jeu de piste savant teinté de sourdes inquiétudes
Une échelle est appuyée au mur. Il grimpe, marche sur un plancher craquant, tente d’en éviter les fissures, pose sa main contre un nouveau mur, lève la tête.
Il cherche mais ne trouve pas. Il cherche quoi ? Il cherche. Une échelle est appuyée au mur. Ce n’est sans doute pas un hasard. Quelqu’un l’a appuyée contre le mur, cette échelle. Qui ? Il tend l’oreille. Rien sinon les moutons, leurs bêlements rauques, leurs clochettes. Il doit bien y avoir quelqu’un qui s’en occupe, de ces moutons. Il grimpe. S’il y a une échelle, c’est qu’il faut grimper, non ? La solution, c’est en haut. En bas, il n’y a rien : un seau en fer plein de clous rouillés, des clous anciens à tige carrée, ce n’est forcément pas cela. À moins que… Les clous de la sainte croix, les vrais, les trois vrais clous de la sainte croix, peut-être est-ce cela, l’objet de la quête, mais il en est plein, de clous, ce bidon, comment savoir lesquels sont les vrais ? Des clous de la sainte croix, on en trouve par paquets de douze un peu partout dans la chrétienté : sous la forme d’un mors dans l’abside de la cathédrale de Milan ; dans le trésor de celles de Carpentras, de Trèves, de Bamberg et de Colle di Val d’Elsa ; dans la Sainte Lance des régales impériales à Vienne ; dans la couronne de fer de Lombardie à Monza ; partout des clous tout ce qu’il y a de plus authentiques, avec des traces du sang de Jésus qui suinte encore aux offices des Ténèbres le Vendredi Saint quand le chantre dans une nuit d’encre prononce d’une voix sépulcrale Et inclinato capite, emisit spiritum. Ou ce serait le quatrième clou, sa quête ? Celui qui ne crucifia personne mais qui illumina le désert et qui poussa, voilà deux-mille ans, les Tsiganes et autres Gitans sur les routes de l’errance. Non. Ces clous sont une diversion : faut grimper l’échelle, la solution se trouve en haut. Il marche sur un plancher craquant, craint à chaque instant de tomber, s’accroche à un mur. C’est vide, désespérément vide. Il n’y a aucun moyen de monter sur le toit. Il n’y a rien. On l’a envoyé sur une fausse piste. Ils avaient l’air si sûrs pourtant. Rentrer bredouille ? Il connaît le châtiment. Leur ramener un de ces clous et inventer quelque légende farfelue pour les amadouer ? Ils sauraient à l’instant même où il ouvrirait la bouche qu’il leur ment, parce qu’ils savent, eux, le trésor caché dans cette grange.
la maman, une dame bonne elle aussi, travailleuse, disait aux enfants d’aller chercher de la confiture dans la cave de derrière, ils descendaient dans la cave de devant, se demandaient si la confiture on la met au congélateur, ouvraient le bahut, revenaient bredouilles pour se faire expliquer par la maman que la cave de derrière c’était l’autre
L’enfant est dans le corridor. Il hésite. La confiture, c’est dans la cave de derrière. Derrière quoi ? Derrière qui ? Il se retourne. Derrière lui, c’est le dessin d’un cheval, une tête de cheval au crayon-papier, un cheval blanc. Derrière, ce n’est pas là. Derrière, c’est de l’autre côté d’une des deux portes, mais laquelle ? Derrière, c’est descendre des escaliers la nuit. Des deux côtés, la cave de derrière, la cave de devant, la nuit, ça fait peur. L’une des deux – laquelle ? – c’est de la terre battue et cette odeur terrible de choucroute qui pourrit ; l’autre – devant ? derrière ? – c’est du côté de la route, le grand congélateur, le couvercle si difficile à soulever, les bonbonnes de goutte pour les hommes, avec les étiquettes pomme, poire, kirsch, pruneau ; ça sent moins mauvais mais du côté de la route, c’est par là que surgissent les voleurs et les assassins qui se tapissent derrière la haie et qui soudain vous sautent à la gorge et vous mordent et vous assassinent, mais la confiture, c’est de l’autre côté – derrière ou devant ? – du côté du hangar, du côté où il n’y a pas de voleurs mais seulement cette puanteur qui donne envie de vomir. L’enfant reste immobile sous le cheval blanc et il pleure. Il n’y a pas seulement devant et derrière qu’il ne comprend pas, l’enfant, il y a d’en-haut et d’en-bas et aussi en-ça et en-là et même à gauche et à droite il a de la peine même si on lui a donné le truc pour à gauche et à droite, à droite – ou à gauche ? – c’est du côté de la tache mais la tache est sous le pantalon et il n’ose pas se déshabiller, l’enfant, comme ça au milieu du corridor, ça