Qui peut savoir quand ça arrive, le moment précis, à la seconde près, connaître le lieu et l’heure de la rencontre ? La première rencontre. Elle se répète et se rejoue avec le temps, au point de ne plus ressembler à la réalité du moment vécu. Mais c’est penser que la réalité d’un instant se fige dans le temps. À tout jamais. Dans l’esprit et la mémoire de ceux qui la vivent. C’est un leurre. Une fiction.
Accompagnée de ses parents, elle s’approche de la maison abandonnée de la Butte Bergeyre. Ils se positionnent à un endroit discret d’où personne ne peut les voir, légèrement en retrait de la route, et surveillent l’extinction des lumières des habitations à proximité. Les unes après les autres. Lorsque la dernière lumière s’éteint, la maison qu’ils convoitent se retrouve soudain plongée dans l’obscurité. C’est le signal qu’ils peuvent enfin entrer. Ils pénètrent alors sans faire de bruit dans la maison. Impossible d’allumer les lumières à l’intérieur. À part dans les chambres orientées au Nord, où l’on peut fermer les volets sans risquer d’attirer l’attention des voisins et de révéler la présence d’intrus à l’intérieur.
Ce n’est pas la première fois qu’elle vient dans cette maison. Ses parents ne s’en doutent pas, même s’ils remarquent les changements récents de leur fille, plus taciturne, renfermée que d’habitude, moins docile aussi, mais si elle leur a présenté cette maison comme un refuge, c’est qu’on lui en a parlé. Il y a quelques semaines, pendant les vacances d’été de la famille à Marseille elle a rencontré un jeune homme. Il aime la mer. La musique de Mingus. Et la photographie. Elle aime sa force et sa fragilité. Ce qu’il attend d’elle qu’elle ne devine pas encore. Elle n’a plus de nouvelles de lui depuis son départ précipité. Elle a dû suivre ses parents dans leur fuite, sans avoir le temps de le prévenir, lui expliquer ou s’excuser. Sans un mot. Des années que ça dure, cette vie de fugitifs. Et quand ils n’ont plus trouvé de logement à leur retour sur Paris, leur dernière planque ayant été révélée, elle a repensé à ce lieu qu’il avait évoqué sur la plage. Elle l’entend encore lui parler de cette maison vide. Les mots qu’il choisit pour la décrire avec précision. Les images qu’il utilise pour en matérialiser la forme. Elle se souvient de cet instant avec un sentiment mêlé de tendresse et de mélancolie. Sur un quai de Marseille, au bord de la plage déserte du Prado à cette heure matinale. C’est l’aube déjà. Et c’est ainsi que commence leur histoire. Avec le bruit des vagues qui s’échouent au loin sur le rivage. La plage déserte. La ville sans un bruit. La lumière bleutée du matin avant le réveil des habitants et des vacanciers. Ils ne se connaissent pas. Leurs regards se sont croisés quelques jours plus tôt dans un café. Les premiers mots qu’on bafouille importent peu. C’est ce qu’on croit, ce qu’on imagine naïvement. Tout est là déjà écrit. Cela se passe en un regard. Une étincelle de lumière dans les yeux. Et le paysage de cette rencontre, inoubliable. Sans être beau ou mémorable, mais beau et mémorable parce que c’est le lieu de cette rencontre, son cadre unique et que cela transforme tout en beauté. En mémoire. Même le plus laid des lieux. Elle veut en savoir plus sur lui, apprendre à le connaître. Elle lui demande de lui parler de lui. As-tu des frères et sœurs ? Que fais-tu quand tu sors ? Quels sont tes livres préférés ? À quoi ressemble ta chambre ? Il réfléchit un court instant avant de lui répondre, puis il lui dit de fermer les yeux et d’essayer de visualiser une maison de ville à Paris. Sur les hauteurs de l’Est Parisien, Butte Bergeyre. Ils sont sur le quai face à la plage du Prado à Marseille, on entend la mer et son roulis régulier qui recouvrent tous les bruits de la nuit. L’enfilade des lumières de la côte en croissant de Lune derrière eux. Comme des pierres brillantes et colorées montées à la hâte sur un collier de pacotille. En même temps, ils se transportent tous les deux sur les contreforts de la Butte Bergeyre à Paris. Ils montent lentement les grands escaliers en pleine nuit. Peu de