Village des bords de Dordogne, pas tout à fait au bord, six kilomètres à l’intérieur. La terre couverte de rangs de vignes. En dessous, de longues galeries qui servent parfois de champignonnières. Des carrières fermées, interdites au public. De là vient la pierre des immeubles bordelais. Un terrain sans portail accueille d’un côté un hangar et de l’autre une double maison d’habitation dans le prolongement d’une scierie. Vue du ciel, deux longues toitures perpendiculaires à la petite route qui dessert l’église, posée juste derrière le bloc maisons scierie. En face de l’église, un bar-tabac presse. Les cloches teintent chaque demi-heure. Voitures rares encore. Là où tu te tiens, sur le terrain entre les bâtiments, à cent cinquante mètres de la petite route, sur ta droite, se dresse le hangar sous lequel est rangée la vieille traction, à côté du stock de bois. Sur ta gauche, le verger potager, le soleil chauffe ta joue. Dans ton dos, une poule échappée de son enclos collé au pignon de la scierie. Le chien aboie. Devant toi, le pré qui monte à l’ancien prieuré voisin : « château » de ta carte postale. Des moutons, des brebis et des agneaux. Les petits t’attirent plus encore que la collecte des œufs. Les bêtes tètent sans crainte. Pure jubilation. Se tenir près des bêtes, au plus loin des adultes graves.
Cour d’immeubles blanc sale, pas plus de quatre ou cinq étages tous. Une porte cochère avec code d’accès, verte et lourde, ouvre sur un porche bas aux murs couverts de boîtes aux lettres. Pas de beaux pavés conduisant aux escaliers d’immeubles, mais du béton lissé gris. Au centre de la cour, des arbres. Sûrement des persistants, car il y a du vert toute l’année. Les fenêtres sont étroites, petits logements de deux pièces. La salle de bains est terriblement sombre malgré un battant en verre simple. D’ailleurs, du simple vitrage partout. Par les jointures des fenêtres, de l’air. Pas de neige dans la cour cet hiver-là, mais en toutes saisons des échos de voix, roucoulements de pigeons, chants d’oiseaux, cris qui s’élèvent brusquement dans des langues parfois indéchiffrables. Rien de la rue en revanche, pas trace de circulation. Depuis les deux ouvertures de l’appartement borgne, l’œil s’échappe par le sas de verdure, se pose sur les volets d’en face, bout de ciel, rare soleil. Et presque chaque dimanche matin, de longs râles aigus. Une femme avec beaucoup de joie couvre le chant des oiseaux. Une messe.
Terrain vague où souffle un vent chaud. À trois cents mètres peut-être d’une maison à une chambre attribuée par le centre culturel. En arpentant le quartier fait de petites concessions en terre battue ocre rouge, tu slalomes au hasard. Tu croises chèvres, chiens faméliques, enfants rigolards, femmes à vélo, hommes sur mobylettes surchargées, jusqu’à tomber sur l’inimaginable dépotoir. Tu es face au bout de la piste d’atterrissage. Une terre en friche qui voit déferler quotidiennement déchets ménagers et intimes. La ville n’a pas d’assainissement ? Le quartier ne compte que ta maison avec une salle de bains ? Bien sûr que non. Combien sont-ils ? Des centaines ? Des milliers ? Tu entendais les avions, oui d’accord, une zone abandonnée, sale sûrement, mais comment imaginer ? Devant toi, le ciel occupe presque tout le cadre, et la terre souillée s’élève à hauteur de genoux. La lente disparition de ton odorat : une fiction à cet instant. Détourner le regard et partir. Honte gravée au fer pour cet abandon. Comment ferais-tu ? La nuit ? En repartant, tu tombes sur une poule affolée qui tente d’échapper à la mort. Prendre en pitié la poule pour oublier une seconde les latrines en plein air. Celles et ceux qui n’y échappent pas.