#anthologie #01 | tables

De n’avoir pas de lieu et de ce qu’il en résulte.

La table de la cuisine, portes ouvertes sur un sorbier encadré par des verticales.

La même dans une autre cuisine donnant sur des lupins et la radio de la voisine, petit boîtier à piles posé sur le ciment, allumé constamment même quand elle n’est pas là.

La table dans le salon, car la cuisine est trop petite, et les fenêtres donnant sur un liquidambar, son feuillage rouge sang l’automne.

Posée sur un carrelage vert années cinquante, fêlé. Posée sur un parquet piqueté de trous noirs. Sur des dalles presque blanches et modernes qui supportent le chauffage au sol. Sur un autre parquet, desquamé celui-là, autre table.

Travailler sur cette table, sur ces tables qui pourraient être un lieu, mais qui, flottant toujours et se réajustant toujours aux obligations douces des mains réagissant à la sonnerie de fin de cycle de la lessive, aux chuintements de la cocotte-minute, aux horaires d’ouverture les plus tranquilles du supermarché, déplacent le travail et le lieu là où personne ne vient, en soi.

Pas de lieu de travail attitré, car pas de travail attitré, puisque pas de réponse à la question « quel est votre travail ». Ceci pour la partie externe.

Pas de lieu stable, rien n’étant stable, malgré la grande stabilité des tables, la grande stabilité du temps qui interrompt – noter l’idée sur un post-it, je suis si mal organisée. C’est une grande liberté de ne pas être attitrée, à l’interne.

Puisque tout communique, je traduis une phrase qui parle des nuages, changeants, dans Woolf. J’aime l’idée que je les vois comme elle les a vus. Perdant et gagnant un volume, une volute, une épaisseur, une couleur d’or bleuté, se déliant, se délitant, tordus et effacés puis reformés selon un autre agencement, pas tout à fait le même mais identique presque, et riche de toutes les variations, cela tient en une phrase que je ne sais pas traduire, mon travail.

Écrire, comme écouter une voix, la laisser être, l’entendre comme si elle ne venait pas de soi, qu’on y était pour rien, et le noter, travail.

Une forme danse, enfermée dans un sac, et elle se tord, c’est une danse existentielle, une question existentielle que je raconte, travail.

La tempête, le tableau de Giorgione : mon travail de comprendre pourquoi ce tableau-là, important, central peut-être. À rejoindre peut-être, ou bien lui me rejoint en un lieu que je ne connais pas, il y a sûrement une raison, sûrement une réponse, mon travail de chercher.

Mais je sens bien que ce mot, travail, n’est pas juste, judicieux, pas juste, pas seulement.

Penser à porosité.

[Chercher : dérivé de « poreux », qui vient de « pore », comme les portes de la peau, du latin porus (« conduit », « passage »), soit l’exacte matière sur laquelle est posée ma table de travail]

A propos de C Jeanney

or donc et par conséquent, je fais ce que j'ai à faire sur mon site tentatives

6 commentaires à propos de “#anthologie #01 | tables”

  1. J’avais pensé à tables mouvantes, mais oui, flottantes c’est mieux. Surtout avec les vagues.

    J’aime beaucoup cet inventaire qui a des allures aussi de carnet de notes d’écrivaine-traductrice. J’aime le souci du détail comme le « petit boîtier à piles posé sur le ciment » ou l’attention aux sols. J’aime le végétal aux noms poétiques : sorbier / lupin / liquidambar.

    Oui, à la fin tout est poreux. Tout communique comme tu le dis.

    Merci Christine !

  2. 1) merci pour liquidambar!!! je l’adore!!!
    2) le premier roman de Denton publié en 1941 s’intitule « A voice through a cloud »
    3)Porosité, oh oui. Début d’humilité peut être? arrêter de croire pouvoir contenir ou être contenu dans un espace à frontières protégeantes? pas même la peau?

    Mercis!!!

    • ah moi aussi, liquidambar, j’aime cet arbre qui est très beau (mais entre nous, son nom, c’est n’importe quoi, moi je vois « liquide en barre » ce qui n’a aucun sens) (c’est comme dans les grandes surface quand on entend au micro « un responsable liquide est demandé à l’accueil » :)))

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