Il sent le froid de la pierre sur ses fesses nues, il aime se lever tôt, il reste là à contempler les dalles sombres de la terrasses, un chemin magique jusqu’au citronnier, énorme, chargé de fruits lourds, entre les dalles de schistes, les fourmis sont déjà au travail, une longue procession, il attend qu’elles révèlent les secrets du sous-sol, des secrets bien gardés, par un serpent parait-il, le même qui traîne du côté de l’arbre, il se cache dans ses racines , c’est sûr, plus il regarde plus les racines bougent et s’enlacent, il aimerait voir ça de plus près mais la chaleur, mais la peur de ne plus revenir tout à fait à la même place, des claquements de sabots, légers, des caresses de granit, il sourit, il attend mais il sait qui arrive, elle l’a entendu, elle viendra se frotter contre lui, elle n’a pas de nom, seulement la chèvre noire et blanche et il se réveillera tout à fait. Il a quatre ans et la guerre a commencé.
[Souvenir d’enfance, peut-être le plus net. Une mémoire d’exil aussi. Je ne suis sûr de rien sauf des sensations de chaleur et de la chèvre. Un temps d’Alger, un peu avant un départ que j’ai compris plus tard. Une maison, celle de l’enfance .Derrière les deux fenêtres, un grand citronnier, deux bananiers, un figuier et un abri pour la chèvre. Balais près du rebord. La pièce est peinte en blanc, côté évier et en jaune côté cellier. Sur la porte est accroché un panier à commission en paille souple. Aucune gravure, seulement le calendrier des PTT avec des photos de chats sur le frigo. Cuisine assez sombre mais fraîche l’été. Au plafond blanc, un néon sur la longueur. Il clignote avant de s’allumer. Des tue-mouches pendent. Avant le repas, sur la table, une nappe jaune avec des olives dessinées et des cahiers d’écoliers et des livres de leçons. Phrases de l’homme du texte de Claude- Louis Combet
« L’ordre de la mémoire n’est pas celui de l’histoire »
« Il y a chez cet homme que l’on veut bien croire en marche mais qui est surtout en fuite
« Rien n’est jamais dit de ce qu’il fallait dire » ]
Le vent s’est levé. Ouverture, fermeture. Bureau ou sac ? Bureau, la tête de punk en bois et crayons de couleurs hoche la tête en rythme sur le dernier Bowie, l’ultime, couverture blanche avec cette étoile noire au milieu. Un léger clic. Les deux stylos d’humeur changeante, ce sera le bois d’olivier, pour le vent et le bruissements des feuilles, d’autres bruissements d’Aulnes et de Charmes le long du Danube. Il m’avait offert cette boîte en aurevoir de cette rencontre surprenante, avec une carte de visite vierge et un seul mot « Schriftsteller ». Je l’avais remisée, mes stylos – d’autres, anonymes- étaient enfermés dans une trousse souple rouge, un autre cadeau-. J’ai perdu la trousse rouge et réouvert la boîte en fer avec cet unique message, longtemps après.[ un entre deux, les deux objets racontent des périodes distinctes, de vie et d’écriture, chansons et textes. Seul le lieu est le même : Marseille. Le Danube esquisse une autre histoire qui n’a jamais commencée, presqu’une absence de lien.] Résurgence, période de l’écriture et de la scène, la trousse/passer marcher violence/ne plus rien faire/ne plus rien dire/ caresses d’un instant/ automatique/ période de l’écriture et de l’urgence/de la nécessité, la boîte en fer blanc/ tu dis vagues/et je m’évade/ sans horizons/sans rien/nu de sel/nu d’entraves/ sans horizons/sans rien.[ Juxtaposition des textes des chansons : passer marcher violence et des poèmes/fragments qui viendront après]Crissements légers sur la feuille blanche qui colle un peu sous cette chaleur d’été, le carnet bleu transpire lui aussi, malgré le ventilateur qui ronronne. Parfum de sueur, d’effluves de mer, léger goût de sel sur la peau, une caresse apprivoisée sur le renflement du stylo, celui-là ne se mordille pas, le bois est trop dur. Digression de l’étrange, une patte de crabe contre ma peau craquelée et des mots qui sautent, s’emmêlent, traces dansantes sur une page vierge, les langages du corps. Ripe, râpe et ça dérape/ clichés/photos/ arrêt sur image/ flou /ralenti/ le mur du rien/ ruelles surexposées/ couleurs blanches/ neutres/ lumières/ spots/ projecteurs/ poses/ pauses.
