carnet des jours suivants

#400

Il y a presque vingt ans, au début de l’été, j’ai aperçu dans la presse d’Hérode Atticus, un jeune collègue, qui avait dû lâcher son piano pendant une année entière pour aller surveiller des rochers convoités par les Turcs en mer Égée. Il était en permission, athlétique et cuit de soleil. Il faut toujours être la première à voir, surtout au théâtre. Je me suis postée sur son chemin, en ambassade. « Rentre à présent. Tu t’es acquitté de ton devoir envers la terre mère. Il est temps ». Je n’ai rien dit de tout cela sur le moment, mais ce soir, comme nous en parlons, je prends la mesure du caractère profondément mythologique de ce moment. Tout ce temps, il a cru que j’avais été aussi surprise que lui de le trouver dans la foule du théâtre antique. Mais non, j’étais, à mon insu, l’envoyée de la déesse, car de la soirée qui suivit, je ne me rappelle que le bleu du ciel tombant vers la nuit sans jamais l’atteindre, le vin et les joyeux compagnons. Et le quatrain de Khayyâm est l’écho le plus sûr de ce moment :
Bois du vin… c’est lui la vie éternelle,
C’est le trésor qui t’est resté des jours de ta jeunesse :
La saison des roses et du vin, et des compagnons ivres !
Sois heureux un instant, cet instant c’est ta vie.

#399

Parfois, il faut tracer un cercle sur le sol. Sans craie ni pierre. Seulement avec la parole.

#398

Ils parlent tous deux un excellent français, souvent plus précis que le mien, mais en présence l’un de l’autre, assis en compatriotes pour faire apparaître dans une salle de cours des siècles de culture hellène, la langue d’adoption leur fait défaut. Ils interrogent l’autre, toujours avec la même question : « Comment dis-tu… ? » et qui se termine par un mot grec. Il est toujours composé de plusieurs syllabes, précis et exigeant. Et le pays donne en réponse, avec une étonnante facilité, le mot français. Il est évident, familier, bien connu, s’il s’est absenté, c’est uniquement pour être choisi à nouveau, pour former avec sa traduction, qui est souvent sa racine, un symbole, dont les deux morceaux ne font plus qu’un.

 #397

Ce qui va de soi, semble-t-il, il faut le dire malgré tout parce que plus rien ne va de soi. On voudrait croire qu’agissant ainsi, en déclinant à toute occasion son identité éthique complète, on rassure les braves gens, on fait baisser sinon les températures, au moins l’anxiété du doute… On pourrait toutefois se fier à ce qui va de soi et corriger le tir a posteriori, si nécessaire. Mais il semble qu’il soit devenu létal, ce tir, immédiatement mortel et alors on en appelle à la police d’assurance, d’assurance-vie, celle qui nous permet d’accéder à l’immortalité, puisqu’on le vaut bien. Pour ce qui va de moi, il va cependant falloir me faire confiance : je ne suis plus en veine de déclaration sur l’honneur à la moindre rencontre. La poignée de main signe son grand retour. Au mieux, je ne cracherai pas dans ma paume avant, avec les hypocondriaques s’entend.

  #396

Une conque de pourpre et d’or depuis deux jours sur Bitume-Plage. Le tissu molletonné d’un couvre-pieds s’est figé dans cette forme conique. Rien alentour que le crachin. Quel mollusque a abandonné ainsi sa coquille ? Et qu’est-ce qui le protégera là où il se trouve à présent ?

#395

Le chat attend à la porte de l’auto-école. Il ne sait pas que c’est samedi. Il ne sait pas que les cours sont annulés à cause de la météo. Il ne sait pas conduire.

#394

Il n’y a pas de choix. Il n’y a pas de création d’un esprit forclos qui surgirait tout à coup sous l’œil d’un public ébloui. Il n’y a qu’une longue conversation à laquelle participent les vivants et les morts, qui éternue dans l’air du temps et à laquelle le malentendu sert de cadre. Enfonce-toi bien ça dans le crâne avant de venir me bassiner avec ta conception artistique.

