se cultiver. Laissez votre cerveau en jachère et prenez le temps de réécouter ce vieux vinyle de Crosby, Stills & Nash qui traîne. Celui-là, là, CSN (1977), avec ce beau morceau de Graham Nash écrit à Hawaii, Just a Song Before I Go. »

Charles | #17

Charles est pas revenu. Il était là le matin, il est pas revenu l’après-midi. J’ai halluciné en l’apprenant parce qu’il avait assuré qu’il reviendrait.                                                  Ça arrive parfois. Y en a, ils savent pas vraiment tant qu’ils ont pas essayé. Ou ils savent qu’ils vont essayer, comme d’habitude, histoire de se donner une bonne conscience avant de partir, avant de fuir. Comme d’habitude.                                           Pourtant, Charles, la bonne conscience, ça avait pas l’air d’être son truc. Il sentait le formateur, à l’œil vif, alerte, de ce jeune stagiaire pendant le positionnement, qu’il l’écoutait, la tête relevée en se frottant la barbe naissante du pouce et de l’index, comme si lui, le formateur, devait se positionner, comme si c’était lui qui était testé. Il sent ça parfois, quand l’autre en face, il en dit pas plus qu’il en faut. Et même ce qu’il dit c’est juste ce qu’il faut pour faire sentir, au fond, terriblement, qu’il a rien à dire. Qu’il a rien à faire là. Juste pour faire acte de présence, comme on dit. Et alors, il parle trop le formateur. Il parle en faisant les questions et les réponses supposées, en suspens, vaguement interrogatives, et jamais de réponse. Juste cette façon de vous écouter, de vous regarder la main, les doigts plus ou moins erratiques sur le visage, avec l’air de dire je possède le droit de me mirer ; avec plaisir ou déplaisir, cela ne regarde que ma conscience.                               Il est pas revenu Charles. Il est resté une matinée. C’était le 12 avril 2021. Une journée plutôt grise, froide et un peu de pluie le matin, mais surtout un ciel bas, lourd jusqu’au soir, qui est vite tombé. Et pourquoi il est pas revenu ? Difficile à dire, puisqu’il a rien dit de la matinée. Il a fait l’exercice d’écriture proposé par le formateur, comme tout le monde. Il se débrouillait plutôt bien. Mais quels chemins tortueux il a quand même empruntés quand on lit le texte final, si éclaté soit-il !                                           C’était à l’image de sa vie. L’exercice consistait à dresser la liste des lieux où l’on a vécu et à en choisir une poignée à décrire, de l’extérieur comme de l’intérieur. Problème, s’il y en a parfois qui n’ont jamais vécu ailleurs que là où ils habitent, c’était bien l’inverse pour le jeune Charles. Un vrai nomade, ou un grand malade des apparts de fortune et éphémères, de petits garnis « borgnes et introuvables », comme disait l’autre.                                                       En fait, dès le début il s’est braqué. Il trouvait pas l’endroit. Les Marais-du-Temple… mais moi j’trouve pas. Elle existe pas la Marais-du-Temple. — Ah, mais ça c’est possible. J’ai prévenu d’ailleurs, que les rues, y a presque deux siècles, c’est pas forcément les mêmes. Et puis, c’est la Marais, ou la Marée du Temple ? — … — Bon, comment on peut faire ? — Ben… trouver la rue qui la remplace. — Si elle existe. Et comment on fait ?                                               Alors ? —J’ai bien la rue des Marais, et après ? Vous voulez en faire quoi, elle existe pas non plus ? — Mais si… là, elle a été coupée en trois. — Merci, j’sais lire ! — Vous m’fâchez ? — Non ! mais ce truc d’écriture… J’voulais une rue, j’en ai deux et une place. Et encore j’compte pas le boulevard ! Et le numéro, on en fait quoi ? J’prends les trois ?                                                        Pendant qu’il cherchait sa rue introuvable, une vraie disparue ! comme il disait, longue, mince en grand deuil comme il l’a écrit, sous-entendu en deuil de son nom, les autres se sont proposé de l’aider pour ses autres lieux de vie.                                                     Le formateur note pour lui-même — parce que faut pas croire, s’il propose de petits exercices d’écriture aux autres, et accompagne le processus de création, il observe la façon dont ça se passe et, si possible, lui aussi s’essaie à l’exercice qu’il a proposé, mais en sens inverse si on veut, de l’intérieur de la Structure, et alors il a noté pour lui-même : « Thérésa, navigue sur la Toile, prend des notes sur un petit cahier, ne me laisse pas lire avant la fin, n’a pas besoin d’aide pour ses recherches. Sur l’écran, une lourde porte cochère voûtée ; jambages à colonnes engagées supportant un balcon, balustrade en fer forgé ; des chasse-roues, tubes de métal ; deux vantaux bleu marine ; des panneaux de soubassement sculptés, une pointe de diamant au centre de chacun ; des panneaux vitrés en ferronnerie, 4x8 carreaux, dont un tout rond au centre, comme un œil ; d’autres panneaux au-dessus, moulurés, architecturés, comme des gerbes ailées, enrubannées ; les impostes en arc, panneaux vitrés en ferronnerie, des arabesques ; le dessus-de-porte sculpté au centre de l’entablement du balcon, un cartouche stylisé pour un décor de rocaille tout en courbes et contre-courbes mouvementées, presque en forme de cœur. La porte de l’hôtel Lauzun est plus simple. Juillet 2015, le vantail de gauche ouvert : deux appliques en forme de réverbère, deux panneaux rectangulaires dont les vitres reflètent le sol de la cour intérieure, une grille et peut-être une fenêtre ; l’arrière d’une moto avec un bagage tout rond. Juin 2015, c’est le guichet du vantail de droite qui était ouvert : il fait sombre ; au fond, la grille, la cour pavée, une fenêtre arquée avec une espèce de trou dessous, dans le mur, une niche en anse de panier : Charles se souvient avoir craché. »                                                           Il a retrouvé le rond-point où il est resté barricadé dans une cabane durant plusieurs nuits jaunes, à faire des saluts au public qui prenait la troupe en photo. Il s’est souvenu du plaisant qui leur disait Je vous la souhaite bonne et heureuse !                                 Alors, ces Marais ? — J’patauge. C’est vrai, j’sais plus moi, avec toutes ces pages ouvertes j’sais plus. J’ai perdu ma disparue. — Pléonasme ou paradoxe ? En tout cas, oui, c’est pas avec la page Pôle Travail que vous allez la retrouver. Allez, j’prends la main si vous voulez. — Attendez, j’finis avec les annonces.                                                     Alors, Paris c’est là, ça c’est la page recherche, ça c’est l’article rue des Marais, ça la messagerie, là une page recherche. Et c’est la même ! — Mais j’vous dis, j’sais plus où j’en suis là. En plus le 25 il existe nulle part. — Il existe pas ? — Nulle part j’vous dis, regardez. — Alors, la rue de Nancy elle est là, ça c’est la rue Albert Thomas. Et la place ? — La place ? — Bon alors on va commencer par ça. Allons-y. 25 place Bonsergent, qu’est-ce qu’on a ? Ah oui, je vois le coup du boulevard ! Monsieur Haussman s’est fait plaisir ! Y a quand même un tronçon manquant entre la rue et la place. Ce serait quand même pas de chance que le baron ait rasé le logement ! — Et moi j’vous dis qu’il existe plus. J’vous dis que c’est là, au numéro absent ! Comme j’ai toujours vécu d’ailleurs.                                                              Alors, ce 25 place Bonsergent… Vous voyez les petites pastilles ? — C’est comme ça qu’ça s’appelle ? — Euh… j’en sais rien, c’est venu comme ça. Bref ! mes pastilles ça aide pour retrouver le sens. Vous voyez ? Ça c’est le quatorze, et au bout… le dix-huit. — Et alors, il est où le 25 ? — Oui là, j’crois que c’est mort vu qu’après c’est le boulevard. — En plus les nombres impairs ça tombe en plein sur la place, là où c’est vide !                                                   Il a aussi noté : « Sonia, s’attaque d’emblée à la page blanche ; 15 quai d’Anjou c’est le titre ; découvre que Baudelaire a vécu là ; ajoute le portrait classique d’Étienne Carjat ; photo d’antan du quai par Eugène Atget en 1900, au niveau de l’hôtel Lauzun depuis la voie — vide, sauf peut-être, tout au fond, très floue, une calèche —, et en vis-à-vis la copie d’écran du street view en juin 2019, au niveau du no 15 dans l’autre sens (avec la fenêtre grande ouverte au-dessus de la porte d’entrée ; en face, une quinzaine de personnes s’appuyant sur le garde-fou ; visages flous) ; la copie d’écran de l’entrée plein champ (la Harley clinquante garée à côté) ; l’image d’un panneau sur lequel on lit je ne sais quoi. »                                                                        Pardon. Je te balance tout en vrac, tu comprends rien. Mais c’est pas grave. C’était un peu comme ça avec Charles. Ça se sent dans le texte qu’il a laissé à la Structure. C’est souvent comme ça avec ces jeunes qui arrivent en vrac, qui se tiennent comme ils peuvent, effrontément, histoire de faire illusion. Et y en a qui la font bien, très bien même. Ils la tiennent leur illusion. Charles, c’était un de ceux-là. Et ils la tiennent trop bien pour pouvoir rester ne serait-ce qu’un moment dans la Structure, en fait. Et parfois, pour pouvoir rester dans la vie tout court. Charles n’y a pas coupé. Il est pas revenu, et quelque temps après on a appris qu’il y était resté.                              « Alors, le sens ? — Vous avez de la chance. Apparemment, depuis 1805 à Paris, on commence au plus près de la Seine, ou de sa source, et côté pair à droite, impair à gauche. Donc le 25 rue des Marais-du-Temple ça pourrait bien être à l’angle. Après, si y avait plus ou moins de numéros à l’époque… Mais allons-y pour l’angle. — En tous cas, entre le tronçon Albert Thomas et la vieille Beaurepaire, vous les aurez bien arpentées toutes les deux ces rues, Charles. Et vous avez noté que pour quelqu’un qu’a pas arrêté de changer d’domicile, de se loger à un carrefour, à la croisée des chemins, c’est presque logique non… ? Bon, maintenant qu’on y est, qu’est-ce que vous allez retenir ? Qu’est-ce que vous comptez écrire ? — Ben attendez, laissez-moi le temps. — À propos du temps, vous savez qu’avec cette fonction, là, vous pouvez le remonter ? Regardez, jusqu’en mai 2008. Y a treize ans ! Tenez, regardez. Regardez le vélo tout en longueur sur la route. Une belle anamorphose ! — Ma parole, c’est surtout aplati. Et sans tête on dirait un fantôme. C’est pas plutôt dans la tête le petit vélo ? — Non, mais j’dis ça pour vous montrer. Si l’image ça vous convient pas, faites-la défiler dans le temps. Au jeu des petites différences et du hasard, on trouve parfois du sens. J’suis sûr que ça peut faire un petit film original si on passe en vitesse les copies d’écran. — Oui enfin, à mon avis, vous vous faites trop de films. À part la poubelle un peu plus design, et le montant du panneau qui se remplit sûrement peu à peu d’autocollants, et j’parie que vous voulez savoir ce qu’y a écrit dessus… — Et la lumière quand même ! — Et la lumière, et les ombres si vous voulez, mais y a rien qui change vraiment. Vous vous la compliquez toujours comme ça, la vie ? »

Je me suis bien perdu ! J’ai cru me simplifier la vie en reprenant un ancien texte du petit cycle d’atelier Baudelaire (au jeu des adresses), avec les stagiaires de la Structure, je me suis bien trompé ! — On ne retrouve pas le ton de Baudelaire, mais ce n’était pas vraiment l’objet pour moi. Juste de maigres éléments biographiques et littéraires réinventés et deux fugitives citations des Petits poèmes en prose (« le plaisant » et « Le miroir »). Quel était réellement l’objet en imaginant le jeune Baudelaire à la place de cette stagiaire âgée qui supportait tant bien que mal un traitement contre sa schizophrénie ? Ma propre « hallucination », « ivresse » ?