ne se fait pas, alors il essaie de faire comme si c’était un jeu, un de ces jeux de l’école avec une carte et les courbes de niveau et les rivières en bleu, les forêts en vert, des petits carrés pour les maisons, des traits pour les routes. Il imagine le dessin sur la carte : le corridor, un trait, coupé par un autre trait, la porte de devant – celle de derrière ? – le trait, il est de quel côté du corridor ? Il faut tenir la carte dans le bon sens. Il y a le nord, le sud, l’est et l’ouest, sur la carte, pas le devant, pas le derrière, pas l’en-haut – le nord, c’est en haut sur la carte – ni tous ces mots qu’ils disent, en-ça, en-là, tout ça. L’ouest, il sait où c’est. Le matin, l’ouest, c’est où le soleil se lève et c’est du côté de chez grand-maman que le soleil se lève. Papa raconte que chaque matin, grand-maman ouvre la porte de sa grange et qu’elle libère le soleil, mais c’est faux, à l’école, ils ont dit que le soleil, c’est très loin et très grand et très chaud, mais c’est la nuit, il n’y a pas de soleil et ce corridor, il n’est pas tourné vers l’ouest, la porte de devant, c’est soit au nord soit au sud et il ne sait plus comment on fait pour le nord et le sud, l’enfant, alors il choisit le moins pire, la choucroute plutôt que l’assassin, et il descend très vite les escaliers et arrive dans la cave – de derrière ou de devant ? – mais il n’y a pas de lumière. Il se souvient : pour la cave de derrière, il faut peser sur le bouton dans le corridor. C’est donc bien la cave de derrière mais sans lumière comment trouver la confiture ? L’enfant se résout à remonter les escaliers, quatre à quatre, malgré la nuit. Il entre dans le corridor, claque la porte, se retrouve devant les boutons. Il y en a deux, de boutons, c’est sur lequel qu’il faut peser, celui d’en-haut ou celui d’en bas ? Il se dit que logiquement, la cave, c’est en bas, donc logiquement il faudrait peser sur le bouton d’en bas, mais il sait qu’à une place c’est faux, le bouton d’en haut c’est pour en bas et celui d’en bas c’est pour en haut mais c’est peut-être dehors que c’est faux et ici c’est juste, alors va pour le bouton d’en bas. Il sort. Il ne faut pas oublier la clé pour la cave, elle est dans le trou du mur, c’est facile, il n’y a que cette clé-là. L’enfant se trouve à nouveau devant la porte de la cave de derrière. Il est certain maintenant d’être à la bonne place, ce n’est pas la première fois qu’il vient chercher de la confiture ; dans l’autre cave, c’est pour chercher des glaces, tout est clair maintenant : la cave de derrière, c’est celle de la confiture et de la choucroute mais il y a encore un problème, il faut tourner la clé dans la serrure, mais est-ce qu’il faut tourner la clé vers la gauche ou vers la droite, il ne sait plus, de toute façon la gauche et la droite il n’a jamais su, alors il faut essayer comme ça vient et si ça ne marche pas on fait deux tours dans l’autre sens. Ça va dur, il faut un peu soulever la porte pour la décoincer mais c’est bon, c’est ouvert et c’est allumé, il a fait tout juste, l’enfant, il ne lui reste plus qu’à ouvrir l’armoire des confitures, vite prendre un pot et remonter à la course. C’est facile. L’armoire est juste en face, il y a une porte coulissante, il suffit de pousser et voilà les pots, mais il y a encore un souci, c’est qu’il faut prendre le bon pot, celui que maman a dit, mais il ne se souvient plus, l’enfant, est-ce que c’est fraise-rhubarbe ou cerise ou raisinets ou de la gelée aux coings, il ne sait plus, l’enfant. Il y a aussi de la confiture aux abricots, c’est facile à reconnaître, mais il y en avait hier, de la confiture aux abricots, alors c’est sûrement une autre, pour changer, mais laquelle ? L’enfant est là, planté devant l’armoire à confitures. Ça pue la choucroute rance. Il faut choisir vite. Maman a fait de la tresse, il se souvient qu’elle a fait de la tresse et il aime la confiture à la cerise sur la tresse, alors il prend ça, c’est facile, c’est écrit sur une étiquette et il sait lire l’enfant, alors il prend un pot de confiture à la cerise et il remonte les escaliers mais pas trop vite parce qu’il ne faut pas laisser tomber le pot. C’est en verre et il est pieds nus, l’enfant. Il ferme la porte de devant – ou bien celle de derrière, maintenant ça n’a plus d’importance – et le voilà au chaud dans la cuisine avec la maman qui dit : tu as éteint la lumière à la cave ?
