#voyages #prologue | Incantation aux voyages

Rien de pire que de perdre, par inadvertance, le désir de voyage, le désir d’aller vers l’ailleurs et à la rencontre des autres. En ce temps là, tu avais déjà fais dix fois le tour du monde, et tu t’étais lassé de toi, qui n’y voyait goutte. Les gens là-bas dépeçaient régulièrement tes espoirs de nouveauté et devenaient ainsi aussi semblables que les gens d’ici. Plus rien ne te faisait rêver. Tu t’enfonçais dans l’indolence de parcours minuscules, effectués depuis ta chambre parisienne jusqu’aux lieux d’activités périphériques, alimentaires, servant à alimenter ton terme. A peine un écart ou deux, en fin de semaine, pour te rendre dans l’immense bibliothèque du centre ville. Ou encore acheter, chez des marchands africains, à quelques pas de ton gourbi, au marché de Château-Rouge, le nécessaire pour substituer. Et pour ne pas crever comme un chien, tu t’inventas cent disciplines. Parmi toutes celles , plus ou moins efficaces , ratées ou réussies, la plus roborative était l’incantation au désir, l’incantation aux voyages. Mais comment t’y prenais-tu, t’en souviens-tu encore ? Comme préambule, à l’aube, face aux façades rosies que tu apercevais au-delà de la fenêtre, un nom de ville te revenait en bouche avec son goût de cendre si particulier, un peu salé, comme celui du sang: Samarcande, Alger, Djibouti ou Zanzibar. Et le fait de les prononcer à haute voix, d’écouter le son rebondir contre les murs de l’étroite pièce pour revenir comme un boomerang vers ta poitrine et au-dedans ton cœur, provoquait ce léger vacillement de toi-même sur toi-même. Alors, mécaniquement tu déployais les bras, et te mettais à tourner autour d’un axe imaginaire, tu devenais une hélice humaine, un excentrique tournant autour de son axe taré, en quête de cette ivresse bien connue en Orient, qu’offre la transe, le tournis. Ensuite, au bout d’un bon quart d’heure à jouer ainsi les derviches, tu allais t’allonger sur le lit puis tu fermais les yeux. C’est à ce moment là, précisément, que tu pouvais voyager dans ton propre temps. Tu pouvais examiner toutes tes erreurs d’appréciation,. un instant tu te retrouvais nu sans tes lourdes œillères, les écailles si permanentes sur tes paupières, souviens-toi, et de ce pouvoir de refaire les mêmes voyages encore une nouvelle fois, mais, cette fois, d’une façon inédite. Puis, tu te réveillais- était-ce des rêves , des inventions conscientes, des constructions aussi imaginaires que bizarres, quelle importance… Tu avais regonflé tes batteries suffisamment pour aller jusqu’au bout de la journée, jusqu’à la nuit, et cela, souviens-toi bien- en ce temps là, te suffisait.

Cet autre, ces autres, c’est sans doute plus facile de dire ces autres que l’on ne connaît pas, vers qui l’on marche, vers qui on se dit que l’on marche, vers qui le prétexte d’un voyage. Mais était-ce bien un prétexte, en toute honnêteté tu n’y avais guère songé. Le voyage, l’idée de celui-ci était abstraite, des formes des masses des couleurs floues avant tout, un élan vers une autre possibilité de chaos que celle que tu connaissais déjà, à laquelle tu étais habitué, et dont tu étais déjà fatigué sans doute. Le voyage romprait l’ennui pour faire soudre de sa coquille brisée un espoir de renouveau. La jeunesse se fabrique de telles illusions et la vie ensuite l’entraîne à les pousser à leurs extrêmes, peut-être en raison d’un but tout à fait obscur au début mais qui devient clair avec le temps et les kilomètres effectués. En définitive la vérification d’une intuition fugace, de l’ordre de celles qu’on repousse le plus longtemps possible avant de pénétrer dans l’âge dit adulte. Et ces autres rencontrés en voyage au bout du compte qui sont-ils en auras- tu vraiment pris conscience, hormis ta propre définition posée sur ces autres, des possibilités différentes toujours de toi-même traversant l’ennui d’être la plupart du temps, c’est à dire cette relation figée avec le monde, un point de vue fixe, une même cause entraînant les mêmes conséquences. Et l’agacement surgit presque aussitôt que quelqu’un te relate ses rencontres, ses voyages car tu ne peux jamais être complètement dupe que ce ne sera toujours que de lui-même qu’il ou elle parleront, parfois bien mieux que toi tu ne seras désormais capable encore d’en parler, de t’enivrer naïvement à parler de toi de cette façon. Ce ne sont pas les voyages qui t’auront mené à ce silence, mais l’écriture qui, par son chemin souvent tortueux, t’aura conduit à cette évidence, des milliers de mots, des kilomètres de lignes ajoutées aux lignes, des pages et des pages, une masse, un corps vivant issu du tien de plus en plus mort. A un tel point mort que parfois tu imagines écrire depuis le fond de ton cercueil, depuis une tombe, comme pour passer l’éternité que continue à produire l’ennui sur tes os blancs.

Le nom d’une ville qui autrefois me fit rêver, Zanzibar, se sera effacé peu à peu, le mystère de l’alphabet qui anime tout corps vivant y compris celui du voyageur se sera ainsi joué de moi durant une durée que j’ai encore du mal à déterminer , jusqu’au son même de cette ville fantasmée, devenue désormais Sonora.

A propos de Patrick B.

https://ledibbouk.net ( en chantier perpétuel)

2 commentaires à propos de “#voyages #prologue | Incantation aux voyages”

  1. Merci, c’est très beau. Le nom des villes prononcées à haute voix avec ce son qui rebondit comme un boomerang. Et puis le goût des villes, bien sûr.
    J’aime aussi beaucoup ce « tu » qui nous implique d’emblée dans le texte. Un vrai personnage, déjà.

  2. L’étourdissement du voyage, tu nous le fais sentir. Et tu « gouleyes » sur ta langue ces noms de villes où la conscience finit par se déliter jusqu’au sentiment de liquidation des fameuses « intentions » dont tu parles parfois. Il n’y pas vraiment de commentaire à faire. L’ivresse du voyage est consommée, consumée même… « s’enfoncer dans l’indolence de parcours minuscules » est très poétique à mes yeux, là où tu sembles émettre un regret plutôt furtif.Tout le monde sait que se chercher ailleurs en s’éloignant de ce qu’on est est voué à la déception. Un poème de Charles JULIET le raconte. J’essaierai de le retrouver, il n’est pas très loin.