Travail de l’image | #18

Texte et image — le premier texte, du lieu où l’on n’a dormi qu’une seule fois, est systématiquement l’occasion de rechercher une image de ce lieu et de l’intégrer dans le texte ; il peut s’agir d’une photo retrouvée sur un site, d’une copie d’écran du lieu à partir d’une carte en ligne, en street view si possible, d’une photo personnelle extraite de son smartphone, d’une image vite trouvée sur Internet sans autre lien avec le lieu que d’illustration, d’un dessin reconstituant le lieu en quelques traits (c’est arrivé).

Journal en images 1 — chaque lundi matin, un tour de parole pour savoir ce qu’on retient de la semaine passée ; chacun prend des notes de ce que les autres disent ; mise au propre, mise en page avec l’ordinateur ; on illustre librement ce que les autres ont raconté.

Fiction photo — on s’appuie sur le syndrome de la tour de Pise qu’on retient d’un doigt ; on se met en scène dans la cour de façon à ce que l’un semble porter l’autre dans sa main, par exemple ; on fait le tour du quartier et on revient avec une série de photos à effets spéciaux faciles.

Photo augmentée — une image intrigante comme le vieil homme de Dorothea Lange accoudé sur une barrière tournant le dos à la foule (White Angel Bread line, San Francisco, 1933) ; décrire l’image, d’abord ; parler de la scène au moment de l’instant photographique qui déborde le cadre de l’image ; des quelques éléments hors cadre, en raconter un peu plus ; de là, décrire l’image d’une photo imaginaire.

Paréidoles — pour une promenade en ville et chacun repère ces visages urbains inaperçus qui vous observent mine de rien, sur une façade, une bouche d’égout, une boîte aux lettres ; une photo, et on racontera de retour à la Structure ce que racontait ce visage au moment de la prise photographique, vu sa mine.

Une minute pour une image — pour le plaisir, les vidéos très courtes d’Agnès Varda où elle parle des photos de son choix ; on prend exemple sur elle en rapportant trois photos de son choix, et pourquoi ce choix, à dire, à écrire ; à échanger avec une photo d’un autre, à faire comme si on y avait été.

Journal en images 2 — au lieu d’un tour de parole, chacun évoque sa semaine en insérant seulement des images dans un document texte ; on change ensuite de place et on écrit, à partir des images, le journal d’une semaine réinventée.

Collages — une série de tableaux rapiécés de David Hockney réalisés par collages de photos plus ou moins superposées, et c’est parti pour un tour en ville ; dans un parc, une rue, devant un monument, ou soi-même, chacun prend une série de photos décentrées avec son smartphone ; retour à la Structure pour une mise en commun des photos et un travail de reconstitution de ce qui a été photographié par insertion d’images dans le traitement de textes ; prolongement par l’exercice surprise d’insertion de notes improvisées où chacun raconte sa sortie.

Surprises — quand le formateur prend les stagiaires en photo au cours d’une activité, et ça râle — quand les stagiaires prennent le formateur en photo, sa grimace affichée sur le site de la Structure.

Je n’ai pas vu un bon film, le soir, depuis longtemps.

|| Au pied de mon mur (sur l’air d’Auprès de mon arbre — mais débrouillez-vous pour les vers et les rimes)
Troisième petit couplet (des plantes passées, cachées) : quelques plantes à bulbes, tulipes et narcisses. ||

Ce soir, encore une fête d’anniversaire, encore un compte rond, encore une dizaine de plus. Toujours le temps qui passe. Un jour, le dernier, on lui fera sa fête à lui aussi.

Avant de partir, avec le travail de f : stocker, mémoriser et traiter une quantité exponentielle d’images,                   photographiques,                   filmiques,               de tous les registres traversés de la publication, magazines, publicités,                                      les rues des villes | que cet énorme magasin mental, au fonctionnement et aux arborescences encore mal connues, [    ] serve aussi d’archives à des bribes de vie, faits divers, silhouettes croisées, agressions verbales, éléments de presse ou de publicité | images orphelines,                 à notre mémoire des images pour en garder l’accès et la rémanence | photographies perdues,   photographies non faites,     posters et affiches,          souvenirs hérités de films,       bribes orphelines dans l’infinie traversée de la vie,     restées là

La gueule de bois, c’est surtout avec la langue, pâteuse, les jambes en coton et la chair de poule au réveil. (Une série de bribes d’images, écrire au coup par coup, c’est juste ce qu’il fallait.)

Bribes de Structure | #19

La petite tasse noire pour la pause-café, au corps d’amphore.

La masse de feuilles des arbres aujourd’hui arrachés. Longtemps ils ont fait de l’ombre.

Sur le vieux tableau blanc, un cercle, un triangle et un rectangle bleus, superposés, et deux ou trois traits en travers, qui ne s’effacent plus. On n’avait pas fait attention au marqueur indélébile.

Koyaanisqatsi et ses étranges figures humaines fantomatiques, triangulaires, des espèces de boucliers, un groupe de des totems, en suspension sur la paroi rocheuse d’une caverne, et puis un débris métallique en feu qui tourne, prend de plus en plus feu et semble remonter dans le ciel, les images en sens inverse, jusqu’à l’explosion de la fusée, sa reconstitution instantanée, jusqu’à son décollage. Et c’était quoi déjà l’exercice proposé ?

L’horloge bon marché, ronde, blanche, petite et grande aiguilles noires, trotteuse rouge qui a fini par sursauter au même endroit. Qui a fini par s’arrêter.

Sur les affiches dans chaque salle, L’Europe (s’)emploie, et le pronom entre parenthèses qui donne à réfléchir sur la mise entre parenthèses de l’Europe dans son action.

Le grand mur d’étagères en métal jaune du centre de ressources, les blocs de porte-documents en rouge, noir, bleu, vert clair et foncé, gris, les livres et les manuels dispersés, des ordinateurs portables en ligne au niveau le plus haut.

Charlot installé dans la machine prototype pour le faire manger, finissant par prendre des baffes par le bras articulé devenu fou, et les rires des stagiaires resserrés devant l’écran trop petit. Quel rapport avec le thème hygiène et sécurité de la séance ?

Le fond de la salle info qui ressemblait à un atelier avec sa grande table, un ordinateur portable démonté, la carte mère, la carte wifi, le ventilateur et les barrettes de mémoire vive en vrac, les petites vis dans trois pots en verre, deux tournevis, un tube de pâte thermique, une vieille tour éventrée, les nappes d’un autre âge pendent, un tas de disquettes, une rangée de cédés rewrite, les logiciels de traitement de texte et leurs manuels du siècle dernier, des dossiers oubliés, quelques feuilles volantes et la petite lampe noire grillée.

Sur les bureaux, les galets peints offerts par une stagiaire en fin de formation. La tête de furet, à grandes moustaches, de petites billes rondes et vives.

Dans la salle de cours, les dalles de plafond décalées. Les jours de grand vent, elles se soulèvent. Une fois, une moitié de coquille de noix est tombée sur la table.

L’embrasure toujours ouverte, sombre, des anciennes toilettes, la traînée de calcaire bleu-vert des pissotières, le chiotte à la turque condamné, transformé en poubelle, rempli de tout et n’importe quoi, du sac à dos au sachet de sandwich, presque jusqu’à hauteur de porte.

Sur une scène vide, une jeune femme manipule un grand cerceau de métal lourd, danse avec, saute dedans puis roule, cabriole, virevolte et tourne comme une toupie. Juste pour le plaisir dans la dernière séance de l’année. Qui a parlé de La femme de Vitruve !

Le bloc multiprise six prises branché à un autre bloc multiprise six prises branché à une multiprise sans fil triplite, pour une pieuvre de câbles noirs entre deux rangées de tables mêlés aux câbles réseaux gris.

Insupportable petit bonhomme en mousse, en pâte à modeler, en crème de lait ou né d’un nuage, dès cherche à illustrer une action de formation, d’éducation, communication, professionnalisation, intergouvernementalisation pourquoi pas. Infatigable petit fantôme sans visage, laborieux, en boule de suif fade. Identique à lui-même à plusieurs dans toutes les situations possibles. Totalitaire. Si stylisé, épuré, cliché si léché. Et jamais rien autour. Le monde vidé. Et même avec quatre couleurs vives, ce n'est jamais qu’un monde primaire. Increvable petite chose informe trop humaine pour ne pas être vraie. Jusque dans les affiches et les dépliants de la Structure. Le flyer qui finit à la poubelle ou dans le caniveau.

Les marques sur le lino plus claires laissées par les flèches réalisées avec du scotch d’emballage orange durant la période Covid pour un parcours d’entrée et de sortie à sens unique.

Petit exercice emprunté à un atelier philo où il s’agit de dessiner son moi-arbre, et ce profil ressemblant en quelques coups de crayons, la base du cou et des épaules en réseau de racines, la coupe de cheveux en feuillage touffu. Le croquis doit encore se trouver dans un dossier sur le bureau.

Notre pain quotidien, un documentaire sur l’ingénierie alimentaire, des poussins défilent à toute allure sur les tapis d’une chaîne et sont envoyés dans une caisse comme une machine distribuerait en rafale des balles de tennis.

Des grandes feuilles blanches sur les tables. En groupes, à dessiner des paysages mentaux à l’aide de feutre et de crayons de couleurs pour une progression pédagogique totalement oubliée.

Les petits hérissons sur le bord des bureaux, faits avec les pages pliées d’un livre ouvert, des oreilles et des pattes en carton, collées, des yeux en boutons dépareillés, un bout de nez rouge avec des moustaches fil à tricoter. Mais était-ce un hérisson ou une grosse souris ce livre ?

La plante verte de l’accueil dans sa niche de pavés de verre, les tiges ligneuses et les feuilles tombantes.

Dans L’Écriture des pierres de Roger Caillois, la coupe d’une pierre calcaire formant un château en terrasses dans une drôle de jungle, et des personnages de profil dans des chemins de ronde étroits et profonds, toute une tribu pour un exercice de description imaginaire.

((Je ne sais plus où je l’ai lu, mais il me semble que dans l’art zen du combat existe une technique qui prévoit la situation d’ivresse du samouraï — et je me demande s’il une scène de ce genre ne se trouve pas dans Les Sept Samouraïs.))

Mais où ai-je bien pu ranger sur le livre des exercices d’atelier philo ? Pas grave, sur la Toile il y a L’Autofictif. En ce jour de fête nationale :
« Tandis que mes camarades s’initiaient à la voile sur des optimistes, c’est sur un pessimiste, pour ma part, que j’appris la navigation. Tous ces naïfs ont par la suite péris dans des naufrages, coulés par les tempêtes ou les pirates, tandis que, ma goélette définitivement amarrée dans le port, j’enquillais les verres de rhum en fumant ma pipe à la taverne. »

La fatigue. Quand ça empêche d’écrire ce qu’on voudrait écrire, mais on ne le sait pas vraiment, ça peut s’écrire à la place ? Ça s’écrit comment ?