#393

Dans un premier temps, elle échafaudait des plans de fuite en se renseignant à la gare, en appelant les compagnies d’aviation, en lisant les guides les mieux renseignés sur ces destinations où elle pourrait trouver un asile sûr. Cela dura environ une quinzaine d’années, jusqu’à ce que quelque chose s’apaise. Alors, elle se contenta de collectionner les dépliants des agences de voyages et quand il lui proposait de partir pour les vacances, elle trouvait toujours un moyen habile d’éviter les destinations qui s’empilaient dans le tiroir de sa table de chevet. Nous pensions qu’elle s’en tenait là, mais quand la pénible tâche de vider sa maison s’est présentée, le tiroir était vide. En tous cas, aucun prospectus vantant Bali, la Terre Adélie ou le Mexique n’y traînait plus. Pas de livres sur la tablette, mais une loupe… Il nous aura fallu attendre plusieurs années pour sortir de notre stupéfaction… ou plutôt d’une sorte de déception, voisine de celle qu’on éprouve devant un tour de magie sans prestige. Finalement, la semaine dernière, la dame qui lui tenait compagnie pendant sa dernière maladie, décidée à mettre de l’ordre dans ses propres affaires avant de partir pour la Chine, nous a retourné un livre qu’elle avait trouvé sous l’oreiller de la défunte et gardé par devers elle, le jugeant, prétend-elle, dénué d’importance. Des horaires de trains pour l’Italie, vieux de plus d’une centaine d’années.

#392

À cause du vert, tout le monde est fâché en deux équipes. Ceux qui ne veulent plus le voir en peinture du salon, mère-père et Queeny surtout, et sinon Malice et moi, qui n’en voient pas d’autres pour le salon. Le salon, il faut le refaire, là, on a l’unanimité, à cause de l’eau qui a coulé pendant la maladie de la maison. On aurait cru à une dispute, que Malice ne voulait jamais rien faire dans la maison, qu’elle laissait perdre, mais pas du tout, Malice a appelé des funambules pour le toit qui dégoûtait en moins de deux. C’est quand il a fallu les peintres avec des échelles de couleurs que ça s’est gâté, couleur de fruit pourri du fond du jardin : on donne un coup de pied dedans et plein de moucherons s’envolent. On dirait des cyclistes pendant que la chaussure toute sale reste là comme un camion qui s’est fait couper l’herbe sous le pied au démarrage et qui a pitié des petites bestioles à roulettes, malgré tout. Mère-père, là, ils ont fait claquer la roue des couleurs sur la table bâchée, c’était pire que de crier pour le cœur, c’était le tonnerre qui met les jetons, tout seul, dans la petite chambre du grenier. Leur couleur mère-père l’appellent « coing d’automne », Queeny dit que Malice n’a aucun goût, qu’elle n’a jamais eu aucun goût et c’est parti pour la fois où elle a mis des carreaux avec des fleurs. On ne comprend pas le problème, mère-père disent qu’on comprendra plus tard, et Queeny que les garçons ne comprennent jamais. Plus tard, c’est un peu jamais de toute façon et on n’aime pas les coings et on est avec Malice pour le vert pareil. Queeny répète : « Saumon ou pêche, ça apporterait une touche de gaité ». Ça fait rire avec Malice, on dit entre nous que Queeny est gaie comme un lampadaire. C’est des mots qui font rire. On a raison d’avoir peur de l’orage : le vert, dit Malice, ce n’est que la couche du dessus, et quand le vernis craque, c’est pas joli, joli… Là, elle en a assez devant eux : bon sang de bonsoir, c’est tout de même ma maison ! Eh oui, comme la maison de poupée est la mienne, avec son salon vert, puisque c’est moi qui joue avec. Malice, elle vit dans la maison, d’ailleurs on va chez Malice, si on va chez mère-père, c’est une autre adresse et chez Queeny, à l’hôtel. C’est bien la preuve que c’est la maison de Malice, bon sang de bonsoir ! Les autres voient ça d’un autre œil, ils ne voient pas le vert comme il est cher à mon cœur, plein d’histoires. D’ailleurs, si on écoute Queenie, le saumon et la pêche ce serait un pansement sur une jambe de bois, il vaudrait mieux tout vendre et d’abord pour Malice : à quoi ça rime à son âge les escaliers ? ça rime avec sanglier, mais on se jette seulement un petit regard en silence pour pas envenimer. Avec « tout vendre », Queeny fait toujours de grands cercles dans l’air avec son index, le bras levé, pour inviter la tornade à dévaster la maison de Malice. On a peur

