À toi-le

courte l’enfance aux pieds chaussés de sandalettes qui brillaient de fausses perles énigmatiques, breloques dérisoires de fillette dont les reflets tranchaient sur le sol criblé de petits trous qui m’intriguaient, micro cratères, sorte de lune à la Méliès qui renversait mon monde – le sol était le ciel, promesse d’évasion, champ à arpenter, mais topographie sourde à mes attentes, qui me dérivait d’une bosse de bitume à l’autre comme une bille perdue, chocs brutaux le long de la colonne vertébrale, et heurts dans les mâchoires que je crispais pour avancer plus vite, entrechoquant pieds et dents sous les impacts du sol qui s’échappait au fur et à mesure que j’avançais, promesse éludée à chaque petit pas d’enfance qui cherchait dans les flaques les formes d’animaux des nuages – et même plus tard et plus loin, dans des santiags assorties à mon perfecto, parfait passeport pour les errances de la nuit et les frissons concentriques du sol qui se gonflait gorgé de la poussée des racines des arbres encagés, qui avaient hissé leurs branches sous la tête orange des lampadaires, frôlant de leurs ombres muettes le sol écran, rendu opaque par l’interférence de tous les signes qui s’y croisaient : silhouettes stylisées des rameaux plus ou moins denses, bourrelets du bitumes, cendres flottantes dégrisées soudain au bout de mégots mordus, traînées oxydées, filaments de plastique enroulés déroulés par les pieds de ceux qui passaient, allant de l’avant, corps tendu arbalète vers l’autre rive de leur marche, indifférents au ciel du sol,  toile tendue sous leur pied comme les mailles d’un filet de pêcheur tricotées par leurs pas pressés, remailleurs anonymes en charge des  crevasses miniatures qui m’obsédaient, rendues obsidienne par les averses qui remplissaient de flaques inégales le sol abruti des odeurs de la ville, infiltraient les pliures du goudron éreintées par les pas de ceux qui passaient, et surtout de ceux qui repassaient, ressac humain dans lequel j’aimais me fondre, disparaître en cherchant mon chemin sur le trottoir si bien délavé qu’il n’en était plus que laque noire, abstraction perverse qui semblait s’offrir, mais qui ne cessait de résister, un pas après l’autre, plus loin ou pas, ou plus près, mais toujours hors d’atteinte

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A propos de Isabelle Dartiguelongue

Prof de français, je parle chinois aussi, et j'aime quand les deux langues se catapultent. Prof de FLE aussi. J'aime les mots, et courir, et danser - et ici, à Tiers Livre, c'est la valse des mots, les miens, les vôtres. Me sens chez moi, même si très souvent en voyage.