« Une photo de toi. » Et la première qui me vient en tête, c’est celle dont j’ai déjà longuement parlé dans les deux derniers carnets, Marcel. C’est cette photo où tu n’apparais pas. C’est toi plus que jamais, hors Structure.

|| Moitié moins de stagiaire en formation aujourd’hui. Cela n’empêche pas le petit tour de table d’être aussi long que d’habitude, en explorant chaque fois que c’était possible, sur une carte en ligne, les lieux mentionnés. C’est ainsi que j’ai découvert, près de Brossac, au lieu-dit La Coue d’Auzenat, des vestiges gallo-romains : un pan de mur de 75 cm d’épaisseur pour un peu plus de 7 m de hauteur, constitué de briques et de tuiles, avec des trous de boulins indiquant un plafond à près de 3 m et l’existence d’un étage, un trou pour le passage de conduites pour une eau, peut-être, issue de l’aqueduc situé à quelques dizaines de mètres. Il s’agissait d’un corps de logis d’une bonne cinquantaine de mètres sur une vingtaine. On y a vu les ruines d’un temple de Diane, puis d’une villa romaine et peut-être celle d’Ausone par rapprochement avec le nom du lieu. Mais des études ont démenti : le lieu a d’abord été identifié comme las couz d’Ouvenac, soit « les murailles d’Ouvenac »; puis la Cosse eutrement d’Auzenac, ou la prise du cou d’Auzenac. S’il ne s’agit pas d’une propriété du poète latin, ce qui reste du mur correspond vraisemblablement à une maison de maître. ||

Là, il y a trois minutes — il est 00 h 34 min —, dans un ciel vibrant au clair de lune, et un avion quelque part, une étoile filante disparaissant vers l’ouest.

Envie de replier l’autre moitié de l’atelier sur la première. Envie de renvoyer les prochaines consignes sur les précédentes. Dans quel ordre ? Laquelle sur laquelle ? Ou bien pli selon pli ? Et qu’est-ce que ça recouvre, des reflets d’un texte à l’autre, des échos ? De l’écriture sans écriture, pour un pas de côté de la Structure ? Une façon d’en sortir ou un moyen de l’explorer plus avant ? De s’y enfoncer, de pénétrer dans sa boîte noire ?

Pâles reflets | #20

Des images, dans la Structure où je travaille, c’est plutôt rare. J’ai dû en faire quelques-unes, il y a longtemps. Je me souviens de l’entrée photographiée de dessous les arbres, un matin d’été. Une ombre d’un toit barrait la façade et la porte. Je me souviens des trois portes identiques, mais de couleurs différentes. Des stagiaires au cours d’une séance, mais c’était surtout des photos prises entre eux, ou alors faites en sortie. Je n’ai pas de photos de la Structure avec les collègues. Quelqu’un a bien dû en faire, et je n’aurai pas fait attention, et on ne me les aura pas montrées. Mais j’ai quand même une photo de toi. On était en formation. Ou plutôt, on y allait. C’était dans le train, on montait à la capitale.

Une seule image de toi, contre des centaines de messages écrits, des mails sur nos boîtes pro et perso, des textos, sans compter les petites communications à coups d’éphémères notes sur nos bureaux. Tu n’aimais pas te faire prendre en photo. Dans la poignée de celles où tu apparais, c’est une grimace ou la gueule, c’est le regard ailleurs, ou dans un coin de l’image où les lignes s’étirent. Quelle idée aussi de faire des photos avec un téléphone ? Sur une seule photo de toi, c’est toi. C’est nous, même. C’est nous avant la Structure. Nous comme si on se connaissait depuis longtemps. Nous depuis toujours, j’imagine.

Il n’y a que toi sur la photo, mais on sent bien que, pour toi, non. Il y a toi, qui regardes ailleurs, dehors, par la vitre du train, un sandwich en main, et il y a cet air inquiet, l’autre main au niveau du menton, dans le vide, en suspens, les doigts repliés qui n’agrippent rien, mais peut-être prêts à se déplier pour masquer ton visage, ton profil, déjà largement couvert par tes mèches de cheveux, pour cacher cet œil que tu ne saurais montrer, ton cou, et ta gorge largement découverte. Il y a toi sur la photo et il y a ton profil hésitant, inquiet peut-être, qui se laisse prendre en photo du coin de l’œil. Il y a toi et ton oreille à travers tes mèches qui m’écoute, m’observe mine de rien. Il y a toi et il y a moi en sourdine. De l’autre côté de la vitre où tu as l’air de regarder sans rien voir. Dans la main à moitié abandonnée, à moitié crispée. Dans le papier froissé tenu dans l’autre main comme un flambeau. Dans le cou, la gorge offerte et la boucle d’oreille pendante. Dans les breloques floues en forme de plumes ou de feuilles, ou un attrape-rêve. Dans le bleu turquoise sur le cou rosé. Dans les mèches brunes retombant sur la joue. La robe bariolée, les traits bleu, clair et foncé. Les noirs, les gris et les blancs. Le gilet blanc. La montre argentée. La bague noire. Tu as toujours eu la peau claire.

Par la fenêtre, on voit des arbres et au milieu un toit, un pan de mur. Ton regard se porte avant, hors du cadre de l’image. Tu vois par là quelque chose qui devait ressembler à ce genre de paysage. Mais est-ce que tu l’observais vraiment ? On aperçoit aussi sur la vitre, en filigrane, ton reflet. On devine l’autre versant du profil, l’autre joue, l’autre œil invisible même s’il est caché dans un feuillage. Mais pas les lèvres, masquées par la lampe plaquée contre la vitre, une sorte de plateau. Et alors, d’un reflet à l’autre, est-ce que tu n’étais pas en train de me regarder, le téléphone en main ? Est-ce que tu ne m’observais pas en train de te photographier ? Est-ce que tu n’attendais pas, avant l’image, résistant à ton inquiétude, ton impatience peut-être, que la chose que tu m’accordais, un pâle reflet de toi, fût enfin terminée ?

Tout à l’heure, une série documentaire sur la guerre de 1870. Une guerre d’ancien régime (pas besoin des majuscules, pas besoin des noms des vieux dirigeants « vaindicatifs ») avec la modernité du siècle à venir (en train de naître ? ou déjà la guerre de Sécession ? la Crimée… ?) : des masses de soldats, des masses de morts à chaque bataille ; la couverture médiatique de la presse ; beaucoup d’images, des dessins, des tableaux, beaucoup de photos fascinantes ; et l’événement vécu de l’intérieur avec le journal de la jeune et belle Geneviève Bréton.

(D’avant le monde, à l’avant image ?)

Formes d’une guerre — promis, pour mes congés ce sera L’Art de la joie : « Dans ce rêve il s’agit de choisir, sur l’étagère, le bon livre, celui qui t’est réservé pour en écrire les pages, sur la très vague ébauche comme au lavis où sont couleurs et mouvements et lieux et telles silhouettes de personnages mais rien de plus. Un livre où tu aurais tes pages de colères, tes pages de mémoire, tes pages d’invention et tes pages de rêve, et même aussi le carnet du livre où comme ici c’est de ce livre à écrire qu’on parle et qu’on rêve. »
(Si ça c’est pas un épigraphe ?)

Quand mon envie du moment correspond grosso modo à la consigne de f du moment : Un renversement énorme : travailler un texte, ce n’est pas forcément d’abord écrire la page suivante (en plus, elle est blanche). C’est reprendre l’état actuel du texte, et explorer de l’intérieur ce qu’il a à nous apprendre.

Rentrer dans la Structure | 21

Dans la Structure, les premiers temps. Du temps de la première adresse, du temps du numéro double, le numéro bis du Chemin Noir[1]. Disparu[2].

Du temps de la vieille Fiat, la Uno bleu marine[3]. En entrant dans la cour, les soubresauts des nids de poule. Le goudron désagrégé, troué, couvert ici et là de touffes d’herbe, des cailloux blancs, un mélange de terre et de sable. Les bonds en entrant dans la cour, à faire sauter la musique, le lecteur[4].

La Structure, les premiers temps de formation. Les préfabriqués, toujours là, juste un coup de peinture. Mais les trois arbres, les érables sous lesquels se garer, l’ombre sous laquelle s’abriter l’été, en fumant, en buvant un café, en discutant. Disparus. Les baies vitrées des préfabriqués offertes à tous les temps[5] de l’année, à tous les vents solaires[6], l’été. Et la haie en entrant, le long de la murette grise, tachée, repeinte. Disparue. Tout arraché. Tout goudronné. Plus de caillou roulant sous les pieds, plus un brin d’herbe folle. Plus de lichens sur la murette repeinte.[7]et[8]

La Structure, et de la place nulle part[9] sauf devant le cabanon de chantier. Le cabanon rouge et blanc pour cuisine modulaire. De quoi se faire un café pendant les pauses. De quoi se protéger de la pluie, du vent, du gel. Du soleil aussi, en étouffant. Un cabanon pour tous, stagiaires, formateurs, secrétaire[10]. Pas la direction[11]. Le cabanon, côté cuisine, un frigo pour sa gamelle, un micro-ondes pour la réchauffer à midi. Cafetière et bouilloire et tout un chantier de tasses, gobelets, assiettes en plastique, couverts dépareillés, serviettes en papier coloré, poivre et sel, sucre et sucrettes, touillettes en bois, paquets de café, sachets de thé, d’infusions, fruitées ou épicées, amères[12].

Le cabanon en entrant, l’espace cuisine à gauche, la cabine pour déjeuner à droite. La table ovale, des affiches, un petit meuble. Des magazines sur le monde de la formation et de l’entreprise[13]. Jamais ouverts. La vitre coulissante, vue sur les arbres, les préfas, la grande salle de cours. En déjeunant après les stagiaires. En déjeunant avec la secrétaire. Avec Sophie les premiers temps[14].

La grande Sophie, du temps des élections présidentielles[15]. Un air sérieux, presque fermé derrière son bureau, affairée[16], le secrétariat rigoureux. La parole libre, franche, un humour parfois piquant. Militante à sa façon et grande lectrice. Toujours à l’écoute des infos et des romans contemporains, de La Grande Librairie[17]. Licenciée, elle deviendra correctrice-rédactrice à domicile, blog à l’appui[18].

Mon bureau les premiers temps ? Un fauteuil pour deux, sur une table d’écolier, ou presque, dans un coin plutôt humide et sombre du centre de ressources, caché derrière un jeu de bibliothèques remplies de porte-documents, de dossiers, de manuels, quelques livres, des cassettes vidéo et des cédéroms en vrac parfois, souvent, et disposées comme des panneaux structurant un open space[19]et[20].