cet ouragan de phrases définitives qui hurlent dans le crâne
Je lui avais dit, moi, que l’agriculture, c’est fini.
Ils vendent. C’est fini. C’est comme ça. C’est ma vie qu’ils vendent. L’agriculture, de toute façon, j’ai toujours dit que c’était foutu. Depuis longtemps, je leur dis, mais personne m’écoute. Je leur crie que c’est ma vie qu’ils vendent mais j’ai beau crier, ils vendent. C’est comme ça, ça me ronge du dedans que ce soit comme ça mais j’ai toujours dit que l’agriculture, qu’est-ce que vous voulez faire ? Quand ils ont commencé avec ces grosses machines, je leur ai déjà dit, moi, que c’était rien qui vaille, que ça finirait mal, et voilà comment ça finit, tout est vide, ils vendent, c’était écrit d’avance. À l’époque, on était paysan, pas agriculteur. Ils ont voulu rationnaliser, c’est le mot qu’ils ont employé, rationnaliser, et moderniser, et produire, et ils sont arrivés avec leurs moissonneuses-batteuses, leurs becs à maïs, leurs machines à patates, mais nous, les patates, on les arrachait au croc et on fauchait à la faux, on était proche de la terre, à l’époque, on n’était pas assis sur des énormes tracteurs toute la journée ou devant des ordinateurs, on se salissait les mains, nous, à l’époque, mais maintenant ils vendent, je l’ai toujours dit, qu’ils en viendraient à vendre, mais ça me fait quelque chose qu’ils vendent, j’ai envie de leur crier qu’ils peuvent pas vendre comme ça mais personne m’écoute, moi, je suis le vieux qui a des idées de vieux et si on avait écouté tes idées de vieux, qu’ils me disent, ça fait trente ans qu’on aurait vendu, mais n’empêche que maintenant, il vendent, et que c’est fini, et que c’est toute ma vie qu’ils vendent, toute ma vie de chien, parce qu’ils ne savent pas ce que c’est, au chaud dans la cabine du tracteur, la vie qu’on a eue nous, toujours penchés qu’on était, toujours les pieds dans la boue, debout à cinq heures qu’on était, une vie de chien qu’on a eue mais une vie qu’on aimait parce que c’était notre terre qu’on travaillait. Ça, ça leur passe par-dessus. C’était notre terre et ils la vendent ; c’était notre vie et ils la vendent. Puisque c’est comme ça, ils ont qu’à me vendre avec. De toute façon, qui se soucie de moi ? De toute façon, personne m’écoute.
rêver une pensée légère qui se renverse à tout moment
On peut aussi faire un jeu sur la terrasse, Uno, j’aime bien Uno, je gagne toujours à Uno.