bruits à cette heure. Un chat qui se fraye un chemin en frissonnant à travers les buisson. Une fenêtre ou une porte qui claque brusquement sous l’effet d’un courant d’air. Son écho dans l’obscurité. Main dans la main, ils s’approchent des abords du jardin. Mon père passait très régulièrement devant cette bâtisse dans sa jeunesse, précise le jeune homme, et quand il est devenu riche, il l’a achetée pour nous. Ils entrent ensemble dans la maison vide. La lumière orangée des lampadaires du quartier traversent les volumes dénudés de l’appartement dans lequel il ne reste que quelques meubles, ce qui leur permet d’avancer dans les pièces vides sans avoir besoin d’allumer. Il voulait qu’on y soit heureux, dit le jeune homme en lui montrant le chemin. Ils montent les marches de l’escalier aux marches ajourées. Les planchers sont chauds. Elle se baisse pour toucher le sol sans lui lâcher la main. Des planchers chauffants dans toutes les pièces. Ma chambre est à l’étage. Elle est vide en ce moment. Ils entrent dans la pièce. Il n’y a pas de livres sur les étagères en bois de sa bibliothèque. Sur le mur quelques affiches de vieux films, certaines se décollent légèrement sur les bords. Sans doute à cause de l’humidité de la maison inhabitée depuis longtemps. Le garçon s’assoit sur le rebord de la fenêtre. On entend le ressac de la mer. Les images de la maison abandonnée que la jeune fille imagine.
Elle y arrive la première fois, comme en rêve, par l’intermédiaire des images que convoquent son compagnon. Elle se projette dans la maison abandonnée. Il peut voir le bassin depuis sa fenêtre. Elle le voit comme si elle était en ce moment même à ses côtés, admirant le bassin en contrebas. Des lumières au niveau des rebords projettent sur l’eau à peine troublée par un souffle de vent une nuance qui rappelle celle de la mer. Le jardin est en désordre. Les ombres fugitives des végétaux dansent dans la pénombre. C’est là que ma mère s’est tuée, avoue-t’il dans un souffle. Avec des somnifères. La jeune fille s’approche lentement de la fenêtre. Le garçon tourne son visage vers l’extérieur. Elle voit le bassin en contrebas. Mon père l’a retrouvée flottant près de la margelle. On a déménagée aussitôt. La maison est vide depuis. La clé toujours au même endroit, sous la vasque à fleurs de l’entrée.
Tard dans la nuit, elle s’est éloignée de sa chambre improvisé, elle entendait dans la chambre voisine ses parents faire l’amour en poussant de petits gémissement ridicules tels des animaux blessés. Elle se promène seule dans les grands espaces de la maison à l’abandon. Les lumières de l’extérieur créent d’étranges volumes d’ombres et de lumières, dessinant un intérieur sans lien apparent avec l’original. Elle aime marcher ainsi. Elle se sent libre, libérée du poids de ses parents, de leur jugement et de leur regard. De leurs erreurs, de leurs errements. De l’autre côté de l’appartement, depuis la fenêtre du salon restée ouverte, elle peut contempler tout Paris. Les toits de zinc gris et les cheminées de la ville à perte de vue. Au loin, sur les contreforts de Montmartre, elle aperçoit le Sacré-Cœur qui brille dans la nuit. Elle pose sa main sur le verre froid de la fenêtre. Son visage se reflète sur la vitre. Dans cette image un peu floue, incertaine, son double esquissé, c’est l’image du jeune homme qu’elle entraperçoit. Elle pense à lui qu’elle voudrait revoir.
La jeune fille s’approche du garçon. Il reste un instant silencieux. Ils se regardent les yeux dans les yeux avant de s’embrasser. Dans la chambre de la maison vide. Sur le quai, face à la mer.
L’ étrangeté des temps mêlés, comme un reflet tremblant
Début d’histoire qui donne envie de la suite. Un grand plus pour le premier chapitre. Merci.
Merci beaucoup Anne pour ces encouragements. Tenté de jouer le jeu de me laisser surprendre au fil de l’atelier autour des idées, des images, des histoires qui se construisent peu à peu, strates par strates, pour voir ce qui s’invente ainsi, s’invite en nous, parfois presque malgré nous.
Rétroliens : #L7 | Tant de nuits – Tiers Livre, explorations écriture