[1] Il s’agissait du 7 bis Chemin noir. Aujourd’hui, c’est le 5 ; le 7 se trouve plus bas, au niveau du gymnase du collège selon Géoportail. La rue comporte encore beaucoup de numéros bis et ter (au 2, 4, 6 et 13). Quant au 5, la même carte en ligne indique cinq emplacements différents, du 5a au 5e.
[2] Pourquoi cette précision ? En n’indiquant aucun numéro, je sous-entendais que je ne m’en souvenais plus. Ce qui, d’ailleurs, était faux. Ah… les fausses satisfactions de la langue. (Et pas sûre qu’une note suffise pour racheter cette faute en apparence vénielle. Biffer, peut-être. Supprimer, ce serait mieux.)
[3] Oh, ma vieille voiture d’étudiant que j’ai gardée longtemps, jusqu’à épuisement. Jusqu’à ce qu’elle pète littéralement une durite et ça fumait blanc et ça roulait à moins de 50 km/h, c’est arrivé juste avant le rond-point pour entrer sur l’autoroute qui m’emmènerait à l’université où je devais donner des cours. On sera allé à la cafette ou à la bibliothèque à la place. Moi, je suis entré sur l’autoroute en mode warning, et je suis resté en rade dans une station-service tout l’après-midi. Je n’avais pas encore de smartphone. C’est le pompiste qui m’a prêté le sien, mais personne ne répondait. J’ai réessayé plus tard chez le carrossier, j’ai fini par avoir la secrétaire de la Structure, Naïs à l’époque. Qu’est-ce qu’elle pouvait faire ? Rien. Mais quelqu’un savait, j’étais moins seul. Bien refroidie en fin d’après-midi, la Uno a fini par redémarrer, je l’ai emmenée jusqu’au parking des pompiers de Saint-Loubès, d’où j’ai pu téléphoner pour qu’on vienne me chercher. La nuit est tombée, je n’ai pas pu poursuivre ma lecture en attendant, Sur les épaules de Darwin.
[4] Le lecteur musical, bien sûr, de CD, au carrefour du lecteur tout court, présentement en train de me lire — peut-être, rien n’est moins sûr ; d’ailleurs, y a-t-il un lecteur dans ce carnet ? —, à qui je fais signe. Pourquoi ? Allez savoir. — Encore une de ces fausses satisfactions de la langue… ?
[5] À tous les temps au lieu de "à tous les vents" : j’ai voulu éviter une formule toute faite simplement avec un double jeu de mots, sonore (vent/temps) et sémantique (temps-climat/temps-durée) ? Tu crois vraiment que ça fonctionne ?
[6] Et la même formule amplifiée par sa répétition implicite, déformée par l’image, par l’expression venue de l’astronomie désignant la lumière, l’énergie, la chaleur intenses. Ça fait quand même beaucoup de vent dans les phrases. Et combien de fausses satisfactions, déjà ? Plus que de paragraphes ?
[7] Manque un disparus. Quitte à les répéter, autant y aller jusqu’au bout du paragraphe. On notera que le disparu initial, que je pensais supprimer, annonce en fait cette série répétitive, qu’on entendra comme une plainte du temps, du vent qui passe.
[8] Tout n’a pas totalement disparu. Je dois posséder une photo ou deux de la Structure où l’on aperçoit son ancienne cour. Et c’est encore cette dernière qu’on aperçoit sur Google Maps en mode street view (en novembre 2020, septembre 2018 et ma 2013). (Mai 2013 : il suffit d’entrer à côté, dans la résidence des pompiers, pour s’avancer dans la cour de la Structure au moment où je suis arrivé.)
[9] Étrange comme les informations arrivent parfois. Bien sûr, j’arrive dans la cour de la Structure et il n’y a pas une place où se garer : tout le monde a compris. Et pourtant, l’espace d’un instant, je me suis retrouvé sur une place et, de ce point de vue là, il n’y avait nulle part où aller, ou bien c’était nulle part cette place, et ç’aura peut-être également correspondu au nom même de la place, mais sans majuscule : la place Nulle Part ! Mais c’est bien là le monde comme il va, dans la Structure.
[10] Avec ou sans les articles, la petite liste ? Plutôt avec, à cause du décalage entre les pluriels masculins et le retour du singulier au féminin. Et puis on a l’impression de se bousculer dans le cabanon.
[11] Non, j’ai beau essayer de me souvenir, je ne me souviens pas avoir vu ni Joëlle ni Isabelle déjeuner dans le petit cabanon de chantier avec nous, ni prendre un café. Moi-même, pendant un temps — celui où je me suis retrouvé seul entre midi et deux, jusqu’à l’arrivée de la nouvelle secrétaire et des nouvelles collègues —, j’ai abandonné le cabanon, je fermais la Structure et je partais sur le parking du supermarché, garé devant l’espace culturel, j’avalais trop vite ma gamelle en écoutant de la musique ou les infos, en regardant les caddies passer et le voisin de parking mordre un sandwich, et j’allais faire un tour dans les rayons de livres et de disques. Parfois, je tombais sur un stagiaire, Stéphane, qui me tapait la causette quand je ne pouvais pas l’éviter en tournant le dos et en feuilletant un livre, la tête dedans. Zut ! pas moyen d’être tranquille ! Comme si ça lui suffisait pas la formation.
[12]  Quoi d’autre, qui m’échappe. Le petit radiateur, un grille-pain à fond l’hiver qui ne parvenait pas à chauffer le cabanon. L’été, le frigo tournait sans cesse. Et il ne fallait pas oublier de l’allumer chaque matin avec le bouton de la multiprise, sinon… Mais avec la cafetière et la bouilloire branchée dessus, mise à contribution par un stagiaire dès le matin, ça ne risquait pas. Ça a bien dû arriver quand même.
[13] Inffo, elle s’appelait (et s’appelle toujours) la revue. On trouvait aussi le petit livret mensuel Sortir 16, pour des sorties en tous genres, et quelques numéros datés du magazine In Cognac | le magazine tendance version pour elle & lui.
[14] Et après, avec Anaïs. On allait acheter une formule sandwich, boisson et viennoiserie (un chausson aux pommes pour moi si possible) à la boulangerie du rond-point au coq L’Humeur affamée et on revenait manger dans le cabanon. Et puis un jour, durant une période difficile pour elle, elle a préféré rentrer déjeuner chez ses parents. J’ai fini par délaisser les formules de la boulangerie pour des gamelles maison, avec les restes de la veille, et préféré la voiture (la 206 après la Uno) et mon lecteur au cabanon et à la compagnie des stagiaires (avouons que je me lassais parfois), formule déjeuner sur goudron et promenade en galerie marchande (des toilettes d’un côté à l’espace culturel de l’autre).
[15] Du temps du Front de Gauche, et elle y croyait, elle trouvait qu’il se passait quelque chose à ce moment-là avec Mélenchon. C’est vrai, mais elle avait un mandat d’avance.
[16] Phrase tordue. Le participe passé à valeur d’adjectif est bien loin du nom qu’il qualifie, au début de la phrase précédente. Mais c’est bien ce qui arrive quand on s’affaire, sans voir l’équilibre instable dans lequel on se retrouve.
[17] Je ne sais jamais trop avec le nom des émissions télé et radio, en italique ou pas ?
[18] Viadeo Inside d’abord, puis Viadeo Live sur viadeo.com. Aujourd’hui, c’est « error 404 » sur viadeo.journaldunet.com. Et puis Sophie doit être en retraite. On n’aura pas eu le temps de la fêter. On n’a même pas fêté son départ avec son licenciement.
[19] Si l’espace est ouvert, un panneau au milieu, ça déstructure cet espace, non ? ou c’est la structure du panneau qui le dénature ? (— Comme on se retrouve, byzantiniste !) En tout cas, aujourd’hui, l’espace s’est totalement ouvert, la salle est devenue celle dite du centre de ressources où l’on ne va presque plus, et je n’ai pas de bureau. Ou alors j’en ai deux, chaque fois partagé avec Cécile dans une salle, Muriel dans l’autre. (— Un fauteuil pour deux et le cul entre deux chaises, quoi.)
[20] Open space : et quoi de mieux pour terminer un texte qu’une formule devenue assez courante dans la langue et, en même temps, littéralement étrangère, comme une façon d’étrangler le texte en douceur avec les nœuds coulants que la langue porte à son cou ?

Petite balade à vélo. Au petit barrage de débordement de l’Île verte, l’eau s’écoule lentement, et chute d’un mètre environ en bouillonnant. Les gerris se laissent dériver. À quelques centimètres de la chute, on pense qu’ils vont boire le bouillon. Mais non, d’un coup de pattes puissant, ils remontent de quelques dizaines de centimètres. — J’ai vu en même temps un petit en attaquer un autre deux fois plus gros que lui au moins, qui s’en est allé.

Ou bien cet autre extrait de Formes d’une guerre pour épigraphe : « Quarante fois parler, quarante fois crier, quarante fois la page affichée collée punaisée mais qui dans ma cour fait le crochet qui dans la cour vient traverser sinon rapidement sinon dans l’ombre et se cachant : on prend des raccourcis par ma cour où sont mes pages, on passe vite dans la cour où je parle et je crie. »

Étrange comme le fait de me relire à distance me dérange moins qu’avant. Avant, cela m’était difficile. J’écrivais — j’écris toujours, je crois — tel que f le dit dans Formes d’une guerre — et il y a bien de ça, du combat intérieur : « comme on secoue, comme on accepte, comme on pousse, comme la course à tous les mots et associations et rêves et images et crises et forces et tensions et relâchements accumulations et puis voilà, on l’a fait, on s’en va ». Avant, je ne me relisais pas. Maintenant, oui, un peu. Et ça ne me dérange pas vraiment. Attendons, mais à la fin, j’aurai peut-être gagné ça ?

Pas vraiment d’accord avec John Irving quand il confie au journal Le Monde que « l’auteur doit connaître la fin de son roman avant de le commencer ». Mais j’avoue qu’il n’a peut-être pas entièrement tort : si j’écris depuis pas mal de temps, moins qu’Irving néanmoins, je connais d’autant la fin de mon roman que, d’une part je ne l’ai pas commencé, et d’autre part je ne crois pas mes textes relèvent du roman. J’écris, c’est tout. J’écris sans fin.

De quoi relève l’art brut ? Peut-être « des marginaux réfractaires au dressage éducatif et au conditionnement culturel, retranchés dans une position d’esprit rebelle à toute norme et à toute valeur collective » — selon Michel Thévoz (cité dans l’article d’Hubert Damisch et Hervé Gauville sur l’art brut pour l’Universalis) : « Ils ne veulent rien recevoir de la culture et ils ne veulent rien lui donner. Ils n’aspirent pas à communiquer, en tout cas pas selon les procédures marchandes et publicitaires propres au système de diffusion de l’art. Ce sont à tous égards des refuseurs et des autistes. »

Pourquoi cette question ? Parce que Séverine, qui semble éloignée de bien des choses, mais pas autant que ce qu’on pourrait croire (sinon elle ne viendrait en formation dans la Structure ou serait vite partie) — Séverine, à qui j’ai demandé l’autre jour de prendre quelques notes sur les lieux les plus éloignés où elle a pu aller, pour en faire une description, un petit récit — Séverine, une Voyageuse qui n’écrit pas, qui n’a pas écrit depuis longtemps, qui ne se souvient pas de la dernière fois qu’elle a écrit comme ça, si elle a jamais écrit comme ça — Séverine a écrit, texto :
J’ai été à lourdes pendant 3 semaines avec ma famille mon mari et mes enfants et ma belle-mère on a été avec un car avec d’autres personnes on s’est arrêté à la cité saint pierre, chacun avait sa chambre et on c’est tous retrouvé à la cafétéria de la cité saint Pierre a 7 heure du matin on avait le petit déjeuner après le petit déjeuner on est parti de la cité saint pierre pour allait visiter les église à coté de la cité saint pierre on est entré dans l’église de la cité avec un prête est on a fait la confirmation mon mari moi et ma belle-mère on a voulus faire notre confirmation à lourdes c’était notre rêve à midi trente on est retourner à la cité saint pierre pour allait à la cafétéria pour manger on à fini de mangé à la cafétéria vert 1 heure 30 on est parti visité le musée de lourdes et les cathédrale de lourdes et les basilique à coté de la grotte de lourdes ou est situé la petite sainte la mère de jésus la ou qu’on fait des pèlerinage devant la grotte devant la petite sainte la mère de jésus on allume chacun son toure une bougie chaque personne pose la bougie et dépose la bougie à coté de la petite sainte et on touche la petite sainte marie et chacun son toure fait des prière et il ya aussi un bassin vert la grotte de l’eau bénit pour ce purifié et laver son visage vert la grotte un peut plus loin y a des bonne sœur religieuse et des prêtes à chaque personne von passer chacun leur tour y a trois bone sœur qui vient nous chercher il nous emmène dans une pièce la ou qu’on se déshabille trois bonne sœur nous m’est dans l’eau gelé pour nous soulagé le mal et les douleur de notre corp et notre souffrance avec le prête on fait une prière et on demande à la petite sainte quelle nous guérit et chacun notre tour on prend chacun un bidon de lourde pour nous guérir on est monter au chemin de croix ou jésus à était crucifié et porter sa croix là ou jésus à était crucifié avec les prêtes on fait des prière à chaque endroit ou jésus à passer et à marcher  et porter sa croix jusqu’au calvaire ou jésus à était crucifié sur la croix on a était visiter la bergerie ou la petite sainte Bernadette Soubirous la ou qu’elle marcher tout en au de la montagne avec c’est mouton et aussi on a était visité la petite maison de famille de la petite sainte Bernadette Soubirous et aussi on a était dans un village dans la ville de lourdes ou son père Soubirous travaillé pour fabriqué du fromage de chère et on a visité la ville de lourdes on à acheter des souvenirs et des carte postale de lourde pour la famille qui à pas allait qui était malade et après les de dernier jour de la troisième semaine on n’est rester a la cité pour manger ensemble à la cafétéria avant de partir pour prendre le car pour rentrer chez nous à notre domicile à Barbezieux
Imagine-t-on l’énergie de la langue qu’elle a dû déployer pour prendre ses notes, la force de l’expression à l’œuvre pour les taper d’un trait ? Sait-on d’où ça lui vient, et de qui cette voix, ce souffle, ce coffre ?

