Ce dont on ne se souvient pas, on peut l’écrire… Commence un travail vertigineux et inédit. Ecrire sans appui sans support sans image et sans image c’est le silence. La voix est devenue silence. Alors obscurité. Recueillement. Existe-t-il quelque part un voile et il suffirait de tendre la main pour l’écarter juste un peu et que là derrière un frémissement de clarté, de couleurs, un flou de quelque chose qu’on pourrait décrire comme une certitude…
Balcon en bois foncé presque noir courant sur toute la longueur de la façade rose, j’y tiens, un rose en harmonie avec la teinte sombre du bois presque noir, rose, pas rose pâle, d’un rose assez soutenu, la brume et son odeur au-dessus de la Semois tôt le matin et le soleil ou sa promesse seulement mais qui révèlerait la besogne nocturne de l’araignée lorsque tête à gauche entre les barreaux du balcon avec le bruit de la roue dans l’eau et les algues que son mouvement soulèvera et qui de vertes finiront par être marron foncé je ne sais après combien de tours, indescriptible aussi la couleur du pull entre rouge et framboise d’une maille compliquée et particulière, lâche suffisamment, pour donner épaisseur et moelleux et qui restera à jamais l’illustration de ce que pouvait être l’amour maternel pour une enfant obéissante et sage, lorsque tête à droite, grotte aux fées et noir menaçant de l’enfoncée dans la roche interdite ou condamnée je ne sais plus et l’envie malgré tout d’au-delà de la limite, franchir l’interdit pour dénicher la promesse, puisque le nom l’indique, il y a bien une raison pour que ça s’appelle comme ça : la grotte aux fées. Et c’est bien la seule à avoir tenu ses promesses, c’est ce que je me dis lorsque j’y retourne 50 ans plus tard. Elle n’a pas bougé d’un pouce. Le panneau indique bien son nom à l’endroit où m’ont menée mes pas et une grille scellée dans la roche en interdit l’accès. Un linceul a été jeté sur mon souvenir avec ce blanc violent d’une peinture fraîche sur le Vieux Moulin, c’était son nom je m’en souviens, rose, il était rose, j’en suis sûre. La roue a disparu. L’ai-je seulement connue ?
Du Chalet de Trou de Bras, de cette construction neuve en un lieu improbable au nom énigmatique, je ne parlerai que de ce qui s’efface. Volontairement je tairai son histoire. Rien ne sera dévoilé de l’étrange fortune qui permit sa création ni par qui pas plus que pour l’usage de qui. Ce qu’ils faisaient et leur lien de parenté avec moi. Son nom que j’avais oublié et qui me revient ne vous dira rien, il faudrait parler patois, wallon, mais pas n’importe quel wallon, chaque région a le sien, incompréhensible aux autres, je ne le parle pas, des mots et des expressions surnagent, que les parents avaient continué à dire en wallon parce que c’est plus parlant, c’est ce qu’ils disaient, et la signification du nom en fer forgé accroché au bois de son fronton, il avait fallu me l’expliquer : Al hamlet. Je ne m’attarderai pas sur les images nettes comme la barrière de bois au bout du chemin de campagne sur lequel cahote la voiture, le balcon et l’intérieur. Le poele au gaz étrange qui ne sert qu’à chauffer tout aussi volumineux que ceux qui servent aussi à cuisiner et une fois la porte franchie une douce chaleur hiver comme été et on n’y prend pas de repas, seulement un goûter. Un gouter pour adultes avec le café brûlant servi dans un service en porcelaine et une part de tarte sûrement au riz ou aux fruits avec le sucre glace que la boulangère aura rajouté par-dessus et une petite fourchette en argent et on ne peut pas manger avec les doigts et ça dure longtemps et on ne peut rien dire, juste attendre que le temps passe et regarder. Me reste la statue sombre sur la commode et c’est la première sculpture que je vois et le soleil accentue les creux et les bosses et les muscles aussi et il est nu un genou à terre l’autre jambe à angle droit comme un chevalier qui salue son roi dans la main une assiette qu’il ne tient pas correctement. Ce n’est pas une assiette on me dira plus tard, c’est un disque. Les sapins noirs derrière le chalet tandis qu’on se retourne pour faire signe de la main et que redescend la voiture c’est comme la couverture de mon livre Heidi.