Lumière éclatante dans ce matin d’été. Une phrase de Lou Reed :« L’avenir est tellement éclatant que je mets mes lunettes noires » dérision matinale, just rock and roll. Le bureau tourne le dos à la fenêtre/presqu’une baie/, ne pas voir le Garlaban au loin embrumé de nuit, ne pas entendre les cris d’enfants qui se réveillent dans les maisons qui jouxtent l’immeuble, concentration sur le mur blanc orné de dessins et d’aquarelles/ma préférée, un homme au regard trouble au regard double, noir et mauve/ d’une vieille affiche/le Star tour cabaret/ les vitres un peu sales/il faudrait les laver/ renvoient les reflets de vie, miroirs menteurs, un mélange fou d’ailleurs, d’avant, de présent, se raccrocher aux souvenirs, en préparer d’autres. Un bar sans nom seulement pour dire bonsoir, les mots s’écrasent comme des figues mûres sur les vitres sales, une conversation banale. Nous aurons des matins d’ours gris. Une chanson de Mina « Pasion » fait vibrer légèrement les carreaux, une escale à Lisbonne, le silence du temps passé, des palmiers endormis sous des brumes, l’enfance encore au garde à nous. Il ne peut être dit deux fois la même chose, entre-temps, une ride , un silence est passé.
Un lit rouge dans une chambre blanche, entièrement , sans traces sans rien, un homme jeune passe très vite, pose un oreiller, referme la porte. Il laisse là la nuit.
Arrêt 25 rue Jean Roque, impasse entre deux rues, immeuble rose aux volets verts. Premier étage, appartement en U, vagabondages de couleur, porte bleue chambre, rouge salle de bain, jaune cuisine, verte deuxième chambre, neutre toilettes, tomettes rouges partout, brillantes ou ternes, murs blancs affiches de Querelle, Sid Vicious, Clash, Taxi Girl. Marseille se déroule, partition de limonaire, grillagée de noir et blanc. Briata de sombres orages, pluie de déluge sur cette rue, sale des pas accumulés sans cesse et sans légende. Les galériens enchaînés aux façades aveugles, des amours en vrac, une odeur de pisse, mais la mer. Entendre la respiration de la nuit, un souffle profond, enfoui. Marseille vieille bête asthmatique, une terre mouvante, masquée de bitume, une matrice folle. Faire ces voyages de nulle part au bord des quais déserts, aucun bateau en partance ; il n’ y a plus d’urgence.[ ce lieu est symbolique et structurant d’une autre manière d’aborder l’écriture, ce n’est plus celle de la scène mais celle qui continue une respiration, une manière d’être au monde comme derrière un miroir sans tain, une écriture qui vient après la mort, pour purger sa colère, pour ne pas sombrer dans un état de stase. Etre au monde mais autrement, sans urgence]
Glissades et roulades, les orphelins du déluge se noient sur les pavés glissants de la cité flamande à 4 h du matin les pas incertains qui clignent des yeux sous le réverbères à peine des lueurs, regarde ses pieds et ces godasses si neuves et rutilantes, anti dérapantes et pourtant ça glisse, sous les pavés, il y a ce sable mouillé qu’on arrive pas à retenir tellement il glisse entre les doigts, les doigts du matin froid et humide, ceux des pieds qui se dépêchent de faire se bruit qui claque comme celui des sabots des chevaux, se sentir vivant dans ce bruit rythmé et furtif qui te monte dans tous le corps pour finir aux mains qui s’agitent pour se réchauffer et pour marquer le tempo du sol qui te porte jusqu’à l’achèvement de la nuit, le seuil de la porte cochère en marbre usé, une invitation à rentrer, il hésite, repartir marteler ce sol glorieux de tant de rires, d’impasses et de gerbes, mais le bois de l’escalier, geint à n’en plus finir, alors il se décide, la chaleur de l’écorce polie par des pas incessants, pressés ou traînants, c’est un rythme lent sans bruit celui du sommeil qui vient, reste sur l’asphalte ce bras de bitume en route pour nulle part.[ le sentiment des nuits blanches, où seuls les bruits des pas accompagnent la marche, parfois une marche désordonnée ou difficile. Il reste les bruits de la nuit, les musiques de la nuit, des queues de comètes, le goût de l’alcool, le dérèglement souhaité, un dernier avant une autre nuit. Souvent dérapé à Lille, dans les bars et sur les pavés, orgasmes à la lune souvent voilée. Sommes jeunes sommes fiers, clin d’œil à Daniel Darc]
Déracinement. C’est le mot exact quand l’avion décolle. Vol de nuit un texte qu’il faudrait relire. Bruits de moteurs. Chacun retiens son souffle. Accélération. Le steward parle espagnol, tu penses « Aux amants passagers », à cet amant de passage et constant, à ce cœur en jachère qui tourne comme une toupie autour des bâtiments vides. L’atterrissage est toujours rude, les roues sautent, la machine grince, la terre est là de nouveau, des lumières, des hommes s’agitent, ils vont, ils viennent, ils parlent, dans ce théâtre d’ombres. Plongée dans un taxi, voiture anonyme conduite par une inconnue, échange de politesse et de silences.