Chemin noir de 7 à 5 | #22

Vendredi 19 juillet 2024, vers 9 h. Il fait très beau, le thermomètre de la Twingo indiquait déjà 24 °C au départ. | En remontant par le quartier des Granges jusqu’à la patte d’oie où il faut tourner à gauche pour enfiler le Chemin noir — un cédez-le-passage mal fichu, avec ses balises blanches gênantes —, j’aperçois Claudette, en robe bleue légère et gilet blanc. Elle descend la rue Victor Hugo et va, elle aussi, prendre le Chemin noir à sa droite pour rejoindre le domicile du petit papi où elle se rend chaque matin. Je klaxonne, un petit signe de la main. | Avec le dénivellement de la chaussée pour les eaux pluviales, l’entrée dans le Chemin noir est toujours cahoteuse. La lame du pare-chocs frotte.

À gauche le muret de la caserne des pompiers et ses piquets de blancs rouillés pour un grillage inexistant. À droite, une grande façade sans ouverture. | L’entrée de la caserne, toujours ouverte, la place vide, les camions bien en ligne sous les hangars ouverts. À l’angle du muret, qui est aussi celui du Chemin noir et de la rue Victor Hugo — ou la rue des Basses douves, celle qui s’écarte et fait la patte d’oie —, le bloc rouge de la cellule dévidoir, toujours là, le panneau bleu pour un parking avec places pour handicapés. | La voie est à sens unique. Elle était à double sens quand je suis arrivé. | D’un côté, un petit trottoir étroit. De l’autre une voie piétonne signalée par marquage au sol le long de la caserne.

La première fois que j’ai cherché le Chemin noir, c’était pour préparer mon entretien avant d’entrer dans la Structure. Je voulais savoir où elle se trouvait. Et je ne l’ai pas trouvée. Je me suis d’abord arrêté au début de la rue des Basses douves, près de la MSA, et je l’ai remontée en vain à la recherche d’un 7 bis inexistant, assez loin. J’ai pris la rue qui faisait l’angle, le Chemin noir, mais je n’ai pas trouvé non plus. Jusqu’au stop du gymnase du collège, rien que des murettes, des grillages, des haies de pavillons à jardinets, pour quelques numéros bis et ter au 6. Mais pas de 7. Et pourtant, il était bien inscrit sur un petit panneau, en blanc sur rouge, le nom de la Structure, avec une flèche dessous. Je n’aurai peut-être pas voulu le voir, devant cette entrée de chemin blanc, sur ce portail gagné par des herbes et des haies à demi sauvages, cachant mal derrière un vieux préfabriqué aux murs noircis ?

La rue n’a pas vraiment changé. Ce sont toujours les mêmes murettes, dont celle du parking et l’accès pour handicapés de la MSA, les mêmes grillages, peut-être refaits, les mêmes haies, plus hautes ou taillées. Les mêmes pavillons, même si pour l’un d’eux on a effectué des travaux de rénovation pour installer une baie vitrée sous un toit. Pas les mêmes voitures, les Minis de la petite cour au 4 bis, une rouge et une bleue, ont disparu pour une plus grosse voiture noire et une petite blanche. | Entre la grande façade de la caserne et celle des logements de fonction, entre le mini H.L.M. et la grande maison collective, le petit espace plus ou moins caché par un brise-vue à lattes cassées, fendues. Au pied du sapin et du bouleau, un bidon en métal et un tronçon d’une grosse canalisation ou gaine en plastique annelée faisant peut-être office de tunnel pour les enfants.

La petite route des logements de fonction : l’entrée entre les trois ou quatre conteneurs pour les poubelles et la boîte aux lettres six alvéoles sur pied, dans la haie. Je ne suis jamais allé au bout de cette voie, derrière la caserne, mais la Google-car y est allée. C’est avec les images 360 en ligne que j’ai pu m’avancer dans cette rue, qui n’en est pas vraiment une. Je me souviens avoir choisi un angle de vision sur la cour de la Structure et glissé le point de vue le long de la murette de clic en clic. À chaque nouvelle vue une copie d’écran, pour une série d’images de mai 2013 collées bout à bout. J’ai ainsi une photo de ce qu’ont pu être la Structure et sa cour, vues d’à côté, à peu près au moment où la Structure m’a engagé.

En face de l’entrée de la Structure se trouve une allée menant à deux pavillons, et une maison plus ancienne qu’on aperçoit au fond. Je me demande s’il ne s’agit pas d’un ancien chemin qui devait joindre le Chemin noir à la rue Turgot qui lui est parallèle, ou du moins deux routes à l’époque.
Je me souviens aussi avoir déjà écrit un texte dont le Chemin noir est le lieu qui détermine le personnage qui arrive. C’était ça, quelqu’un arrive quelque part, et l’arrivée c’était la Structure, et on arrivait par le Chemin noir. Qui ? On ne sait pas. Je sais juste qu’il descend la rue dans le même sens que moi. Il aurait pu arriver dans l’autre sens, remonter la rue par le stop. Mais non, il me suit. Jusqu’au portail de la Structure. « Le portail est encore ouvert. Il marque un temps d’arrêt, jette un œil derrière lui, observe la cour vide. Les préfabriqués à droite, trois arbres, le bâtiment du fond (trois lettres rouges, presque noires avec le soleil dans les yeux, qu’il distingue mal), le cabanon de chantier à gauche. Un coup d’œil sur l’espèce de trappe en ciment, ce soir, posée contre le portail. Une grande trappe carrée, un trou rond au milieu. L’ont oublié ma parole. » Et voilà : la trappe, la parole, l’oubli. Il n’a aucun souvenir. Il arrive, c’est tout. Il arrive quelque part, il est là pour le lieu, il parle pour le Chemin noir, il oublie et entre dans la Structure. Je ne me souvenais pas de tout ça en écrivant le texte. Je me le rappelle en le relisant. Et ce détail, en entrant dans la Structure, dans la cour, le cabanon, les toilettes, cette insistance sur la trappe de l’entrée, le coup d’œil répété. Ça devait être au moment des travaux de rénovation du portail, où on a coupé la haie derrière, et tout le long de la murette aussi. Et on a construit un rebord en ciment pour le caler, et adieu les herbes sauvages. Et il y avait une trappe en ciment, il y avait un regard à l’entrée de la Structure. Et ce regard est resté ouvert quelque temps.

La fin du Chemin noir, jusqu’au stop, entre la murette de la Structure rehaussée d’un grillage et un vieux muret à tuiles doublé d’une haie. | Dans le caniveau, deux bouches en fonte en vis-à-vis. | Après le stop, c’est encore le Chemin noir, mais je n’y vais pas souvent. Hormis le gymnase, ce sont des pavillons et des jardins, des arbres et des fleurs. Un joli parc et une maison symétrique au bout de la rue, qui a l’air de vous regarder. | Je descends parfois la rue pour gagner le centre. Au bout, il faut tourner à droite, mais le Chemin noir continue. C’est une chicane et une impasse pour les voitures. Il y a des bornes. | Et la route continue. Le Chemin noir devient un chemin de goudron et d’herbe étroit pour vélos et piétons. Des jardins potagers, une haie sauvage qu’on appelle palisse. Jusqu’à la route passagère, l’avenue de l’Europe | Et la route continue en face, une allée goudronnée. Et puis un chemin d’herbe. Des vignes, un champ.

Je me souviens les avoir photographiées, les deux bouches. C’était à la fin d’une sortie "paréidolique". Avec les stagiaires, on était sortis en ville pour lui tirer ses portraits. On a pris des photos de visages avec des portes, des fenêtres, des boîtes aux lettres, trois nuages dans le ciel bleu, une sonnette, etc. Et pour finir, avant de retourner dans la Structure, ces deux bouches pour un regard ou un masque noir.

Aujourd’hui, Naïs, la secrétaire de la Structure il y a quelques années, est venue à la maison avec Amaury et leur petite Lya. Elle vient d’avoir deux ans et commence à parler. Ses premiers mots en arrivant, c’était une sorte de pensée pour le chien resté à la maison : Baco i’ m’agace. C’était mieux qu’un Boyou et des bisous conventionnels espérés par ses parents, elle partageait directement son quotidien en racontant une histoire que chacun aura imaginée autour de sa phrase. Parce que C’est qui Baco ? et Pourquoi il t’agace ? Il a fait des bêtises ? — Baco i’ fouine ! Baco i’ pique tout !

Là qu’il a fait chaud pendant quelques jours, et qu’il pleut ce soir, d’une pluie de soir d’orage sans réelle force, une pluie d’orage après le front des éclairs et des grondements, la force de la terre mouillée, ses odeurs, son parfum d’herbe sèche.

Mais f non plus n’est pas tellement d’accord avec John Irving : « Du courage d’avancer dans l’écriture : que justement tu ne sais rien, ni la suite ni la fin, tu continues et voilà, les morceaux s’assemblent. » (Formes d’une guerre)

|| Au pied de mon mur (sur l’air d’Auprès de mon arbre — mais débrouillez-vous pour les vers et les rimes)
Quatrième couplet (des herbes, trop difficile) : … ||

L’autre soir, au fond du jardin, un ver luisant. D’un vert lumineux, plus intense que la dernière fois, plus fort qu’un lumignon d’un appareil en veille. Je me suis allongé sur sol pour l’observer, en faisant bien attention de ne pas l’effrayer — je me suis accroupi, j’ai allongé et écarté mes bras, je les ai placés autour du ver en me projetant un peu, avec le moins de bruit possible, en position comme pour faire des pompes, et je me suis allongé doucement. Et je l’ai vu, entre les brins d’herbe, une petite bulle de lumière vert tendre, légèrement striée (mais j’ai la vue mauvaise), qui bougeait, se retournait.

Sinon, ça t’arrive de finir un texte ?
Évidemment que non. Et surtout pas le dernier. Entre réel et souvenir : le réel, insaisissable, sinon par coupes franches ; et le souvenir, qui voudrait tout reconstruire comme d’un bloc bien lisse, un ciment bien linéaire : comment tu veux que je m’en sorte ?
Le ciment de la trappe ?
Oh non ! je fais pas si bien que le cantonnier.
(Ça existe encore ça, les cantonniers ?)
(Le mot oui. Le métier…)
(Ça jamais été un métier de toute façon. T’en connais des diplômes de cantonnier ?)
(Ah non, tu veux dire un emploi, l’activité pour gagner de l’argent après tes diplômes, c’est un emploi. Et souvent, il a rien à voir avec tes études. Le métier, c’est pas pareil. Le métier, ça vient après, ça vient avec l’activité pour gagner sa vie, souvent à la fin d’ailleurs.)
Non, moi, c’est pas la trappe, c’est ce qu’il y a dedans, c’est le ciment de l’oubli.
{Il paraît qu’Aristote a dit qu’avant soixante ans on faisait rien de bon.}
{Ben vivement la retraite !}
(Ça y est, j’en ai une, de Maxime du Camp, Mémoires d’un suicidé : « As-tu vu sur les grandes routes travailler les cantonniers ? Ils bouchent les ornières, rassurent les talus, comblent les trous, font écouler les rigoles, ou, lorsque le temps est beau, se contentent de balayer la poussière… »)
(Ouais, et même je me souviens que dans mon village d’enfance c’était lui le fossoyeur.)
{Ça existe encore ça aussi ?}
{Non, t’es agent des pompes funèbres maintenant. Faut suivre une formation pour ça.}
{Ouais et c’est pas simple. Moi j’ai mon beauf il est conseiller funéraire. Il a jamais vu un mort de sa vie. Il reste souvent à l’agence derrière son bureau et son écran pour pas mal de paperasse et de rédaction.}
{Oh, la loose…}

Le tunnel | #23

Derrière les préfas de la Structure, tu savais qu’il y avait un tunnel ? En fait c’est une espèce d’appentis. Une pente de toit qui prend appui sur le mur carton-pâte de la Structure, parce que c’est fait comme ça au fond ces vieux préfas des années 60 ou 70, et qui repose et qui court sur la longue murette en face du collège. Et un appentis fermé de 60 ou 70 mètres, c’est une espèce de tunnel, non ? C’est là-dedans que les agents des espaces verts, ou les cantonniers si tu préfères, viennent parfois fourrer je ne sais quoi en attendant la déchetterie. Il y a longtemps que j’y suis pas allé voir. La dernière fois, c’était surtout des sacs géants remplis de bouchons et des capuchons en plastique de toutes les tailles et de toutes les couleurs. Je me souviens, j’avais fait des photos.