Un jeu ? Non, pas maintenant, parce que je dors. Je dors ? Mais non, je suis assis au bureau et je regarde des jeux. Un jeu ? Je regarde seulement. Non, je dors. Je joue aussi au jeu des trains, j’aime bien le jeu des trains, parce c’est l’Amérique, le jeu des trains ; ils disent le nom des villes, je répète après eux mais j’oublie à mesure. Attends : les villes en Amérique, il y a quoi ? Ce qui est facile avec Uno, c’est qu’il n’y a qu’un mot à dire, Uno, quand on n’a plus qu’une seule carte. Des fois, je perds, à Uno, mais d’habitude, je gagne, mais pas maintenant, après. Maintenant, je dors. Je regarde des jeux. Je pense à quoi ? Attends : Chicago. C’est une ville en Amérique, ça, Chicago. Ils disent ça pour dire escargot. Ils sont bêtes. Je les aime tous, papa, maman, tous, sauf les enfants. Ils m’embêtent mais je les aime bien. Et le bébé, il est chou, j’aime le porter. C’est qui qui y est déjà allé, en Amérique ? Pas moi. Ils ont été à New-York. Pas moi. J’ai été où, moi ? en France. J’ai été en Allemagne aussi, j’ai mangé des frites en Allemagne et je suis tombé dans la forêt. La Forêt Noire, c’est en Allemagne. C’est un gâteau avec du chocolat. J’aime le chocolat. À Uno, ce que j’aime le mieux, c’est la carte +4, mais je dors. Sérieux ? Je dors ? Mais non, je joue avec eux. Trois wagons orange. Depuis Chicago jusqu’à je ne sais pas où. Je dors. Dans mes rêves, il y a quoi ? Je ne dors pas. Ce sont des vraies gens. Je les connais. C’est papa, maman, tous ceux qu’il y a toujours. Demain, j’ai congé. On boit l’apéro. Des fois, je prends de la bière. J’aime la bière mais je préfère la Bilz, c’est comme de la bière mais c’est bon ; la bière, je n’arrive jamais aller au fond, j’aime pas tellement la bière, le préfère le coca, c’est ça qu’ils m’ont mis dans la piqûre, du coca, je l’ai dit, moi, du coca, et ils ont tous éclaté de rire, mais j’ai pas eu mal quand ils ont fait la piqûre, je suis fort, moi, je n’ai jamais mal. À Uno, j’aime bien quand c’est interdit au prochain et aussi changer de sens. Des fois, je dis que je coupe, c’est quand c’est la même carte que celle d’avant, un trois jaune ou un sept vert, ça dépend, j’aime aussi bien la bataille, les as surtout et les rois, mais est-ce que je dors ou pas ? Maman me dit de venir déjeuner, que le bus il arrive, il faut te dépêcher. Oui grand-mère, je lui réponds, elle n’aime pas quand je lui dis grand-mère mais c’est vrai, elle est grand-mère, trois fois elle grand-mère, maman, et papa, je dis oui grand-père et maman je dis la femme, elle aime encore moins quand je lui dis la femme mais papa rigole, alors je dis la femme. Uno ! Je dis : bleu. Six bleu. J’ai gagné. Je suis troisième. J’ai gagné troisième. Non, j’ai vu, moi, il n’y avait pas faute, il a touché le ballon, regarde. Ou bien c’est un rêve peut-être, ceux des étiquettes qui courent dans ma chambre depuis tous les pays : des bleus, c’est la France, des blancs, c’est l’Angleterre, des jaunes, c’est quoi ? Suède. Des jaunes, c’est la Suède. Et des rouges ? Deux rouge. Uno !
cette langue aux relents d’ici qu’on croit mimée aux écoles primaires
Quatre moutons couchés dans l’herbe.
Les moutons, ce sont ceux à Ernest du village en-dessus. Il les met pâturer par chez nous. Pâturer, c’est manger l’herbe dans un pré puis une fois que tout est ras déplacer les moutons dans le pré d’à côté. Ernest vient voir ses moutons tous les soir. Ils n’ont pas de nom, les moutons à Ernest. Ce n’est pas pour leur donner des noms qu’il les élève, ses moutons, c’est pour la viande. Ce sont de gros moutons, de volumineuses bêtes qui donnent aussi de la laine. Le mouton est un animal bien pratique dans nos campagnes. Il fait partie des ovins, il est muni de quatre pattes et de deux oreilles, comme les ânes du pré que raconte la grand-mère, combien cela fait-il de pattes et de zoreilles ? Quatre moutons à quatre pattes et à deux zoreilles, ça fait vingt-quatre. Mais revenons à nos moutons. Les moutons sont élevés pour la laine et pour la viande, ceux