Des panneaux défilent, des noms qui résonnent et ne parlent pas, des mots muets.
L’odeur de l’océan, les mouettes arrogantes, le souffle des vagues, le varech et les granits rongés. Déposé dans une zone neutre, arbres et containers, arbres et entrepôts, carcasses de bateaux et rues désertes. Hall de l’hôtel éclairé, réception discrète, chambre vaste, lit douillet, les murs des nouveaux hôtels ne disent rien, ne pensent rien, ils sont là dans leur indécence typique. [ Une obsession de l’exil, racines itinérantes, ne rien retrouver et ne rien vouloir retrouver, un voyage sans escales, une sorte de manège fou, côtoiement d’inconnus dans des endroits qui se ressemblent tous, des hôtels standardisés, des boîtes à vide]On ne remplit pas les souvenirs avec des panneaux lisses. Un matin gris sale, la nuit trompe, la nuit ment, un paysage industriel et l’Océan, brusquement au détour, une mer profonde bleu marine, des bateaux sur le sable, tu avais oublié les marées, tu ne savais plus ces mouvements de la mer. Les couleurs c’est ce qui manque à l’exil.
On pourrait tendre la main pour arracher cette part d’enfance qui revient comme un peau douce et tendre. Des yeux émerveillés devant une procession de fourmis qui passent sans se presser entre les jambes de soldats de plombs qui encombrent une cour légèrement ensoleillée/c’est la fin du jour/ bientôt le crépuscule et les ombres qui s’allongent.
Parlons des ombres, celle qui suivent pas à pas , de manière obsessionnelle, chaque être, à voir l’ombre d’un insecte, un point minuscule, elles attendent et murmurent à peine. Le chant des ombres, impossible à attraper, les chiens deviennent fous à courir derrière cette tache d’encre qui les poursuit.[ la vie des ombres écrite dans les Crépuscules d’or pâle : Il faut que tu saches que si je suis ton ombre, je ne suis pas né avec toi. Nous les ombres sont vieilles comme l’humanité… je ne vais pas te raconter la vie de tous ceux que j’ai accompagné. Sache simplement que quand vous mourez nous ne vous suivons pas. C’est un monde qui nous est fermé. Nous avons à faire uniquement avec les vivants. Nous sommes une sorte de référence vitale. Il nous faut des corps pleins pour nous refléter…]
Des champs à perte de vue, la frontière belge à portée de main, aucune idée de la délimitation, on disait la frontière c’est par là, avec un geste large et imprécis, la maison se tenait là seule, bâtisse de briques rouges aux frises blanches qui lui donnaient un air de château. Escaliers de bois, carrelages bleus et blancs au sol, vastes pièces, en bas , en haut, chambre d’enfants, chambre des parents, déjà désertée, baies vitrées qui donnaient sur la frontière imprécise, la pluie , le gris, des illuminations parfois d’un soleil timide, un goût prononcé pour la nostalgie et la fuite. [ Encore un lieu perdu sans frontières ou vague, quelque part là-bas, il existe sans exister, une maison déjà vide même habitée. Je pourrai parler de lieu de transition ou lieu de masques, enfermé dans un jeu social dans lequel je me débattais et déjà les affirmations d’un désir autre, un coming out libérateur, quelque part à la frontière de deux vies.]
Les dates aléatoires, des jours de gestes automatiques, des regards en arrière, des souvenirs émergeant, brusques presque violents, quand on s’y attend le moins. Une contemplation du chemin parcouru et de celui encombré, inconnu qu’il reste à faire.
Un 27 septembre de basculement, 77, date disruptive.
La mer était grise, couleur de mer du nord.