La première fois, c’était des chaises et des petits bureaux individuels en bois pour des écoliers. Il y avait quelques vieux bacs de lavage pour coiffeur aussi. Des restes de l’ancien CFA. C’était ça la Structure avant. Dans les préfas, on formait des coiffeurs. Je crois qu’on formait aussi des cuisiniers et des menuisiers. Il y avait des salles pour l’apprentissage technique et des salles de cours théoriques. C’est toujours un peu ça d’ailleurs, sauf que le technique et le théorique ce sont entremêlés, superposés, avec les écrans et les claviers partout. Sauf qu’on forme pas à un métier. C’est de la formation pour ceux qui n’en ont plus et qui n’en trouvent pas. Et pour ceux qui n’en auront jamais. C’est de la formation pour soi, et souvent sur soi. C’est pour du travail, mais d’abord sur soi. Et ça aussi, faut pas croire, ça finira remisé dans le tunnel, derrière la Structure. Ça finira comme les chaises et les tables d’écolier. En vrac avant la déchetterie. Le tunnel, comme une espèce de purgatoire. Mais à purger quoi ? Quelle peine ? La peine sociale ? La peine d’avoir perdu ton boulot ? La peine de plus pouvoir l’exercer parce que t’es usé ou malade ? La peine de pas en trouver ? La peine de pas avoir été formé ? La peine de pas avoir suivi un cursus normal à l’école, si ça existe, ça, l’école normale ? La peine de se retrouver en formation derrière un écran et un clavier ? La peine de retrouver et de travailler sa langue ? La peine de s’y raccrocher tant bien que mal et très mal, pour le meilleur du pire, alors que t’y as plus touché depuis des années et ça te serait même pas venu à l’esprit tellement c’était un poids, ça ? La peine, tellement c’était une tare, ça, à l’école, que tu te traînais pour quelques fautes systématiques ? La peine de l’expression, plus illisible encore que l’heure quand les aiguilles tournaient pourtant toujours à l’envers, même à l’arrêt ? Et y avait pas une horloge d’ailleurs dans le tunnel ? L’horloge bleue, avec sa trotteuse qui bégaie, elle aussi elle finira dans le tunnel. Avec les claviers et les écrans. Y en a déjà plein qui attendent leur heure dans la salle des archives. Des tours noires avec de vieilles cartes-mères, d’anciens processeurs et de la petite mémoire vive incapables de supporter les nouveaux systèmes d’exploitation si bien nommés. À croire, à croire, oui, qu’ils soient d’avant, d’aujourd’hui ou de demain, ces systèmes si bien nommés, en forme de pomme, de fenêtre ou vaguement androïde, à croire que t’es déjà remisé dans la Structure, que tu purges déjà ta peine. Mais laquelle ? Tu le sauras jamais, t’es déjà trop loin au fond du tunnel.

J’ai retrouvé les photos. On voit bien la terre battue, les plaques de fibrociment et quelques-unes en Plexiglas qui font un puits de lumière au fond. Et t’as l’impression que c’est bien plus long que la Structure. Et même, l’impression d’une pente. Ça doit être parce que la murette devient de plus en plus haute. Ou c’est la photo, prise avec un ancien téléphone. En tout cas, à droite, sur des étagères, de gros montants métalliques rouillés, et des plus petits, argentés, sur trois niveaux. Peut-être la structure d’un échafaudage. À gauche, entre un gros bidon orange Motul et un autre blanc, orné de caractères illisibles, un petit escalier en béton pour entrer dans la première salle de la Structure, là où personne ne va. Juste derrière, les très gros sacs blancs, des Big Bag d’un mètre cube. Sept ou huit comme ça peut-être, le long du mur de la structure. Certains sont pleins et fermés, on ne voit pas ce qu’ils contiennent. D’autres sont vides, ils contiennent d’autres Big Bag vides. Et c’est derrière encore, dans un second compartiment dont l’entrée est délimitée par deux pans de mur en parpaings, qu’on aperçoit les grands sacs poubelle transparents, incolores ou bleus, contenant les innombrables bouchons et capuchons colorés. Ça fait de gros coussins multicolores.

Mais d’où proviennent tous ces bouchons et ces capuchons ? C’est ce qu’on a ramassé durant des années dans les rues de la ville ? Ou ça vient d’une collecte organisée lors d’une manifestation, comme la foire agricole ? Et pourquoi ces Big Bag ? Les sacs jaunes c’était pas rentable, y en aurait eu trop ? Ou ça part pas en déchetterie, mais ailleurs ? C’est pour réutiliser les bouchons et les capuchons, les recycler ? Des Big Bag pour une usine spéciale ? Ou c’est une demande d’un artisan ou d’un artiste ? Peut-être que c’est déjà une œuvre en gestation ? Et le tunnel servirait d’atelier. Les bouchons et les capuchons, support de couleurs et de surfaces en devenir, stockés là, en attendant la réalisation de l’œuvre, par montage et collage, en les enfilant à du fil de fer comme on ferait un collier de perles. Pour une structure plastique et graphique originale. Et on aurait besoin de plusieurs personnes pour la réaliser. On demanderait aux écoliers, aux collégiens, aux lycéens, et à mes stagiaires de la Structure, de venir aider pour manipuler ces milliers de bouchons et capuchons. Ça serait comme un grand jeu, une sorte de fête. Et forcément, ça dégénérerait de temps, il y aurait des batailles, des guerres de bouchons et de capuchons. Des guerres de couleurs entre les clans, entre Bouchons bleus et Capuchons rouges, et ça volerait d’un compartiment à l’autre du tunnel. L’espace saturé de bouchons et de capuchons en couleurs. Y aurait juste à filmer, ou quelques photos et voilà. Ça ferait une œuvre.

Et puis au fond, dans le troisième compartiment de la remise, où le sol est en ciment, près de la plaque de Plexiglas par où passe une lumière encore bleue, une chaise d’écolier et un vieux bureau, avec deux stylos, des Bics bleu et rouge, un petit cahier dessous, un crayon de papier, à côté une assiette contenant une cuiller, une fourchette et un gobelet translucide retourné, une serviette à carreaux rouges, effilée, ressort du tiroir, et derrière, sur une marche au pied d’une grande plaque de bois obstruant une autre entrée dans la Structure, un réchaud à deux feux, la petite bouteille de gaz bleue, une boîte d’allumettes et un briquet, l’horloge bleue à trotteuse rouge qui sursaute accrochée sur la plaque avec un clou, et tout au fond dans l’ombre une petite toile de tente igloo fermée, une raquette de ping-pong au revêtement rongé, décollé, et trois balles blanches au pied de l’entrée, dont une fendue, dans le trou du regard au sol dans un coin. On entend un souffle calme, régulier. Presque un sifflement.

(Je me suis encore appuyé sur une partie d’un texte déjà écrit il y a quelque temps. Je ne sais pas quel était l’exercice original avec quel texte d’appui.)

Je l’ai retrouvé, le livre d’Hélène Péquignat pour des ateliers philo : Platon et Descartes passent le bac. La consigne de se dessiner sous forme d’arbre n’était pas gratuite : sous le dessin, « l’approche descriptive d’un vécu de conscience, d’un “Que se passe-t-il lorsque je me dessine sous la forme d’un arbre, et que je réfléchis à ce que je suis ?” »

Je me demande si je ne devrais pas effacer le mot Structure. Pas le supprimer des textes en effectuant les modifications qui conviennent, comme si je n’avais jamais pensé à l’écrire, et rien qui gêne la lecture. Mais l’effacer, purement et simplement. D’un coup de brosse sur le tableau de l’écran. Et l’article laissé seul, interloqué, la place laissée vide. Pour la Structure telle qu’en elle-même, avec tous les effets sur la lecture, sa rupture et ses possibles.

Un texte et des gens qui dorment. Comme c’est étrange, cette nouvelle proposition d’écriture, quand je viens justement, précédemment, de m’arrêter sur un dormeur, même si on le voit pas. Mais est-ce la fatigue, du fait que j’ai mal dormi la nuit dernière, réveillé vers cinq heures par une nausée qui ne m’a pas lâché de la journée ? est-ce le texte d’appui de Paul Nizan, que je trouve très fin, trop pour mon palais et mon nez ? est-ce la lecture de Thomas Cousseau sur sa chaîne YouTube, qui l’a rendu plus subtil que si je l’avais lu moi-même ? serait-ce également que ce dormeur me renvoie au cycle Faire un livre et qu’il y a dans ce croisement comme une percussion et un décrochage dont je mesure mal les effets ? la sortie de la Structure ? — Je me sens démuni. (— Moi aussi, mais y a-t-il une autre situation possible que le désœuvrement pour celui qui veut écrire ?)
((Le dormeur aussi serait démuni. Effacé.))

J’ai eu de la chance avec le ver luisant l’autre soir, qu’il éclaire si fort et sans arrêt. Ce soir, j’en ai aperçu cinq en tout, mais plus faibles et par intermittences.

Chut… | #24-25

Il y avait une lampe à l’intérieur. La toile de tente igloo avait l’air d’un corps rond, gonflé. Un petit corps lumineux dont les nervures arc-boutées croisées de l’armature et de la double fermeture tendaient une peau fine, d’un vert clair lumineux. La lumière, instable, tiquait de temps en temps de façon irrégulière. Tu crois qu’il y a quelqu’un ? — Chut… On n’osait pas ouvrir. On écoutait le souffle régulier de quelqu’un en train de dormir, avec ce petit sifflement, parfois, d’un nez un peu bouché ou d’un filet d’air fuyant par la commissure des lèvres, voire un chuintement. Vas-y, jette un œil. On a fini par entrouvrir la toile en faisant glisser de quelques centimètres, cran après cran, le curseur de la fermeture, et à chaque petit coup la lumière à l’intérieur a vacillé, et le corps de la toile semblait bouger, se balancer.

On était aveuglé par la lumière dans la toile. C’était sûrement une lampe accrochée à l’armature, mais on n’en distinguait rien. Rien d’autre que la source lumineuse, une sorte de pelote éclatante en suspension près du sommet de la toile qui tournoyait encore. Au sol, on distinguait peut-être des vêtements, mais c’était surtout des étendues flasques, grises, en plis et replis désordonnés sans véritable relief. Quelque chose brillait sur le fond de la toile, en plusieurs petits points. Et sur le côté, dans le coin presque, la masse grise d’un duvet, certainement, replié dans son ombre.