#391

J’ai lu, en classe de 6e, tout Sartre, sans en comprendre grand-chose, parce que j’avais vu un bel élève de 4e rapporter Les Mots à la bibliothèque. Heureusement, j’avais une solide mémoire et cet épisode a sauvé mon bac de philo : « Suis-je responsable de ce dont je n’ai pas conscience ? ». J’ai appris longtemps après que l’exemplaire appartenait à sa sœur, en terminale littéraire à l’époque des faits… Et encore bien plus tard que c’étaient des mots dont j’étais amoureuse et afin de supporter une telle passion, il fallait des hommes pour servir d’intermédiaires, comme autant de muses, comme autant de fusibles.

#390

À qui appartient vraiment la maison ? À qui l’occupe ? À qui y garde ses souvenirs d’enfance ? À qui en héritera ? À qui saurait quoi en faire ? À qui rêve d’y mettre le feu une bonne fois pour toutes ? Et qui la possède ? Celui qui en a conçu les plans ? Celle qui sait ce qu’il y avait en lieu et place de la maison avant qu’elle ne soit bâtie ? Ce qui repose sous ses fondations ? Ceux qui la découvrent en suivant un agent immobilier à la veste trop grande ? La bande hirsute qui en peint les murs sans fenêtre et allume un feu là où il n’y a plus que le vestige d’un foyer ? Ou l’équipe qui l’exhume, huit mille ans après sa construction ?

#389

Ne sais si c’est possible ou permis
Mais la nuit parle
Parle avec grand-père petit

#388

Il ne peut évoquer son enfance qu’avec la langue de son enfance, sinon elle lui reste en travers de la gorge et pas un son ne sort, séance après séance. Les premières fois que les phrases sont apparues, dans la syntaxe d’un enfant de sept ou huit ans, j’y ai vu un masque, comme l’humour chez d’autres patients. J’étais mal à l’aise, en colère presque. Une sensation très étrange, déplacée. À la réflexion, je penche pour une autre interprétation. Sa voix reste celle d’un adulte (baryton léger). Pour le vocabulaire, il utilise un mélange de mots d’adultes importés dans un compréhension d’enfant. Parfois, il est extrêmement précis, comme peuvent l’être les enfants habitués très tôt à un langage élaboré — ceux pour qui un chien n’est jamais un ouah-ouah, mais directement un Golden Retriver —, d’autres il donne à entendre des équivoques extrêmement structurantes. Je suis presque certaine qu’elles lui réapparaissent dans le cadre de la séance. J’entends une forme d’émerveillement dans sa voix, ou plutôt de bouleversement. Cette façon de parler, de faire est un outil, davantage qu’un masque. Il réalise que ce qu’il prenait, enfant, pour une porte est en fait le dessin d’une porte. Et qu’elle est restée, pour ainsi dire, ouverte.

#387

C’est la première fois que j’auditionne pour le conservatoire de Lyon, en chant. À plus de cinquante ans, j’ai bien conscience que ça n’est pas sérieux. Mais j’ai ma robe à fleurs orange et des mitaines. Dans ma main, je tiens mon programme : Cruda Sorte, de l’Italienne à Alger de Rossini, un oratorio de Capdevielle et une mélodie composée par mon ami Alexandre Léger (d’ordinaire, je l’appelle le Chat Alex, mais c’est bien son état-civil officiel qui est écrit sur le papier). J’essaie de me raisonner. J’ai mis en scène l’Italienne à Alger voilà vingt ans, je devrais pouvoir me souvenir des paroles. L’appariteur se plaint de n’avoir pas reçu de partition de l’oratorio : puisque c’est une création, personne ne pourra me dépanner. Avec sa gentillesse coutumière, le Chat Alex s’est déplacé pour l’occasion et il tente de me réconforter en m’expliquant que sa mélodie est toute pareille à celle de Louise de Vilmorin, Les Bijoux aux poitrines, qu’interprétait si bien son colocataire au conservatoire de Paris, Vincent Pavesi. Je n’ai pas le cran qu’il faut pour me présenter à l’épreuve, je m’en sors en ouvrant les yeux.