Visite rare en dehors de celle du jour de l’an obligatoire et plus festive. Maison de briques avec un seuil de porte gris clair, de ceux qui deviennent noir brillant un jour par semaine et c’est toujours le même et c’est par lui que finit le nettoyage de ces maisons du nord collées les unes aux autres lorsque la raclette aura poussé l’eau sale jusqu’à lui, le seuil de la porte d’entrée, et aprpès il sera propre lui aussi car on lave aussi ce seuil qui reflète au-dehors la propreté du dedans même pour celui qui passe juste devant, qui ne rentre pas, ou qui ne connaît rien de qui habite là et qui ne le franchira pas mais qui saura tout ce qu’il faut savoir de l’avoir dépassé, d’être passé devant peut-être rien qu’une fois. A l’opposé de lui à l’arrière de la maison une cour dérobée au regard par trois hauts murs, le quatrième est celui de la porte de la cuisine. On m’autorise la sortie lorsque les grands parlent trop. Un poêle qui sert à chauffer et à cuisiner, celui-là, et à côté un fauteuil comme dans toutes les cuisines en plus de la table et des chaises. Dehors dans la cour rien. Une longue liste de tout ce que cette cour ne contient pas. Juste des murs de briques et dans celui d’en face une porte en bois toute entourée de briques. Un mur qui s’est laissé percer. Et il se laissera passer si la main d’enfant parvient à maîtriser l’étrange mécanisme en fer qui permet de lever le levier avec une espèce de petite pièce ronde de la taille d’une pièce de 1 franc belge sur laquelle doit venir appuyer le pouce tandis que les quatre autres doigts enserrent la poignée verticale. Je ne dirai rien de l’au-delà ou alors juste ça : une cour bien plus vaste qui est la cour de récréation d’une école communale où je ne suis jamais entrée. Le seuil de la porte d’entrée de la maison est hachuré de fines stries façonnées par le marbrier, régulières et parallèles.
Chez Ninie et Sophie ou alors chez Blanvallet. On dit l’un ou l’autre indifféremment. Plus personne pour me dire s’il faut deux n à Ninnie et comment ça s’écrit Blanvallet. Deux sœurs qui vivent toutes les deux et avant il paraît que c’était avec leur mère aussi. Mais nous, les petits-enfants, on ne l’a pas connue, leur mère. Vieilles déjà lorsqu’on les connaît et ne sont plus que toutes les deux. Une fois l’an il faut y aller, chez Blanvallet. On y va tous à pieds depuis la maison de ma grand-mère et il faut les embrasser. Embrasser Ninnie, on en parle avant et on en parle après. D’autant plus qu’on reçoit des cadeaux. Les cadeaux à Noël ou pour la St Nicolas, c’est que pour les enfants, même si nous on ne les connaît pas, Ninie et Sophie, ou si peu, on nous a expliqué qui c’est mais on n’a pas retenu, on est un peu perdu dans leurs histoires aux parents de quand ils étaient petits. Chez Ninie et Sophie, les parents y sont à l’aise, ils plaisantent, on sent qu’ils connaissent bien la maison, basse de plafonds, des fenêtres à croisillons blancs qui n’éclairent rien, des rideaux en dentelle parce que des fenêtres ça s’habille c’est comme ça même si elles donnent sur le jardin derrière et qu’il n’y a pas de vis-à-vis. Dedans très vite on étouffe. Il n’y a pas de place pour jouer avec nos cadeaux une fois qu’on les a déballés. On a bien dit bonjour et puis aussi merci pour tous les jouets, on a encore embrassé, mais il faudra y revenir encore avant de partir à la joue vieille et qui pique, la moustache blanche et la barbe, c’est qu’elle pique Ninie ou alors c’est Sophie, indéfinies l’une de l’autre, des lunettes rondes cerclées d’or et des cheveux blancs, sans mari, laides, restées ensemble à deux près de leur mère, dans sa maison, au-delà des rideaux, des carreaux, il y a ce jardin ravissant, hortensia fanés qui garderont un peu de leur lustre de l’été passé pour le colorer une fois que l’hiver l’aura dépouillé et terni, et quand enfin la permission nous est donnée de quelques pas dehors avec deux ou trois adultes, toujours au moins deux parents dans le tas qui se dévouent pour sortir les enfants un petit quart d’heure dehors pas plus parce qu’il fait froid ils disent tandis qu’ils continuent sans s’interrompre leur conversation entamée, animée de l’effet de l’alcool servi par Ninnie ou Sophie et qui augment la convivialité nous surveillant du coin de l’œil et ils nous rentreront lorsqu’ils auront trop froid leurs tenues habillées pour les fêtes sont rarement chaudes et confortables mais la maison basse du dehors protégée par son voilage de dentelle aux fenêtres ça a dû imprégner notre rétine autant que le ressenti du piquant de la barbe de Ninie notre épiderme à moins que ce ne soit la barbe de Sophie et ils riront de nous une fois rentrés chez les grands-parents parce que nous avions été forcés de faire des baisers à Ninie, si gentille de tous ces cadeaux qu’elles choisissaient à deux pour nous chaque année qui ne les connaissions pas. Une des deux avait occupé un bon poste à l’administration. Cela me revient maintenant, c’est ce qui se disait, et de l’autre rien, peut-être s’est-elle juste occupée de leur mère, pendant que sa sœur travaillait. Ninnie et Sophie, restées vieilles filles. Mortes sans laisser de trace.
Magnifiques évocations ! Une réelle souplesse dans le raconté et qui laisse l’impression au coeur. Merci beaucoup pour ces maisons-moments à lire.
Merci à vous, votre lecture commentée fait plaisir.
oh que oui… bon ça ne me décourage pas mais me confirme que je ne savais pas (puisque ai fini par poser quelque chose)
mais là oui souplesse, évocation, tous ces moments qui revivent, ces lieux qui se repeuplent
Merci de votre lecture, Brigitte, et de ce commentaire.