Il y avait quelque chose de vicié dans l’air qui s’échappait par la meurtrière à glissière et parcourait les visages. Une vague odeur de miasmes portée par une chaleur molle, humide. Ça sent pas la rose… — Comme tous les rêves. — Ouais enfin… un rêve que je vis avec les stagiaires, y en a en ce moment c’est plutôt le règne animal, tu risques pas de t’endormir… — C’est bien ce que je dis, comme dans les rêves que tu fais. — Mais qu’est-ce tu me parles de rêves d’abord ? — Chut… tu vas réveiller la bête… — Ben alors on se tire !

L’odeur lui est restée dans le nez. | L’image des anciennes toilettes est revenue. Et cette odeur constante de pisse froide et d’égout, avec la poubelle sous le bac en ciment en guise d’évier. | Et le jour où ils ont dégagé le chiotte qui restait condamné, quand il avait fallu passer par-dessus la porte, se hisser tant bien que mal en glissant, et sauter dans la poubelle que c’était, sans pouvoir se boucher le nez bien longtemps, pour dégager la porte en faisant passer par-dessus, en vrac, des barquettes de charcuterie avec un fond de jus fermenté, une bouteille de vin rouge vide, une grosse boîte de conserve, des flageolets, des Post-its bleu, jaune, orange et vert dans leur film plastique, des emballages en papier de pain et de sandwichs, une ceinture en cuir noir, un sac poubelle, une clé USB grise sans capuchon, tordue, un paquet de pots de yaourt non entamés, périmés depuis des mois, un gilet jaune déchiré, un cahier Clairefontaine bleu ciel et une trousse noire, la fermeture décousue et cassée, des boîtes en carton, quatre bouteilles d’eau en plastique vides, une lampe, le pied en forme d’ampoule, une balle de ping-pong fendue, le cordon de la chasse d’eau arraché, une couverture tachée, moisie, fondue, pour quel florilège miasmatique en attente dessous ? | Des noms, des visages, pour des odeurs de sueur à la moindre chaleur, au moindre effort, pour des vêtements sales, inchangés d’une semaine sur l’autre, imprégnés d’un corps poisseux et de la chambre refermée, pour une haleine chargée de relents d’alcool à chaque mot mâché, remâché, toujours mangé. Des noms, des visages, et toujours le même corps désœuvré ? | Comment s’appelait celle qui avait aussi laissé une trace sanguinolente sur le tissu chiné d’une chaise ? Elle n’est jamais revenue, envahie par l’odeur et le goût âcre de la honte. | L’odeur du vinaigre blanc qui lui était restée dans le nez, sans détacher la trace intime du corps. | Et celui qui arrivait toujours en trombe, le parfum musqué mêlé à une sueur acide. Il embaumait, on étouffait dans la salle info. Il y avait quelque chose du virucide qu’on pulvérisait à la fin de chaque séance sur les tables, les claviers et les écrans, avec un atomiseur blanc. |

Et on se retrouverait dans le rêve du dormeur, le rêve profond, celui dont on ne peut pas se souvenir au réveil.

Allez savoir pourquoi, c’est au moment où il faudrait casser l’envie qu’auront les fragments de devenir narration — les laisser bruts, y compris dans l’énigme, le vocabulaire, l’aphorisme, explique f — que je me fais doubler par la narration, qu’elle prend en écharpe, à coups de barres murales, les fragments. — Et que faire maintenant de ce qui reste, de ce que la narration refuse ? — Eh bien justement, revenir au labo, au carnet.

Odeurs en Structure | #25

Les bonbons offerts dans un sachet transparent, blancs, marbrés de bleu, de vert, un jour sucré, fruité, un jour mentholé, astringent, un jour suffocant.

Le gel hydroalcoolique bleu clair, gluant. Ça venait de la glue ou du bleu son odeur ?

Le petit flacon aux reflets vert clair au milieu des dossiers, des feuilles, devant le clavier. Les mêmes reflets dans le col du gilet posé sur le dossier du fauteuil, et dans le foulard bariolé.

Le parfum maternel de la crème qu’on se passait sur les mains, l’hiver.

Le café chaud entre les mains. Les cafés dans la salle de pause, dans le cabanon, autour du copieur et pour le reste de la matinée au moins dans le centre de ressources.

Les petits soufflés gruyère et comté préparés à la dernière minute, dès le matin dans la voiture étouffante. Le four micro-ondes quand tu passes derrière le plat chargé d’on ne sait quoi du collègue. L’odeur de friture qui flotte encore en fin d’après-midi, quand la salle de pause devient salle de réunion. Les restes du buffet de l’assemblée générale qu’on rapporte chez soi et le bol de crème renversé dans un virage trop serré, thon ou sardine pour quelque temps.

Les jours de pluie sur le sol chaud, l’odeur de la terre mouillée, l’enrobé, les graviers, la poussière, par la fenêtre ou la porte ouverte, avec le coup de vent.

Les coups d’accélérateur du scooter qui pétarade et le panache de fumée blanche qui s’invite dans la salle de cours.

Le coup de gueule de la directrice parce que j’avais installé sur une machine des navigateurs Internet moins connus que je voulais tester, elle était perdue. C’était dans la semaine de rentrée, il faisait chaud dans la salle info, comme toujours les journées d’été ensoleillées, la température monte vite malgré les stores et la fermée, et ça sent le plastique et le métal chaud des machines qui tournent depuis le matin. Sous tension continue.

Le bureau de la direction, sans autre ouverture sur l’extérieur qu’une imposte, ses meubles en métal, en panneaux composites. Difficile de l’aérer.

Les jours d’haleine chargée, étouffante, quand il vaut mieux éviter de s’approcher, quand il faut arrêter de parler, quand on n’a pas de bonbons.

(D’un carnet à compléter par le milieu.)

Quand rien ne se passe comme je ne l’avais ni voulu ni prévu. Quand la seconde partie du cycle d’écriture ne se replie pas systématiquement sur les textes précédents, mais sur ceux d’un autre cycle. Quand un texte d’appui aurait pu renvoyer à une première réalisation déjà écrite avec lui qu’on aurait pu reprendre, prolonger, remanier, mais non. Quand on n’arrive ni à suivre le rythme ni les consignes. Quand ce qu’on écrit finit par nous contredire. Etc. — Et tout va pour le mieux.

Pour explorer des bruits et des voix, envie de reprendre la réunion informelle, houleuse, au sujet de la convention collective — avec la figure de l’écrivain public —, et de renverser la table des non-négociations — il y avait déjà des larmes, on allait donc déjà dans le bon sens, non ? Ou la réunion où le ton est monté entre deux collègues sans que personne ait eu le temps de voir venir la chose — et notre nouvelle secrétaire venait juste d’arriver… — Ambiance !

(Ambiance : du latin ambire, « tourner autour », le mot est issu de ambient dont le sens en français provient de la science pour désigner « un fluide qui “circule autour” », puis « un corps pouvant être “parcouru”, traversé par un autre », selon mon Dictionnaire historique. — Donc, du fluide, du corps, de la circulation, pénétration.)

Les soufflantes | #26

C’était un soir de janvier. Je crois qu’on venait juste de passer l’année et on terminait la journée de reprise avec une réunion d’équipe. Et j’adore, nos réunions d’équipe quand on improvise l’ordre du jour en ne le suivant pas, en se laissant dériver pour mieux revenir à dos de coq, à dos d’âne, à dos de bête à gros sabots et de souris dans l’ascension de sa montagne. J’adore… On a fini dans la nuit.                                                   Pour la nouvelle secrétaire, arrivée depuis quelques jours, c’était une grande première. Tout le monde lui a fait bon accueil. L’ambiance était d’ailleurs plutôt détendue. Des anecdotes légères, des mots pour rire, ponctuaient les exposés et les dialogues. Sans compter les quelques textos que Momo et moi on se sera envoyés, comme souvent en réunion, et qu’on entendait arriver. Moi une imitation électronique de goutte tombant dans l’eau, lui un coup de maillet sur une lame métallique, un beau la.                          Je sais pas comment c’est parti en live. C’est vrai, on est tous là, réunis autour de la table, c’est la nouvelle année, on parle, on rit, on fouille dans son sac, on griffonne sur son cahier ou sa feuille, le stylo avec lequel on joue tombe sur la table ou par terre, la nuit tombe, on y voit mal parce que seuls trois néons sur huit fonctionnent, et pas impossible qu’il y en ait un qui tique, et que ce soit lui qu’on entende quand elles sortiront brusquement, en claquant la porte pour l’une que l’autre essaiera de rattraper, et ç’aura peut-être été ça l’ange qui a traversé dans la salle, le néon clignotant, des tics lumineux.                                         Je sais plus trop le temps qu’il faisait. Si elles sont sorties, il devait pas faire si mauvais. Pas bien chaud sans doute. Peut-être un peu de vent. Mais pas autant que ce qu’elles se sont mis. Je sais pas comment ça a commencé ni comment c’est parti en vrille, mais ce qu’on appelle une soufflante c’était ça tant l’une et l’autre avaient du souffle, du coffre. Et de sacrés caractères.                                                            Je crois qu’on s’est tous tu. On attendait que ça passe. On s’est peut-être regardé ici ou là pour savoir si quelqu’un comprenait. Personne comprenait. Je crois plutôt qu’on essayait de se réunir des yeux dans la tempête de mots et de malentendus que subissaient les oreilles et les esprits. C’était une façon de se parler en sourdine contre les sourdingues qui ne s’entendaient pas, n’écoutaient que soi.                                            La nuit était tombée. C’était le jour du ménage de Claudette. Je me demande si elle a entendu quelque chose. Mais peut-être pas si elle passait l’aspirateur dans une autre salle de la Structure.                                                                       Après l’orage, on a dû continuer la réunion. Mais fini, les anecdotes légères et les mots pour rire. Je me demande même comment on a pu parler, je veux dire sur le plan de l’intonation et de la hauteur. C’était un cran plus bas, parce que d’une certaine manière, quand ça se passe en public, tout le monde se la prend la soufflante, et plutôt deux fois qu’une, parce que c’est en public, parce qu’il y a d’une manière ou d’une autre mise en scène et on s’adresse toujours au spectateur ou au lecteur dans ce cas ? Ou c’était un cran plus haut ? Elles avaient beau se trouver dehors pour s’expliquer, on les entendait, deux ou trois crans plus bas maintenant et à travers la porte c’étaient des chuchotis. Sauf les larmes, les sanglots. Ça, derrière la porte, c’est dans les coulisses. Alors on aura peut-être été gêné de les entendre pour s’expliquer, s’excuser, se réconcilier, tomber dans les bras l’une et l’autre. Parce que ça, c’est plutôt intime. Alors on aura peut-être voulu la couvrir, cette intimité, en parlant un peu plus haut finalement, pour qu’elle reste telle, derrière la porte.                                                           Quand il est un peu gêné et interloqué, je suis sûr que Momo aura lancé son habituel Bon… ?