d’Ernest en tout cas. La laine il faut la tondre. Si ton tonton tond ton tonton, la grand-mère a toujours une histoire avec des mots bizarres à raconter, mais pour les moutons, la tonte a lieu une fois par année. Ceux à Ernest, c’est pour bientôt, vu comme ils sont gros. C’est un volume en trompe-l’œil : après la tonte, ils ont l’air deux fois plus petits. Mais ce n’est pas la laine qui intéresse le plus Ernest, c’est la viande, la merguez surtout. Certains moutons sont uniquement transformés en merguez. Mais il y a bien d’autres parties dans le mouton : le gigot, la selle, le filet, les côtes, la poitrine, l’épaule, le papillon, le collier, tout un tas de morceaux à mijoter ou à griller, même si la viande de mouton, c’est un peu fort et que souvent quand on dit du mouton, c’est de l’agneau, même si ceux à Ernest, gros comme ils sont, ce ne sont à coup sûr pas des agneaux, même pas des brebis, ce sont de bon vrais mâles, des béliers comme on dit, comme ceux du Jura, les Béliers et les Sangliers, vous savez, ceux qui sont pour le Jura bernois et ceux qui sont contre. Pourquoi, ceux du vrai Jura indépendant, ceux qui chantent la main dans la main la Rauracienne du lac de Bienne aux portes de la France, ceux qui ont volé la pierre d’Unspunnen pour y graver les étoiles européennes, pourquoi ceux d’en-haut les crêtes du Jura, on leur dit les Béliers ? Le bélier, ce n’est pas que le mâle de la brebis, c’est aussi un poutre pour enfoncer les portes – chez nous, on dit un poutre, n’en déplaise aux puristes – mais c’est encore une autre question à se poser : pourquoi dit-on bélier pour ça aussi ? Le bélier est une arme de siège d’il y a bien longtemps, on en trouve des traces déjà chez les Mésopotamiens mais là n’est pas la question : souvent, au bout du poutre, il y avait une tête de bélier avec des cornes. Ceux à Ernest, de béliers, n’ont pas de cornes, parce qu’on les brûle. Ça ne fait pas mal. Comme ça, on risque moins si on se fait attaquer. Mais revenons à nos moutons. Les moutons ont un comportement grégaire, ça veut dire que c’est comme dans des troupeaux, il y en a un tu lui dis de se jeter au lac, tous ils vont comme lui se jeter au lac, ce n’est pas qu’ils soient plus bêtes que les autres bêtes, les moutons – les poules, c’est beaucoup plus bête que les moutons, les vaches pas beaucoup moins – c’est seulement qu’ils ont l’habitude d’être autrement qu’en pâturage dans des parcs comme ceux à Ernest, les moutons, souvent, ils sont en transhumance, comme on dit, avec bergers et chiens, dans les montagnes, ils sont des centaines à se déplacer ensemble de vallées en alpages et c’est dangereux de quitter le troupeau, parce qu’en faire qu’à sa tête ça peut vous coûter la vie : il y a des loups dans nos montagnes, mais revenons à nos moutons. Pourquoi vous raconter tout cela alors que vous le savez déjà, n’est-ce pas ? Parce que les moutons – quand ils crient on dit qu’ils bêlent – sont les seules traces de vie par ici et c’est quand même intrigant, vous ne trouvez pas ?
Le corps à cœur des personnages
Je vais pas me plaindre d’être tombée sur un gentil.
Au début, c’était pas parce qu’il était gentil. Au début, c’était les yeux verts, les cheveux longs, cet air qu’il avait de ne pas se rendre compte de l’effet qu’il faisait, le pensionnat de jeunes filles à la grand-messe qui se retourne tout entier quand il entre dans la nef et moi qui me retourne aussi, bien sûr, et ses cuisses de footballeur quand au bord du terrain tu viens t’asseoir et que le foot, tu n’y comprends rien, tu viens que pour ça, pour les cuisses des garçons, parce qu’à l’époque on voyait leurs cuisses ; aujourd’hui, ils ont des shorts qui descendent jusqu’aux genoux, mais lui, il avait des cuisses musclées, elles le sont toujours mais elles sont moins bronzées, il ne porte plus que des pantalons et des salopettes, il n’a plus les cheveux longs, il n’a plus de cheveux du tout même, mais il est gentil, il l’était déjà à l’époque, c’est un homme gentil et il a toujours les yeux verts.