Une petite usine recyclée en salle de concert. Nous étions quelques centaines à attendre à portée de main du port d’Anvers, piétinant sous le crachin, presque le pogo à venir. J’avais encore les signes du garçon propre sur lui, du fils , du gendre idéal, du père de famille responsable de deux petits garçons.
La mer était grise , couleur de mer du nord.
Les portes s’étaient ouvertes. Un bar sur la droite, la bière était fraîche, une scène encore vide, batterie installée, guitare, et basse, réglage du son. Un public chamarré, cheveux, bleus, rouges, rose, sauf moi. Je regardais tout avec avidité. La salle s’est éteinte, des cris de joie, d’impatience, la scène s’est éclairée et tout est allé très vite au rythme effréné des morceaux bruts des Sex Pistols. Ça sautait dans tous les sens, mannequins stroboscopiques, jusqu’au dernier God save the queen. Aucun rappel. Tout était dit.[ Tout est dit ! I am an antichrist. I am an anarchist. Don’t know what I want, but I know how to get. I wanna destroy passerby]
La mer était grise, couleur de mer du nord.
Ne regarde que ses pieds, que ses godasses montantes, pleines de boue ( il a plu pendant la nuit) le chemin est glissant, des pierres affleurent çà et là, il les évite soigneusement, autant de pièges, le souffle est au rythme de la terre noire et lourde ( un autre souffle, terre craquelée assoiffée, mares asséchées) impossible de reculer, avance , avance encore, un ravin sur la droite s’éclaire peu à peu entre deux falaises sombres encore, la terre saturée dégorge de petits ruisseaux qu’il enjambe, les herbes se redressent c’est un chemin d’avant oublié dans l’espace des falaises, il s’enfonce dans les bosquets éteints, des buissons tordus effarés de leurs feuilles mortes s’agrippent à l’hiver, un bruit d’avion( le B29 ronronnait aussi avant Hiroshima, avant Nagasaki) les chiens n’ont plus cours , la chasse est fermée , seule la lune les fait aboyer, la brume se lève, la terre respire un long souffle majeur, les racines poussent entre ses doigts meurtris, à n’entendre que les bruissements profonds de la dérive des corp, les ombres claquent sur les murs qui s’étirent , escaliers de verre sur les toits du monde, il les monte et les descend espérant des mots qui ouvrent le temps de vivre.[ J’ai trouvé asile sur les plateaux arides d’une Lozère en fuite. Une caravane à rideaux orange et blancs. Radeau de fin de semaine où la caresse reprend au milieu des genêts, des bruyères, à entendre les pas des deux marteler les plateaux déserts
hantés par les vents acides et les Gévaudan de nos corps en flamme.
J’ai jeté la Lozère après.
Tout chemin est une initiation. Une errance. On abandonne derrière soi les repères des heures, des minutes, des conventions. On retire un à un tous les masques. Au fil des pas ce n’est pas le même temps qui se déroule. C’est un corps qu’on sent près de soi, que l’on caresse du bout des doigts, le mouvement devient somnambule.
Que faire d’autre sur cette voie de granit qui porte toujours notre propre poussière ?
Les hommes d’avant sur les landes désertes ont consacré leurs univers de leurs incertitudes. Ceux qui trimballèrent les lourds granits des jours entiers pour les ériger comme des squelettes de dragons. Ils ont peiné comme nous à heurter, jusqu’à devenir une procession lente, absurde, faite du désir d’être simplement.
C’est l’histoire d’une contrée infestée de brigands et de fées, de géants et de goules. La tête en feu, assis sur un sommet balayé de vent froid, on devient sa propre solitude, on comprend la fierté de celui qui s’est égaré loin des clochers de la tourmente. On pactise avec les pierres. On accepte la fin du voyage.
Sur le sentier du Mas de la Barque à Gourdouze, j’ai peiné mais heureux d’être là, d’accomplir les gestes les plus nus. Au sortir de la forêt, au milieu du chaos granitique, j’ai pensé qu’on pourrait me dire comment poussent les pierres et ça m’a fait rire, un rire enfin retrouvé de l’enfance. Je me suis dit d’aller à l’aube pour voir cette poussée minérale où d’énormes galets se chevauchent, s’extirpent de la terre comme si le sol vomissait des mastodontes chimériques, livrant au froid et aux chaleurs les témoins d’une vie immobile et éternelle. Mais le temps est celui du temps convenu et les sentinelles de pierre se vautrent dans les étoiles.]