Tout à coup le carreau bleu de l’interpeller, – tu vois, il faut que tu tentes l’écriture de ce texte, de cette remémoration étrange et tellement significative de sols, pour qu’enfin tu parles de moi, pour qu’enfin tu me donnes la parole. J’ai bien des choses à dire, témoigner. Oui, tu m’avais repéré parce que j’étais branlant, différent des autres, singulier. Tu vois, j’étais le seul à bouger, les autres étaient fixés, immuables, rigides. J’observais toutes les réactions lorsqu’un pied m’effleurait ; parfois je me vengeais en faisant trébucher celui ou celle qui ne me revenait pas, au contraire lorsqu’un pied doux se posait avec délicatesse, essayait de me stabiliser, je parvenais à reprendre ma place sans bruit, sans impatience et j’attendais même qu’il revienne. Mais il m’arrivait aussi de souhaiter que certains débarrassent le plancher ! Le jour de la cire, avant Noël et au printemps je poussais des soupirs d’aise, de contentement lorsqu’avec attention et sensualité des chiffons doux et odorants de cire d’abeille me parcouraient, me rendaient plus beau et soyeux. Je rêve que les humains me frôlent à la manière des chats qui n’ont pas l’air d’y toucher, mais qui pourtant en m’effleurant parviennent à exprimer tant de grâce, de légèreté, de présence. Je suis une sorte de feuilletage de temps, de sons, de bruits, d’odeurs, d’images en puzzle, de coups de talons, d’effleurements de pantoufles, je crie, je soupire, j’avoue même m’être révélé indiscret, tendre voyeur sous les jupes, j’étais témoin sans en avoir l’air des gestes et des paroles, initiateur de parcours singuliers, témoin silencieux, discret, parfois espiègle ou vengeur.
Ce vieux carreau en ciment coloré (fort bavard aujourd’hui) sur une étagère devant un livre, ignoré depuis longtemps, vestige d’une maison vendue, un rayon de soleil, une heure inhabituelle devant l’ordinateur a ravivé sa présence, elle le scrute aujourd’hui, l’écoute et une remémoration sans fin s’installe, va lui faire parcourir plusieurs lieux, jalons d’une histoire personnelle aux multiples déménagements, une trentaine, elle va en retenir certains (elle ne sait combien encore) parmi les plus marquants et curieusement ils apparaissent tour à tour sans ordre, défilent, se contorsionnent comme si elle se trouvait dans un train sans grande vitesse favorisant une visibilité totale, et dont le trajet serait curieusement une sorte d’anneau de Moebius puisqu’elle repasse parfois au même endroit avec une humeur différente tantôt il y fait jour, tantôt il y fait nuit, tantôt il y pleut ou il y fait grand soleil, parfois elle est à l’intérieur et c’est sûr, elle voit le sol de l’intérieur, tantôt elle regarde le sol de l’extérieur, sol, sol, la musique est tout près, comme une fugue de Bach, le son monte puis redescend, se complexifie selon des voix en canons, plusieurs personnes foulent le même sol ou bien elle le parcourt toute seule en y déposant ses humeurs, ses rêves, elle semble y prendre de la force ou y accentue sa vulnérabilité.
Se retrouver à ras le sol, s’en éloigner, y revenir, survoler…
Et le carreau de poursuivre,– te souviens-tu du chemin du village au mas face à l’étang de Thau, chemin de terre, aspirée par le vent, mouillée par les pluies, réchauffée ou brûlée par le soleil, petits cailloux promontoires pour les fourmis vagabondes, herbes éparses fraîchement coupées, éléments organiques morts ou vivants, odeurs enivrantes l’été, vineuses aux vendanges, chaque fois que tu revenais tu ramenais des débris d’herbe collés à tes semelles, que tu laissais très souvent à demeure, et je te l’avoue cette cohabitation créait pour moi un milieu moins austère, plus vivant, un jour même une fourmi s’était échappée de ta sandale et ma foi, nous avons entamé une discussion tous deux. Quant au rez-de-chaussée de la maison vigneronne, je n’ai jamais comme toi été tenté d’y séjourner. La terre battue sombre presque noire, brillante, beurreuse par endroits lorsque l’humidité se fait plus prégnante, l’odeur de cave équilibrée, ensorceleuse, favorable à la vinification, pratiquée ici même autrefois, les meubles simples, une table, quatre chaises, un buffet, posés à même la terre, juste pour manger l’été dans une atmosphère fraiche et odorante te convenaient très bien, tu attendais même ce moment chaque année, l’odeur du cheval et de l’avoine t’enchantait et tu l’évoquais bien souvent l’hiver près de la cheminée du premier étage où je résidais ; la vie quotidienne, les fêtes de famille, les naissances et les morts, y animaient les couleurs différentes des carrelages de ciment affectés à chaque pièce, dessins géométriques qui constituaient des labyrinthes, des marelles, des circuits automobiles, des promenades de landaux de poupées, oui, moi j’y avais le statut de carrelage descellé – mais oui il s’agit bien de moi actuellement sur l’étagère, je m’autorise à décrire le motif qui définit ma personnalité, mes couleurs : quatre accolades bleues entourant un trèfle noir à quatre feuilles stylisées –, je suis sûr que tu entends encore les sons particuliers de mes petits basculements provoqués par le poids de la personne qui passait, au