GARE, six heures du matin, le monde se tient clos dans la moiteur agglutinée la veille GARE les grilles se lèvent avec un grincement éreinté, laissent entrer l’air qui charrie une odeur de cigarette tandis que la voix artificielle vocalise tatatala bordure du quai tatatala, étiquetage de vos bagages, débite à grande vitesse horaires et numéros de trains, enchaîne sur des destinations en ordre alphabétique : Garches, Garancières, La Garde Guérin, Gargenville GARE un homme dégarni s’engouffre dans le hall Garibaldi et bouscule un garçon qui arrivait par l’escalier Edgar Poe (dans cette ville les escaliers ont des noms) GARE le garçon l’entend marmonner Garce ! j’ai pas la vie devant moi, s’écarte car il a peur des gens qui parlent tout seul et et se poste devant une affiche publicitaire pour un sorbet gariguette GARE les écrans bleus tremblotent et s’allument GARE une beauté gravide s’extrait péniblement d’une twingo garée à la va-vite GARE Garance ! s’écrie le dégarni revigoré GARE c’est d’accord je le garde dit-elle et ils partent en voiture GARE le garçon s’aperçoit alors que les gens commencent à arriver de toutes parts, le tempo s’accélère et le gris se bigarre, et toi parles à ton oreiller, tu te gargarises de mots qui ne mènent à rien ou alors over the rainbow ce qui revient au même GARE garde-toi de ce soleil qui aplatit les meilleures volontés, ne reste pas vautrée, étourdie et secoue ce marasme poisseux, écoute la douche du voisin qui gargouille, c’est agréable ce petit bruit, redresse-toi comme un cheval de course ou un lapin de garenne, sinon tu seras en retard je te le garantis GARE va et file vers ton train GARE dévale l’escalier qui descend vers le quai B, ton quai préféré du fait justement de la présence de cet escalier masqué aux regards d’où surgissent les futurs voyageurs, pour l’heure silhouettes hâtives qui dégringolent sans crier GARE de celles qui sont en retard comme toi ce matin, loups-garous hagards au décalage essoufflé, ratatinés par le battement de cette pendule qu’on entend pas, toute digitalisée qu’elle est, mais dont la sentence sans égards suffoque et tue jusqu’à la pensée certains jours et en te disant ça je pense à Jacques Prévert le temps nous est train, le temps nous est GARE et ces syllabes qui jouent à s’infiltrer partout, GARE à toi si tu continues à rêver, le temps est un parpaing de béton, mural, gris, râpeux, j’irais même jusqu’à dire acrimonieux GARE parfois creusé d’alvéoles, je ne sais pas pourquoi ces trous et toi GARE peut être pour que ce soit plus léger, ces parpaings ça a l’air lourd et c’est léger, il y a sans doute quelque idée à tirer des parpaings GARE dans les alvéoles se glissent toutes sortes de petites bêtes et parfois des mots doux, des promesses, des vœux ou des bagarres, pourquoi pas GARE ne jamais négliger les cavités gardiennes GARE là je vois que tu m’écoutes et que tu te redresses GARE tu pars GARE tu cours GARE cramponne ton sac qui ballotte et te bat la hanche GARE de ton sac des bruits de ferraille secouée, tes clés GARE tu te dis que l’escalier caché n’a pas encore de nom GARE juste quand le mot me lâche enfin tu sautes dans le train, échevelée, en sueur, ta bouteille remplie en hâte au robinet suinte car tu as mal fermé le bouchon, c’est un peu précipité tout ça mais au moins tu arriveras quelque part TRAIN
Belle cavalcade, qui m’entraîne !
Beau texte qui court. De jeu de mot en jeu de mot, toujours bien amenés et justes.
Mille mercis d’être entré hardiment dans la course ! Je me suis tellement amusée à faire cavaler ce son que j’ai perdu tout recul possible sur le texte final.Votre commentaire m’est donc infiniment précieux.
C’est joliment fait, très bien joué. Je me pose des questions sur mes textes, le respect des consignes, la patience de l’écriture etc… j’y reviendrai bientôt dans la conciergerie. Pour le coup vous donnez de vraies indications à suivre pour faire mon parpaing. J’aime beaucoup car j’aime traquer la mécanique, l’écriture derrière les textes. Il y a des couches, des ordres de réalités et de non réalité qui se croisent et s’entrechoquent : celui qui court, celui qui écrit, celui qui rêve, celui qui sue… plusieurs points de vues, plusieurs temporalités dans la tête d’une seule personne.
Merci ! Je me pose également la question du respect de la consigne … avec le sentiment d’en user comme une piste de décollage, après une cristallisation qui passe par des voies le plus souvent invisibles. Je suivrai avec attention vos réflexions sur la Conciergerie – je mets une majuscule car j’adore cette initiative qui vient offrir un espace à-côté, presque concret, à l’ensemble des textes. Merci aussi de pointer les temporalités plurielles, cela éclaire quelque chose pour moi, même si je ne sais pas trop quoi en faire pour l’instant.
Pour La Conciergerie
Voici un texte de Michel Foucault adressé à des architectes et que je trouve très stimulant :
https://foucault.info/documents/heterotopia/foucault.heteroTopia.fr/
Mille mercis, Déneb, pour cette référence, aussi inspirante pour les interstices / zoom 3D.
De GARE en GARE, quel tempo… pour arriver à ce quelque part !