Que ce soit en Italie ou en France, ou dans n’importe quel pays, l’homme est partout le même. Quel que soit le personnage dont il faut tracer à grands traits le portrait, il subsiste des constances que l’on ne peut biffer d’un revers de la main. Chacun se doit d’être considéré dans son épaisseur de mouvements, d’odeurs, de sons et le rapport qu’il entretient avec le monde qui le cerne. Père de famille, il est confronté à l’élément le plus crucial qui puisse l’animer, celui de faire vivre ses enfants à la hauteur des ambitions que l’on a pour eux. Mafalda et Gildo ne pourraient s’y soustraire. La solution était simple : il fallait travailler, plus sans doute que le nécessaire, garder ses opinions pour soi, baisser la tête et apporter son salaire à la maison. Des enfants naissaient, il y en aurait bientôt six à vivre dans le foyer. Gildo, en Italie avait appris le métier d’ébéniste. Arrivé en France, au beau milieu de l’année 1924, il travaille rapidement avec son frère qui est parqueteur, raboteur, vernisseur de parquet. Ils recherchent des chantiers qui payent bien. Antonio, le frère de Gildo, est déjà affaibli par la maladie qui aura raison de lui en avril 1925, alors Gildo fait parfois double labeur pour venir à bout du travail. Ils ont accepté un chantier difficile : la piste en bois du vélodrome d’hiver qui vient d’être construit dans la ville. Raboter, à genoux, toute la superficie des pistes où seraient applaudis plus tard les coureurs cyclistes. Et si les spectateurs aimeront plus tard se tenir tout près du virage, là où la pente est la plus forte, là où les cyclistes montent pour tenter un surplace prometteur avant de s’élancer vers la ligne tout en bas, la ligne de corde, Gildo lui, se devait d’être harnaché, attaché, pour tenir l’équilibre et faire en sorte de travailler sans que son corps ne dévale la pente. Il le raconterait plus tard à ses enfants qui le relaieront aux petits-enfants Le salaire était correct, et les ouvriers peu nombreux à accepter ce type de travail où il laissa beaucoup de sa santé. Il fallait travailler avec acharnement et méticulosité. Pendant ses premières années il accepta des chantiers pénibles qui lui permirent de se tenir la tête hors de l’eau, d’aider son frère et sa famille, afin de, quelques années plus tard, monter sa propre entreprise de vernisseur de parquets. L’argent ne coulait pas à flots. Et il était épargné Mafalda tenait les comptes avec rigueur. Rien n’était perdu. Et le pli était pris pour les années qui suivirent. On ne dépensait que le strict nécessaire. Les enfants fréquentaient l’école publique gratuite, le patronage de la paroisse les jeudis et les bords de rivière le dimanche où apprendre à patienter la venue du poisson. Plus tard, bien plus tard, il ne restait plus que deux enfants à la maison, déjà grands et qui aidaient à l’entreprise, ils firent construire une petite maison dans un coin de campagne qu’ils appréciaient. Rien de pharaonique : une salle, deux chambres sur un sous-sol où Gildo avec un de ses fils pouvait travailler le bois et transmettre son savoir-faire d’ébéniste. Pas de voyage. Pas de dépenses. L’argent s’accumulerait et serait source plus tard de divergences entre les enfants, de ruptures, d’incompréhensions partagées, comme c’est de mise dans de nombreuses familles. Dont on ne parlait pas. Ou à mots couverts. Des blessures, de silence à silence. Des impressions de ne pas être vu. De ne plus exister. Peut-être aussi comme un effondrement. D’avoir beaucoup donné quand les frères et sœur étaient plus jeunes. De s’être sacrifiée pour eux. De n’avoir pas fait les études rêvées parce qu’il y en avait cinq autres derrière. Qu’il fallait apporter son salaire sur la table familiale, car à cette époque il n’y avait pas grand-chose. Et qu’on était l’aînée, une fille. Et qu’il y avait des priorités. Et qu’on ressent tout cela comme une frustration. Et qu’un plus grand silence encore va recouvrir les corps. Et puis se rappeler que là-bas, en Italie, l’héritage avait été totalement attribué au seul garçon, le benjamin de la famille, et que toutes les sœurs, dont Mafalda, n’avaient rien eu. Et qu’il reste du chemin à parcourir.