second le grenier où je n’ai jamais fait qu’un rapide séjour lors de l’entrepôt de matériels au moment de la pose du carrelage, une belle charpente avec des malles posées sur le sol de parefeuilles anciens, bruts et poussiéreux, des mobiliers dépareillés, des livres, des jouets… une petite ville imaginée là-haut à ce qu’il me semble. Et tout près, face à l’Étang, le mas, avec ses acacias et ses pins. Tu aimais t’y rendre. Un jour, tu as lu à haute voix un petit texte que tu avais écrit, tu racontais avec émotion la magie de cette maison, l’amour là, au premier étage atteint par un escalier échelle, tu disais que le sol avait perdu tout sens de l’orientation, que l’ivresse était totale. Et tu décrivais, la voix tremblante encore, le parquet de bois blanc, poussiéreux, sentant le thym accroché tout près sur le mur blanc, l’étreinte des corps et des esprits, les vibrations et le tournoiement du sol, l’enveloppement des corps et des esprits par la nuit iodée et lumineuse, leur voyage infini. Tu m’as toujours emmené dans tes déménagements, en me protégeant dans une petite boîte de métal. Je pourrais dire que du coup je n’ai pas vraiment vieilli, le teint a simplement un peu jauni. Ainsi j’ai été témoin de ton installation à Montpellier, où tu as vécu dans un appartement modeste, au sol recouvert de linoléum, monochrome beige, brillant, sans joints, il ne pouvait me faire pâlir de jalousie, toutefois cela ne m’empêcha pas d’être témoin d’une vie de famille harmonieuse, il y avait toujours un écho de la rue, rue animée par les gitans qui vivaient, dansaient et chantaient quelques maisons plus loin, c’était communicatif, tu y as esquissé devant une glace tes premiers pas de danse rythmée, endiablée, et j’étais bien obligé de reconnaître qu’il est plus facile de danser sur un linoléum que sur un carrelage ancien. Roubaix ensuite, Roubaix, avec la maison située dans un quartier ouvrier, au sol gris, triste, brillant par endroits et reflétant les mines mélancoliques de ceux qui avaient quitté le Sud, une voisine inconnue bienveillante avait apporté une soupe généreuse pour les réchauffer, la chaleur légendaire des gens du Nord, bien concrète ce jour-là. Le sol s’était alors transformé, lui aussi avait pu se réchauffer à leurs yeux. Et moi je regardais tout cela du haut de mon étagère, rien ne m’échappait. À l’opposé la visite contrastée dans un hôtel particulier d’un ami de captivité du père, l’escalier grandiose, les tapis partout, les lustres de cristal, les parquets somptueux, mais sans chaleur. Des décors de vie sans vie à ses yeux. Lorsque tu as raconté cette visite à un ami de passage, j’étais surpris mais tout de même un peu curieux, j’aurais bien aimé voir moi aussi ce milieu inconnu, glisser sur les tapis, voir tout du haut de l’escalier pour ressentir un vertige. Je sentais que tu regrettais les sols en carrelage de ciment coloré, que tu t’adaptais bien sûr et même parfois te laissais séduire par un parquet brillant. Mais tu me regardais toujours comme vieux témoin et je percevais une lueur de nostalgie dans ton regard. Quelques années plus tard, près de Sommières, une maison dans une oliveraie, avec ses sols recouverts de parefeuilles brillants où se reflétaient par les grandes baies les oliviers, le grand tilleul et les oiseaux, tu te souviens de la huppe fasciée qui tel un chef indien arbore des plumes en éventail sur la tête et qui tous les jours faisait une apparition, là je sais que tu pensais pouvoir rester dans ce havre de paix, la vie en a fait autrement. Avant même la décision du départ, un jour que je n’oublierai pas, le récit en a été fait plusieurs fois tout près de moi, tu as eu la sensation que le sol s’était dérobé sous toi, que tu plongeais dans un trou noir profond qui t’aspirait puis tu avais subi une amnésie pendant douze heures, un ictus amnésique, un bug mental sans explications ni séquelles, mais il reste une question, quel voyage mental s’est déroulé ? Au retour, d’un pas lent et hésitant tu regardais le sol avec insistance, le guettant, allait-il disparaître encore ? Il t’apparaissait encore un peu mou, s’étirant sur la droite puis revenant à sa forme initiale avant de reprendre ce mouvement, puis les pieds avaient ressenti un durcissement du sol, une restabilisation, le sol avait semblé retrouver ses marques, se figer, peu à peu il avait repris sa forme géométrique, avait rempli les angles et révélé un rectangle parfait. Oui, tu étais bien revenue sur terre. Dans la gare du souvenir, je me souviens de quelques années auparavant, à Châtenay-Malabry, dans la Vallée aux Loups, le sol était de verdure et flottait en étage, tu avais ton bureau face à la fenêtre et une vue sur le parc de Chateaubriand qui emplissait tout, c’était comme si les murs n’existaient plus, la rêverie était constante, même moi, bien placé sur l’étagère, je regardais constamment dehors. Aujourd’hui nous sommes à Nice, les sols en pierres marbrières ne l’émeuvent pas plus que moi, sol lisse, un peu prétentieux, je ne terminerai pas mes jours ici m’a-t-elle dit tout en regardant un beau voilier prendre la mer. Et je sais que je l’accompagnerai.