#386

Joseph était avec Mélanie. Elle travaillait à la laiterie depuis l’âge de douze ans. Avec son coche, il aurait pu prétendre aux faveurs de n’importe quelle fille des environs. Mélanie n’était pas la plus jolie, de loin… mais elle avait des mains de beurre et en disant cela, Joseph avait les yeux brillants.

#385

Je n’écris plus depuis longtemps. Longtemps arrive vite quand on aime. Mais je vais écrire à un ami, à un ami précis. « Cher, voilà longtemps que je n’ai pas écrit. J’ai lu des poèmes de Denise Desautels ces derniers jours et j’ai eu envie d’écrire de la poésie ». Et ainsi j’aurai recommencé à écrire.

#384

La Grisette dont parle Marcel, je ne l’ai pas vue de tout le séjour dans les montagnes et pourtant la cuisine était pleine à ras bord de bonnes choses… Je me demande si Grisette n’est pas le prénom de la femme de Columbo…

#383

J’ai vu que j’avais une nouvelle souris, parce que je mange des demi-bananes. Une banane entière, ça fait trop pour moi, alors je la laisse en attendant. Elle aime bien les bananes, Grisette… (Ce coup-ci, Marcel lui a donné un nom).

#382

« Je peux tuer avec des grains, mais pas à mains nues. Bon, les grains, ça ne leur fait rien. Elles vident les sacs et ne s’en portent que mieux… »
Mon amie d’enfance contribue plus efficacement à la série-souris qu’au Polar gantois…

#381

J’ai entendu un clac. J’ai dit à ma mère : « Ce coup-ci, c’est cuit pour la souris ». Quand j’ai ouvert le placard, je l’ai vue, coincée dans la trappe qui me regardait avec ses grands yeux… J’ai refermé et j’ai attendu que le temps fasse son œuvre, mais deux heures plus tard, elle était toujours là avec ses yeux, alors, qu’est-ce que tu veux ? Je suis allée la mettre dans le jardin.

#380

Il semble que les généreux donateurs de l’hospice du village se soient enrichis à la capitale avec leur commerce en maisons closes. Il est difficile de savoir s’ils cherchaient à blanchir leur argent ou leur âme avec ce legs… Mais enfin, un EPHAD, c’est un genre de maison close.

#379

Les morts font tous leurs âges.

#378

— À quoi bon avoir un téléphone, pour ne jamais répondre  ?
À cela bon que, sans téléphone, l’occasion de ne pas répondre n’existerait pas, sans doute…

#377

— Allô Kévin ? C’est maman.
Comment décrire l’inflexion descendante de sa voix, le sens fermé à double tour ?
En formulant la ponctuation ?
— Allô Kévin ? C’est maman. Point.
En ajoutant qu’elle gonfle les joues qu’elle porte basses en soupirant dès après ?
En rappelant la forme parfaitement classique (tragique ?) qui sous-tend la phrase (le vers ?) en dépit de ses sept pieds ?
— Allô Kévin (protase) ? C’est maman (apodose).

#376

— Je vais encore appeler Kévin, mais il ne va pas me répondre…
— Fallait l’appeler autrement.