C’était à la jeunesse. On devait trouver un cavalier pour la levée des danses. Normalement, c’est aux garçons de demander, mais lui, même si toutes elles auraient dit oui, il attendait, il hésitait, il tergiversait. Alors j’ai pris les choses en mains et ça a commencé comme ça, on allait au bal, il dansait plutôt bien, même s’il hésitait à m’empoigner la taille plus fort, comme j’aurais voulu. C’était moi qui guidais, avec lui ça valait mieux, sinon on en serait encore là, des valses et des tangos, des cafés noirs, un bec et au revoir bonne nuit. Son problème, déjà à l’époque, c’est qu’il réfléchissait trop. Il avait eu quelques bonnes amies, mais elles s’étaient vite ennuyées, parce qu’elles attendaient monts et merveilles de lui et que lui il attendait aussi, mais quoi ? Elles n’avaient pas compris qu’avec les gentils il faut un peu leur forcer la main et c’est ce que j’ai fait ce soir-là. Pendant la danse, je me suis serrée très fort, j’ai donné des bisous dans le cou, j’ai joué l’animal qui veut se pelotonner, le petit chat qui ronronne, et ça s’est passé naturellement, il s’est laissé faire et encore aujourd’hui il se laisse faire.
Elle est un peu rentre-dedans, elle a des yeux bleus, elle a la taille fine – elle l’a un peu moins maintenant mais la grand-mère dit que mieux vaut faire envie que pitié – et quand elle rit ça fait comme des étincelles quand on scie des métaux avec le casque et des fois j’ai l’impression que ce casque, j’ai de la peine à l’enlever, elle me rit au nez, elle gigote, elle bombe la poitrine – je n’aime pas trop penser à sa poitrine, ça me gêne, ça ne se fait pas – et je ris avec, je gigote comme je peux, je bombe aussi le torse, mais ça ne me va pas de bomber le torse, j’ai l’air prétentieux quand je bombe le torse et s’il y a quelqu’un qui n’est pas prétentieux, c’est bien moi, mais elle a l’air d’aimer ça, quand je bombe le torse, elle tourne un peu la tête, elle me montre son cou, ça dit sans le dire donne-moi un baiser mais peut-être que ce n’est pas ça, elle fait ça aussi avec des autres mais moins souvent qu’avec moi. Comment faire ? Plus je réfléchis, plus c’est pire. Je devrais la prendre dans mes bras comme j’en ai envie mais ce n’est pas poli, il y aurait ses seins tout contre moi, je transpirerais, ça n’ira jamais, alors je lui souris bêtement et j’attends, mais j’attends quoi ? Pour finir, c’est elle qui a tout fait. C’est toujours elle qui fait tout. Et moi je suis. C’est reposant de suivre, on pense moins. La première fois, c’était… Non, je ne peux parler de ça, c’est privé, c’était bien, voilà ce que je peux dire, et encore maintenant, c’est bien, il faut que je pense à autre chose, il faut démonter le monte-charge, ce n’est pas une mince affaire, ça. La première fois que j’ai vu ses seins nus… Je n’arriverai jamais à me concentrer si… Ronds, parfaitement ronds. Le monte-charge, est-ce qu’on peut l’utiliser pour aller jusqu’en haut et démonter ? Mais ensuite comment je fais pour redescendre ? C’était doux, ses deux seins contre moi, très doux.
un jeu auquel le vrai plaisir est de perdre
Les enfants y passaient le sable à travers des tamis, recueillaient des cailloux, des capsules et des merdes de chat dont ils faisaient la collection.
