Il lui demande de signer le registre, donne le numéro de la chambre avec vue —mer et soleil couchant — insiste sur la lumière toute particulière, il n’en a vu de semblable que sur les glaciers. Il lui souhaite bonne installation, qu’elle n’hésite pas à l’appeler si besoin, la chambre trois est au deuxième étage sur le palier à droite, désolé pour l’absence d’ascenseur. Merci, bonne soirée… demain pour les papiers… non merci pas besoin d’aide… petit déjeuner… non, en ville sur le port . Elle regarde l’escalier comme on regarde la hauteur d’une corde à grimper, prend son sac, lui tourne le dos. Il place le registre dans un tiroir qu’il ferme à clé, pend la clé autour de son cou. La clé ne le quitte pas depuis qu’il s’est fait voler le registre avec toutes les adresses des clients, numéros de téléphone, dates d’arrivée et de départ. Enquête, mise en accusation, hôtel fermé temporairement. Toute cette histoire l’avait mené sur les traces d’une cliente de l’hôtel qu’il avait trouvée un matin au réveil derrière le bureau prétextant avoir besoin d’un stylo. Sa voix aux intonations rondes et aiguës lui était revenue dans des moments improbables : filet d’eau du bain, percolation de la cafetière, crépitement de la pluie, ruissellement sur le toit, bouillonnement dans une casserole, roulis de cailloux sur la grève. Il gardait également autour du cou la clé de la chambre numéro quatre, depuis des années volets fermés, lit défait, partition de musique sur la table de nuit ouverte sur un opéra de Verdi — pour soprano—, robe à paillette et paire de gants noirs en dentelle dans l’armoire. Jamais il ne donnait cette chambre à un client. Il éteint la lampe de la réception, retourne la pancarte sur la porte d’entrée pour indiquer l’hôtel fermé, laisse une veilleuse dans l’escalier construit par le premier propriétaire de l’hôtel qui avait voulu faire l’exacte réplique de l’escalier de sa maison d’enfance : vingt-cinq marches en bois de chêne, palier à la quatrième marche avec tournant à quatre-vingt-dix degrés. Il avait même reproduit, sur le coin droit de la dixième marche, une inscription faite avec son frère à l’insu des parents représentant les cinq anneaux olympiques dans un carré gravés avec un couteau précautionneusement replacé dans le tiroir droit de la cuisine sous les serviettes à carreaux. Il rêvait de médaille d’or en ski de vitesse aux jeux olympiques — il n’avait jamais vu de sommets alpins. Le père, constatant la pointe émoussée du couteau, avait soupçonné les enfants sans cependant deviner l’objet du méfait ni ne pouvoir le leur faire avouer. A l’origine, il y avait une échelle de meunier pour monter à l’étage, la demeure ayant appartenu à un constructeur de bateaux spécialisé en annexes sardinières en bois de pin, connu dans la région pour ne jamais construire deux fois exactement le même bateau. Le pin étant un bois trop fragile, cet homme s’était tourné ensuite vers d’autres espèces : le chêne —roi des bois, résistant mais peu flexible et finalement cassant —, l’acajou — bois noble — l’épicéa — à fil très droit. Pas de bois qui ne soit choix du hasard ou d’un caprice. Un matin d’hiver, l’homme avait largué les amarres avec pour idée d’atteindre un port situé à une journée de rame, d’y laisser sa barque, d’embarquer dans le premier gros vaisseau qui voudrait bien de lui pour effectuer la maintenance à bord ou même pour pêcher — il apprendrait, porté par son rêve d’enfant : parcourir les mers sous les étoiles, traquer la baleine, rencontrer Moby Dick, déjouer le K, s’échouer sur une île déserte. Sur la table de la cuisine, il avait laissé une lettre. Qu’on ne le recherche pas, impossible de résister à l’appel de la mer, à sa destinée, il reviendrait, qu’ils prennent soin d’eux, soient assurés de son amour. Les vingt-cinq marches de l’escalier ont suffi pour la mettre hors d’haleine. Elle pose son sac devant la porte de la chambre trois, reprend sa respiration, donne deux tours de clés. Lit double, couvre-lit bleu clair, rideaux assortis, armoire en pin, table de chevet avec tiroir — pour sûr une bible à l’intérieur —, un seul cadre au-dessus du lit : la photo d’une barque en bois prise dans la glace, deux rames posées à l’intérieur, sièges couverts d’une mince pellicule blanchâtre, proue vers le large. La glace autour marque le mouvement de l’eau. Tons pastels — cela aurait pu être une peinture. Le contraste entre la barque figée et l’élan du regard vers le halo de lumière à l’horizon est saisissant. Elle sent la pression de la glace sur la coque, entend le bois craquer alors que la glace encore se resserre, fixe la lumière. Elle sait.