#375

Raoul-Romuald, que tout le monde appelle Roro, est flanqué d’une méchante manie. Tout le village en a fait les frais, un jour ou l’autre. Cependant affirme la vieille Marthe-Mathilde, « il est difficile de lui en vouloir : qui n’a jamais eu peur de la mort ? ». Personne en tous cas, ne s’avisera de contredire ce vénérable avis, aussi on a mis en place des stratégies de résistance pour contrer chaque nouvel accès de Roro, la plus simple consistant à hausser les épaules. Au début, seule sa famille directe était ciblée et Catherine-Cassandre, que personne ne surnomme Caca, mais Sissi, se souvient avec une certaine rancœur du message de Roro lui annonçant le décès de leur mère, l’antique Josette-Jeanine, trois mois avant que cette dernière ne s’éteigne. C’est d’ailleurs en voyant son nom s’afficher sur son téléphone que Sissi a compris que Roro, en toute bonne foi, l’avait induite en erreur. L’erreur est humaine, elle a passé l’éponge, mais Roro a persisté : une autre fois, il informait qui voulait l’entendre de l’agonie de son propre père, Eddy-Elie, que je peux apercevoir pelletant la neige devant son garage alors que je consigne ces quelques faits. Rapidement, ses déclarations se sont étendues à la cousinade, puis ces derniers mois, à chaque famille des environs. Bien que nous soyons au courant de sa propension à crier au loup (ne devrait-on pas dire de hurler à la mort ? Ou vendre la peau de l’ours ? …), Roro réussit tout de même à nous ficher régulièrement de sacrés coups au cœur. On le voit venir quand il prévient de l’imminence de la mort des plus vieux d’entre nous, mais depuis qu’il a élargi son action aux dernières générations, intégrant les enfants du village partis faire fortune sous d’autres cieux, il lui arrive encore de semer le doute. Au bistrot du coin, « une prédiction à la Roro », voire « une Roro » désigne désormais un oracle exact dans ses termes (nous allons mourir), mais indécis dans sa date (oui, quand ?).

#374

Il voit la fille. Il est immédiatement capturé. Elle est (comme dans) un rêve. Merveilleuse. Il ne lui parle pas. Il l’observe. Il la contemple derrière la vitre. Elle est très occupée : elle ne l’a même pas vu. Il est fou de joie. Il parle d’elle à tous ceux qu’il connaît. Leur réaction est unanime : il veut sûrement plaisanter ? Pas cette fille, tout de même… Elle est laide. Répugnante. Impossible. Il rit avec les autres, oui, c’était une blague. Il rentre chez lui. Plus jamais il ne prononce le nom de la fille. Il a la fièvre. Il ne peut plus rien avaler. Il s’affaiblit. Il a froid tout le temps. Il ne doit plus sortir. Sa mère est au désespoir. Elle le supplie de manger quelque chose. Il refuse. Il doit rester allongé. Ses yeux sont vagues. Sa mère est prête à tout pour qu’il s’alimente. Elle pleure en voyant sa pomme d’Adam percer presque sa gorge maigre quand il déglutit. Il murmure avec effort. Elle tend l’oreille. Il voudrait un gâteau. Manger un gâteau. Elle se précipite vers la cuisine. Il l’arrête avec les dernières forces de sa main. Il agrippe son vêtement et l’attire vers lui. Il colle ses lèvres pâles à son oreille : Peau d’Âne… un gâteau fait par Peau d’Âne.

#373

Le trou que tu as laissé, contrairement à celui où tu es terré, personne ne peut tomber dedans par maladresse. Tomber amoureuse, enceinte, voire malades ou raides mortes même, oui, mais en aucun cas tomber dans le trou que tu laisses derrière toi. Un trou fantôme, informe. C’est plutôt lui qui nous tombe dessus. À moins qu’il ne nous englobe depuis son apparition / ta disparition.

#372

Le trou dans la terre, vite refermé, l’autre, béant jusqu’au dernier souvenir laissé par l’ultime archéologue qui tombera sur ton crâne obtus.

#371

Le trou dans lequel on t’a mis est un rectangle fort étroit. Celui que tu laisses, au contraire, sans limites définies. Étrange correspondance entre les deux.

#370

À réciter tous les noms du diable, on le voit apparaître.

#369

Il faudrait inventer une loupe ultrasensible pour découvrir à quel moment le réveil serein et reposé se couvre d’angoisse. On a bien réussi à déterminer à quelle température exacte cuisait un œuf. Au degré près. Le professeur Geiger épluche consciencieusement orange. À quel instant précis s’est-il fait rattraper ? En enfilant ses pantoufles à carreau qui l’attendaient pourtant bien sagement rangées l’une contre l’autre sur la descente de lit ? Dans l’escalier dont le bois ne craque plus en hiver ? En apercevant par le livreur de journaux dans l’allée (ce type roule comme un fou, avec son vélo chargé comme une mule et ses écouteurs sur la tête, il finira par se tuer c’est sûr) ? En ouvrant la porte du frigo qui fait le bruit des cuisses en short sur le cuir des sièges auto en été ? Non, l’heureux matin avait tourné court avant ça. Peut-être le claquement de l’interrupteur du couloir qui n’est pas sans évoquer le couperet d’une guillotine… Ou bien autre chose encore, qui lui a traversé l’esprit et dont il ne se souvient plus. Les oranges sont drôlement bonnes en cette saison. Dommage qu’elles viennent de si loin. Trouve-t-on encore des oranges dans les pays producteurs quand c’est la guerre ? Bien sûr, il sait ce qu’il lui reste à faire : se mettre au travail le plus vite possible pour faire taire les chiens du premier sous-sol. C’est le meilleur truc pour prétendre ne plus entendre les monstres des enfers qui hurlent quinze étages plus bas. La loupe, il ne faudra pas oublier de la faire breveter.

