Les documents trouvés sont en assez mauvais état. Pour m’en tenir à une approche très superficielle il s’agit d’un ensemble de feuillets réunis dans un dossier cartonné vieilli et au contenu brouillon. Dessus en guise de titre (mentionné provisoire en petit caractères, feutre noir, écriture fine, apparemment masculine) : « les compléments circonstanciels. » Le tout est serré par un mince ruban de toile effilochée à l’extrémité du passant. Le contenu m’apparaît tout en désordre, sans aucune tentative de classement, peut-être une constitution d’archives et de matériaux de recherche en cours de réalisation ? Le projet (s’il en est un ?) aura été laissé à l’abandon puis totalement oublié ? Poussière, parfois traces anciennes d’humidité et taches de de contamination fongique, altération des encres. Je peux déjà avancer après un premier regard superficiel que l’ensemble (là encore si ça en est un) sera lacunaire, et probablement de peu de valeur. Cependant je me sens comme un paléontologue novice face à des indices épars : excité à l’idée du jeu de reconstitution et de déductions à travers quelques débris : la forme et la densité des ossements, leur disposition – les lignes de force et les restes de dentition d’un fragment de mâchoire pour le régime alimentaire – l’empreinte d’une patte pour la taille le poids et la motricité – l’équipement d’attaque ou défensif des griffes – un monde ! Une période de vacances forcées, la canicule incitant à la réclusion, il ne m’en a pas fallu davantage pour me transformer en apprenti chercheur. Les résidus de poussière restent un handicap et me précipitent encore dans des quintes de toux épuisantes depuis la maladie, mais j’ai désormais transporté le dossier dans le bureau de mon défunt père, derrière les persiennes au rez-de-chaussée, côté puits, et cela devrait s’arranger.
À l’évidence les documents ne proviennent pas de la même source. Certains sont rédigés à la main et l’écriture peut alors varier en taille et en forme. Sans être aucunement graphologue je peux supposer ici que c’est l’œuvre d’un homme. Mais là je peux déceler une écriture féminine, plus ronde. Parfois le tracé est juvénile, parfois il porte en lui les déformations et tremblements d’une main âgée. Parfois le document est imprimé. Comme si je me retrouvais avec un ramassis d’ossements jetés dans une fosse commune, enchevêtrés, n’ayant rien à faire les uns avec les autres, bien loin encore du rangement ordonné des catacombes parallèles aux circuits des vivants, avec leurs pyramides de crânes et leurs fagots de tibias. J’en suis à constater cependant qu’une aile de mort est venue peu à peu s’immiscer dans mes pensées. Les ossements, les catacombes, la pyramide des crânes, toutes ces images m’ont maintenant ouvert les portes des sépultures des pharaons et leurs armées d’ouchebtis pour les accompagner dans l’au-delà. Il paraît même que certains serviteurs étaient sacrifiés… Le dossier serait une sorte de viatique pour un ailleurs radicalement inconnu, une collection de traces et d’évocations familières à emporter avec soi, pour se rassurer, pour assurer les vivants d’une partition ferme et définitive ? Mais voilà que d’apprenti paléontologue je me transforme en novice égyptologue, mon cerveau me joue encore une fois des tours avec les reflets de l’au-delà et les voiles d’occultation du rien du tout. Ce sont là probablement résidus de l’épreuve passée, il est temps de refermer provisoirement le dossier et de prendre un peu de repos.
Au début des années soixante-dix deux sondes Pioneer ont successivement emporté avec elles deux plaques métalliques, protégées des érosions de poussières interstellaires. Deux bouteilles à la mer en quête de correspondants extra-terrestres. Sur ces plaques identiques un homme salue, la main droite levée, en signe d’accueil. Sa compagne dans une attitude plus passive lui laisse le beau rôle. Les deux personnages symboles de l’humanité sont dessinés nus comme Adam et Ève et dépourvus de pilosité corporelle. Le sexe de l’homme est apparent. Celui de la femme est inexistant. On dirait une illustration désuète pour livre d’enfant. Un ensemble de symboles donne accès à des calculs et représentations du système solaire avec la position de la terre. Mais je ne suis pas plus astronome (comme Sagan le scientifique concepteur des plaques !) qu’égyptologue ou paléontologue ! C’est au réveil, après la soirée tourmentée d’hier que l’idée m’est venue que le dossier que j’avais entre les mains, aussi disparate soit-il, pouvait participer d’une sorte de bouteille à mer, une collection destinée à renseigner sur la vie terrestre, établie pourquoi pas sur la base de divers témoignages. Mais alors destinée à qui et entreprise par qui ? Cette hypothèse a entraîné une première recherche rapide – un vague souvenir d’envois de messages dans l’espace ! Ma surprise est allée croissant en parcourant les critiques et commentaires sur ces plaques, consignés rapidement dans l’un des articles de vulgarisation : bien sûr la domination masculine, bien sûr l’anthropocentrisme, bien sûr l’irreprésentable du sexe féminin, bien sûr les réactions pudibondes de l’époque face à la nudité. Mais plus encore cette remarque presque anecdotique issue de l’article de Wikipédia : « L’homme et la femme ne se tiennent pas la main car cette représentation aurait pu être interprétée par une intelligence extraterrestre comme celle d’une seule entité et non de deux personnes distinctes. Sagan donne en effet l’exemple des Aztèques et des Incas qui, en l’absence de chevaux en Amérique du Sud avant la colonisation européenne, ont interprété les conquistadors sur leur cheval comme un seul être. » Les textes du dossier « compléments circonstanciels » ne seraient-ils pas, au-delà de simples témoignages, de véritables chimères ? – des entités sang-mêlé, emportant et mêlant sans dissociation possible, dans leurs sucs humeurs et courants, autant leurs auteurs et autrices que les mots qui les ont révélés ? Une alchimie ?