Ça me fait aussi penser à ce que lance aux matelots le Bosseman, au début de La Tempête de Shakespeare (un livre de ma bibliothèque que je n’ai jamais retrouvé) : « Ohé ! mes petits cœurs ! Courage, courage, mes petits cœurs ! Lestement, lestement ! Amenez la voile de hunier ! Attention au sifflet du maître !… Maintenant, vent, souffle jusqu’à crever, si tu as prise sur nous ! »

Je serais bien curieux de savoir ce que recouvrent les Angoisses de style de Giorgio Manganelli.

f : laisser ça décanter, avant d’écrire | sans vouloir se rien prouver à soi-même, ni que ça ne marche pas, ni que ça tombe tout droit dans l’assiette | qu’on s’écarte du simple ajout de matériaux, d’expérimentation de formes | procéder par variations, superpositions, transparences | prendre appui sur trois de vos contributions déjà rédigées et publiées | qu’on s’interroge sur l’imaginaire même du livre, ce que chacune et chacun d’entre nous en porte | c’est ce livre inconnu dont, trois fois, trois de vos contributions ont été un fragment retrouvé | on écrit, rétrospectivement | une ébauche, et c’est ce procédé qu’on va répliquer, au moins deux fois | sans rien chercher à prouver, ni solutionner, juste amorcer des recompositions, des transversales | trois (trois) qui pourraient (pourraient) être le fragment conservé d’un livre effacé, perdu, ou tout simplement pas encore écrit…

|| Je ne me lasse pas d’aller retrouver, le soir au fond du jardin, aveuglé par la lumière de la maison, les vers luisants qui s’allument et s’éteignent un à un, ici et là, à quelques dizaines de centimètres les uns des autres, parfois presque en même temps. Je scrute le sol noir, invisible, la nuit même dès que l’un d’eux apparaît et disparaît. Et je n’avais pas vu d’abord celui qui se trouvait à mes pieds, que j’ai bien failli écraser. — Pourquoi les lucioles ne se fixent-ils pas sur les murs, comme les punaises ? s’y fixeraient-ils, si les murs étaient de nature végétale ? Ils clignoteraient doucement, comme un firmament en perpétuel mouvement. ||

Ce soir, deux angoisses de style ? — Chez Orhan Pamuk, dans ses carnets dessinés : « La peur, chaque matin, de ne pas aimer ce que j’ai écrit la veille ! C’est tellement subtil, un roman ! Ça exige de l’écrivain une grande confiance… On doit y croire même quand on n’y croit pas. La foi de l’écrivain en son propre univers est la condition nécessaire pour créer. » | « Matin. La peur d’entamer un nouveau chapitre : où va ce roman ? Est-ce qu’il fonctionne ? N’aie pas peur, Orhan, murmure une voix en moi. Tous mes romans se sont écrits de cette façon. C’est une terre étrange, inconnue. » — Chez moi, dans le bureau : longuement occupé par Jeanne et Faustine qui feuillettent les cahiers de vie de Jeanne et Louis réalisés pendant les vacances d’été, avec beaucoup de photos, de dessins, de petits récits et des descriptions, des collages de tickets et de dépliants, etc., de vrais textes multicolores, bien plus attrayants que ce que je peux faire, que je ne pouvais pas faire et j’attendais, avec un peu d’impatience, qu’elles aient terminé leur lecture.

26072024

« Verber, ça bizarre la langue. » — Parler comme jamais, podcast de Laleia Véron.

« Temps de menace aussi, alors disséminer oui. » — Inventer le Qumran de nos mots dans le web, vidéo YouTube de f.

Évidemment, quand on parle de la Structure où je travaille, on va lire les fragments de Centurie concernant le fantôme. Pourquoi ? Pour la « dissémination dans l’espace à travers les galeries lisses grâce auxquelles le néant parvient à effleurer le sol même de la place ». Et aussi parce qu’ « il faut naître parmi les vivants, ce qui est une chose plus qu’impossible, et déraisonnable, dans la mesure où le vivant n’est qu’une infime discontinuité du néant, qui est éternel, immortel et règne partout ».

Pour choisir trois textes, on pourrait utiliser sur le web le générateur de nombres aléatoires de tirage-au-sort.net, intervalle paramétré de 0 à 26, le nombre de résultats à 3, à classer du plus petit au plus grand, et on tournera la roue d’un clic, avec ou sans roue animée, c’est selon (moi c’est avec — le nombre de résultats peut rester à 1 si vous préférez tourner trois fois la roue). De toute façon, quand on écrit en variations sur le même thème, c’est toujours le même livre général. Mais avec trois textes à partir desquels en parler trois fois, il n’est peut-être pas impossible qu’on fasse ressortir trois tomes.

  • Et les numéros gagnants sont : le 11, le 5 et le 17.
  • Ça parle de quoi ?
  • Je sais plus.
  • Ça marche pas leur classement.
  • T’en avais besoin ?
  • Moi j’aurais bien aimé le texte du tunnel et des bouchons…
  • Ah non, je crois bien que c’est pas ça.
  • Alors on va parler des tomes 11, 5 et 17 ?
  • Non, c’est les premiers numéros pour les trois premiers tomes.
  • Heureusement que ça correspond pas au tome, t’as déjà lu le tome 0 d’une série ?
  • Ouais, une série de conneries !
  • Alors le 11 c’était avec l’écrivain public, le 5 avec le stagiaire au nom impossible et le 17…
  • Oh non, pas l’écrivain consacré !
  • Mais t’inquiète pas, il avait triché en reprenant un vieux texte qui parle de ceux des autres.
  • Ouais ben, c’est bien ce que je dis, c’est la mort !
  • Et entre le 11, le 5 et le 17, c’est lequel le tome 1, le 2 et le 3 ? Comment on choisit ça ?
  • Tirage au sort !
  • Mais non, on en fait un livre entier, comme les éditions spéciales qui regroupent plusieurs tomes.
  • Et ça fait vraiment une belle série de conneries !
  • Bon allez, on s’y met, au lieu d’entretenir vos angoisses de style à parler pour rien dire ?
  • On pourrait pas utiliser un générateur de textes aléatoires ?

|| « … un mur laïque, un mur à réparer | le futur et se serait ta scène, ce serait ton théâtre | là où parler vaudrait seul, et se passerait même de livre | déjà ce soir on l’avait refait quasi à l’identique, notre Mur laïque | tunnels y compris, et interstices où enterrer les mots imprimés | ce sera ici notre Qumran… » — Inventer le Qumran de nos mots dans le web, vidéo YouTube de f. ||

Voilà, la cérémonie d’ouverture des JO est terminée. J’avoue avoir été parfois amusé et ému. Naguère décriée pour sa future participation par quelques grincheux fâcheux d’une certaine droite mal placée, je retiens l’intervention d’Aya Nakamura, dans le cadre de l’Égalité, sortant de l’Académie française pour rejoindre les musiciens de la Garde républicaine dansant en cercle et cadence avec elle. Ce qui m’a le plus fasciné, c’est le son et lumière de la tour Eiffel elle-même, lasers entrecroisés au rythme frénétique du tube Supernature de Cerrone, et devant, sur le pont, sous la pluie, cet artiste muet qui dansait et traduisait en même temps, je crois, les paroles de la chanson dans la langue des signes.

« À son programme opposé à toute édification et à tout vitalisme, à son refus de conférer d’autre réalité au monde que celle d’une écriture hiéroglyphique, Manganelli est resté constamment et rigoureusement fidèle », explique Italo Calvino.

En fait, à partir des trois textes, je pourrais renverser les points de vue. Les trois sont écrits avec je. Mais qui, dans chaque texte ? Qui mériterait que le texte déjà écrit soit un fragment du livre qui le concerne, elle ou lui. Qui, pour qui l’arrivée dans la Structure serait un point de chute plus ou moins hasardeux ? Et c’est ce fragment qui acterait le renversement de point de vue.

Points de chute | #27

Un homme ou une femme sur le retour. Après l’accident d’escalade et le décès de l’être aimé, sur une île d’un pays aux antipodes, il ou elle revient vivre dans son pays d’origine. Dépression sévère, c’est le fond du trou. Quand on en ressort, on reprend le travail. On trouve un poste de direction d’un petit organisme associatif d’insertion et de formation, même s’il est mal en point, sous tension. On le remet sur pied assez vite, l’organisme retrouve des couleurs. Sa reconnaissance dans le pays grandit, son activité se développe, son réseau s’étoffe. Il ajoute même de nouvelles cordes à son arc de missions en se tournant vers le monde de l’entreprise. L’organisme devient, à part entière, une structure incontournable. Mais le rayonnement de son activité est inversement proportionnel à l’entente qui a fini par s’instaurer entre la direction et les employés de la structure, entre les employés eux-mêmes. La direction aura toujours préféré mettre sur le devant de la scène la vie associative, le lien social, l’esprit d’équipe, l’action désintéressée, etc. De l’avis de tous, c’était une bonne chose au début. Mais elle l’aura fait seule, sans véritable concertation, ou alors avec des paroles en l’air, et quitte à mettre sous le tapis, et s’asseoir dessus, les réelles conditions de travail, insensiblement plus nombreuses et complexes, de ses agents de service. Jusqu’à l’affaire de la convention collective, dont la série de réunions animées, tractations, manœuvres et pourparlers en coulisse, et en particulier la réunion informelle aux multiples faux-semblants et formules toutes faites de part et d’autre pour avoir le dernier mot, précipitera la démission de la direction. — Quelque temps après, il ou elle se retrouve quelque part sur les hauts plateaux semi-désertiques d’une région montagneuse, au bord d’un lac.

Un livre dont vous êtes le "héros". Vous êtes d’origine étrangère, vous avez rejoint l’être aimé, vous vous êtes expatriés pour le travail, vous avez tout abandonné pour une nouvelle vie, vous êtes réfugiés cause guerre, cause misère, après un long voyage, on vous considère comme migrant et vous attendes vos papiers, un logement, une formation, le français est votre langue seconde, une langue étrangère dont vous connaissez les bases, une langue encore inconnue, l’alphabet lui-même peut-être, et vous n’avez jamais vraiment suivi de cours à l’école, ni appris à lire, à écrire, vous pensez que vous n’obtiendrez pas de travail sans ça | vous savez écrire et vous maîtrisez plutôt bien les usages et les codes courants de la langue, mais vous d’une certaine manière êtes empêchés par un spectre bipolaire, schizophrénique, autistique, vous n’avez plus vraiment de lien avec les membres de votre famille, vous essayez pourtant de renouer les fils, avec vos parents, un frère ou une sœur, des enfants, un être aimé, disparu, votre animal de compagnie pour seul confident, vous essayez de renouer avec votre corps, avec votre bête intérieure, vous êtes à la recherche de votre ultime totem, ce pour quoi vous avez suivi une formation en ligne d’aquarelliste, au lieu d’un travail qui ne vous intéresse pas | vous avez rendez-vous à la Structure pour un positionnement, vous trouvez l’entretien étrange et on vous réoriente pour apprendre d’abord les bases de la langue, tout se passe bien et vous entrez en formation, mais vous finalement vous ne venez pas, vous entrez en formation un peu plus tard, vous êtes volontaire et venez régulièrement | vous n’avez pas pu ou pas voulu parler d’un lieu où vous n’avez dormi qu’une seule fois, vous en avez fait un dessin, vous avez fait le microrécit d’un vieux souvenir, le sujet vous a inspiré et vous avez remis une feuille pour une histoire recto-verso | vous rencontrez Charles et vous l’aidez à retrouver ses nombreux lieux de vie pour un exercice d’écriture difficile, funambule, ou vous ne l’aidez pas, vous ne le sentez pas, ni le formateur avec son exercice farfelu, sans queue ni tête, ni, au fond, la Structure.

Ce soir, nouvelle fête, cinquante ans. Rendez-vous plage du Bikki Beach. Avec, ce soir, le groupe Sidiaz.

28072027

« Jusqu’où l’écriture peut-elle être une consolation ? Il faut avancer sans se poser ces questions…Voyage vers une contrée montagneuse et très lointaine. » (Orhan Pamuk, Souvenirs des montagnes au loin)

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme un vaisseau fantôme).

4 commentaires à propos de “#anthologie #23 #24 #25 #26 #27 | Carnet 40×50”

  1. Se perdre, s’y perdre. Oui et grandement.
    « La journée passe, et l’on se demande parfois ce qu’on en a fait. Ni plus ni moins qu’hier, a priori. Au contraire même. Alors ? — À demain. »
    Merci Will. A demain.

    • Et je me demande bien ce qui me pousse à écrire ce genre de notule. On s’y perd, on veut en conserver la trace ? on veut le signaler à celui qui va venir se perdre à son tour et découvrir qu’il n’est pas si seul ? et donc je me sentais déjà moins perdu ? — J’avais oublié cette note (comme beaucoup d’autres). Merci de me la rappeler. — Et merci de ton passage Ugo. A un prochain demain.

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