Quand je serai grand, je serai chercheur d’or, je partirai pour l’Amérique sur un grand bateau et je ferai fortune, j’achèterai des villes que je construirai dans des déserts, j’y construirai des gares et des casinos, et aussi des parcs d’attraction avec des grandes roues et des trains-fantômes, ce sera ma ville à moi, mes villes à moi, parce que j’aurai à moi toute l’Amérique, de Miami à Seattle, mais d’abord il faut s’entraîner. C’est un travail pénible, de s’entraîner, mais c’est moins pénible que décharger des bottes de paille ou donner à boire aux veaux ou porter le bois ou laver le bassin ou ramasser le tabac ou trier les patates ou essuyer la vaisselle, il suffit de prendre le sable et de le passer dans le tamis et on peut trouver de l’or. Pour l’instant, de l’or, il n’y en a pas, c’est parce que je ne suis pas encore en Amérique. Ici, l’or, c’est dans les coffres-forts des banques qu’ils le planquent. Je pourrais, si je n’ai pas les moyens de partir en Amérique, devenir perceur de coffre-fort, mais c’est un métier dangereux, on peut finir en prison, alors que chercheur d’or en Amérique, c’est permis, on trouve l’or au fond des ruisseaux, c’est dans une chanson qu’on a apprise à l’école, j’en ramènerai plusieurs lingots, ils disent aussi, et j’irai voir Margot mais moi, ma petite copine, je ne dirai pas son nom, c’est un secret et pour l’instant elle ne sait rien, alors je préfère passer du sable dans un tamis et regarder ce qu’on trouve. J’ai fait la liste : des cailloux, bien sûr, beaucoup de cailloux ; des capsules de bière, des bouchons de bouteilles de limonade ; des merdes de chat ou d’autres animaux, je ne sais pas tellement faire la différence, plus gros que des cailles de poules et plus petits que des beuses de vaches ; des bouts de plastique de toutes les couleurs ; des clous, des vis, des boulons ; un ressort, ça c’est bien, un ressort, on pèse dessus et ça saute ; j’ai aussi trouvé une bille, une vraie bille pour jouer avec comme un œil dedans, et encore des copeaux de bois, des feuilles mortes, une noisette, un papillon mort, un morceau de papier avec écrit dessus quelque chose que je n’arrive pas à lire, pas des lettres qu’on lues à l’école, peut-être du russe ou de l’arabe, j’aimerais bien savoir mais quand je l’ai montré à maman, elle m’a demandé t’as trouvé où ça et j’ai dit dans le sable, alors elle m’a dit d’arrêter de tout ramasser dans le sable et de tout ramener dans ma chambre c’est dégoûtant et ta chambre c’est un vrai dépotoir tu vas me faire le plaisir de la ranger illico presto et que ça saute mais moi je m’en fous, j’ai ma cachette secrète, près du silo, il faut grimper une échelle, marcher sur le toit, ouvrir un volet, entrer dans la grange, aller derrière le tas de paille où il y a un trou et c’est là qu’il y a mon trésor et personne ne va avoir l’idée de monter jusque-là pour me le voler, alors pendant des heures je reste ici à jouer, je fais comme si c’était de l’or et des bijou, je donne un collier à ma copine imaginaire, elle est très jolie avec ce collier mais sans le collier aussi elle est très jolie et c’est comme si j’avais pour de vrai acheté une ville en Amérique, sauf que maman crie dîner et que sûrement c’est de nouveau des haricots et que les haricots j’aime pas ça.
Toute cette énergie dans les mots !
Suis particulièrement émue par la quête de confiture pieds nus, sentiment d’être moi aussi dans cette cave qui pue la choucroute. Et bien sûr qu’il fallait choisir la cerise.
Merci Alice, ce passage sur la confiture est aussi celui que j’ai eu le plus de plaisir à écrire. Quant à la confiture à la cerise, c’était une évidence.
La langue des taiseux, des tendres et des rêveurs. Il y a l’impuissance de ceux qui font quand même même s’ils savent pas bien comment, parce qu’il faut bien faire, et qui ne sont pas au fond sans doute si impuissants. J’ai particulièrement aimé le passage sur l’enfant dans la cave qui aurait pu se traîner et s’éterniser sans que l’on s’ennuie. C’est que les hésitations et surtout la peur, une vraie peur d’enfant désorienté face à un monde trop grand et pas logique sont très bien rendues, ces contrastes entre le petit et le grand, juste esquissés en petites phrases simples, sont très puissants. J’ai aimé aussi le passage sur cet homme et cette femme à un bal, et l’homme qui censure ensuite toute ces pensées qui remontent, mais les censure sans violence avec aussi beaucoup d’envie et de douceur. J’ai été moins sensible au passage sur l’agriculteur, sans doute écrit plus vite, peut-être une idée jetée là, encore un peu standard par encore travaillée et à déployer plus tard. Très beau en tout cas, une belle lecture, merci.
Merci beaucoup Marion pour ce commentaire. Je retiens cette « langue des taiseux, des tendres et des rêveurs », trois mots qui me conviennent parfaitement. Quant aux passages évoqués, je dois dire que j’ai beaucoup travaillé les passages de l’enfant à la cave et celui de l’homme et la femme au bal (celui-là, j’ai eu beaucoup de difficulté, même) et moins celui de l’agriculteur, qui pourtant compte beaucoup pour moi. Je vais donc me remettre au travail… Merci.
Rétroliens : #L9 Les vaches – Tiers Livre, explorations écriture