Reprenant aujourd’hui le dossier plus en détail j’ai distingué aujourd’hui ce qui pourrait ressembler à un projet d’introduction, ou une ébauche de plan. Le collectionneur (je penche désormais vers cette hypothèse) se réfère à une phrase « sans doute » trouvée dans le monologue du trompettiste Tim Tooney, consacré à son ami Danny Boodmann T.D. Lemon Novecento[1].(Écrivant sans doute il laisse d’entrée de jeu ses virtuels lecteurs ou lectrices pressentir l’exact inverse, comme un inconnu dissimulé derrière la tenture prêt à, selon l’humeur et l’imagination du moment : vous sauter à la gorge pour s’emparer de vos biens, vous trucider en raison d’une vieille rancune, vous prendre dans ses bras en chantant joyeux anniversaire, ou…) Il ou elle ajoute que c’est une très humaine façon de s’approcher de l’inconnu souvent inquiétant : avancer à couvert, progresser de biais comme un crabe, voire lui tourner le dos en assurant qu’il n’y a là rien d’effrayant ou d’inhabituel. Éventuellement en jouir secrètement, comme gamin on peut se nourrir l’œil de désir et d’angoisse derrière les doigts suffisamment écartés. Il est, à ce que j’ai pu constater après une lecture superficielle des premiers documents dans lesquels il intervient directement, étonnamment enclin à la digression, adepte du vagabondage, convaincu que le meilleur chemin entre deux destinations n’est pas forcément la ligne droite, ou aisément distrait ? Les voyages s’enrichissent de leurs errances a-t-il encore griffonné quelque part, soit ! (J’avoue que ce travers ne m’est pas totalement étranger, j’ai parfois l’impression qu’un double m’interpelle dissimulé derrière ses annotations !) Mais voilà qu’après nous avoir égarés il reprend : Novecento, (il s’en souvient bien), c’est une vague date de naissance, une entrée dans le siècle, pour tout patronyme. Un enfant né, abandonné ou perdu, puis trouvé et adopté par l’équipage de marins, perdu à nouveau et retrouvé une seconde fois sur le même « virginal » transatlantique. Il note « en passant » qu’il est donc possible d’égarer un enfant et possiblement de s’égarer soi-même comme ses clés, ses papiers, ses souvenirs. (On en revient encore à son étonnante propension à la dispersion, je le vois maintenant comme un être essentiellement « flottant », parfois dépourvu de toute cohérence, ou alors non perceptible ?) Sur le navire Novecento joue merveilleusement, magiquement même de son piano, dans le grand salon voguant entre ciel et océan, de l’Angleterre à Boston et réciproquement. Cet immense pianiste de jazz, (les plus grands veulent se mesurer à lui) ne descend jamais à terre. Il s’avoue incapable de supporter une masse illimitée de sensations et d’excitations en perpétuel excès. Il n’éprouve le monde qu’à travers le filtre des récits rapportés par les passagers au fil des traversées. C’est donc dans ce texte, entre conte et monologue théâtral que le collectionneur a « sans doute » trouvé et souligné cette phrase : si tu as encore une histoire à raconter et quelqu’un pour l’écouter alors tu n’as pas tout perdu. Mais il ira vérifier bien sûr car il n’est sûr de rien. Il a consigné dit-il un très grand nombre de notes, idées, remarques, questions dans un carnet destiné à accompagner son répertoire des « compléments circonstanciels » dont on ne voit pas encore émerger le motif central si ce n’est qu’il est question « d’histoires » ! Ce carnet retrouvé permettrait certainement pour un temps de cheminer avec le projet en devenir, mais il ne semble pas être inclu dans le dossier.
[1] Novecento : pianiste, de Alessandro Baricco
… Merci pour ce magnifique texte qui ne cloture rien au contraire ouvre sur des portes pour l’heure fermées ou à peine entr’ouvertes et qu’on aurait envie de faire pousser par l’auteur pour en savoir plus…sur ces « histoires »!