#368

Mesdames et messieurs, je n’apparais pas dans les numéros suivants. Je vais donc venir m’asseoir avec vous pour voir comment s’en sort le Prince Erasmus avec notre Pamina, dont le prénom commence par un P, eh oui, comme Papageno. Un hasard ? Je ne crois pas. (Les deux hommes d’armes toussent). Oui, oui je m’en vais… Mais avant, je tiens à dire deux choses : je ne vois pas comment nous pouvons rester compétitifs dans le domaine amoureux face à un tel assaut de la concurrence étrangère. Un. Et de deux, si une Papagena m’a gardé une place dans la salle qu’elle me fasse signe… Non ? Pfff ! Qu’est-ce que je vous disais ? (Les deux hommes d’armes font mine de lui fondre dessus, Papageno déguerpit)

#367

Mesdames et messieurs, depuis la dernière fois, l’autre premier de la classe et moi, on a changé de camps : on est passé du côté des hommes. Entre nous, ça ne change pas grand-chose : on me surveille sans arrêt, on trouve toujours à redire sur ce que je fais, il n’y a rien à manger ni à boire et on m’interdit de parler. C’est à se demander pourquoi il y a deux camps, en définitive… (il est interrompu par le début du deuxième quintette)

#366

Mesdames et Messieurs bonsoir. Je m’appelle Papageno et je suis victime d’une erreur judiciaire. (Les 3 Dames qui l’entourent soupirent). On veut m’empêcher de parler, mais la vérité triomphera. Je suis né ici et j’ai des droits. Ce qui n’est pas le cas de ce type qui prétend être Prince et dont on ne sait pas grand-chose, excusez-moi. Je ne le connais pas, il m’a interpellé en me remerciant d’avoir tué un présumé serpent. (Les 3 Dames lèvent les yeux au ciel). Enfin, je crois, vu qu’il parle dans une autre langue qui n’est certainement pas celle des oiseaux. Là-dessus, j’ai fait un signe de tête parce que j’avais besoin de me moucher, (Les 3 Dames étouffent un petit rire), ce qui est légitime par le temps qu’il fait et depuis on m’accuse à tort d’avoir menti sur cet exploit. Mesdames et messieurs, aidez — moi, on veut bâillonner l’innoc…. (Les 3 Dames lui ferment le bec)

#365

En ce temps-là, je vivais une forme d’esclavage consenti sous le titre ronflant d’assistant de la classe d’Ethnologie proverbiale à Smalldog.
Finalement, mes meilleures années.
C’était hier.

#364

Je n’oublie rien, non, même fatigué, je ne perds rien… Il va chercher plus loin, derrière son beau visage de statue… Ah, si ! Je casse des choses. Voilà. Quand je suis épuisé, je casse des choses, des objets familiers dont j’ai un usage quotidien, tout à coup, je ne sais plus les tenir entre mes mains… comme s’ils avaient changé de poids, ou de forme…

#363

Dans la langue française, chaque fois que l’écrit supprime un terme, l’oral en garde l’espace. Fatalement, comme la trace laissée au mur d’un tableau qu’on a ôté. Farouchement, comme une chambre qu’on se refuse à vider, quand bien même son occupant n’y remettra plus jamais les pieds.

#362

Roméo Castelluci dans sa mise en scène d’Orphée de Gluck retransmettait en direct sur un écran géant le coma en chambre d’hôpital d’une toute jeune femme. Il est possible que mon récit de ce travail soit inexact, mais ainsi, il me parle. Les parents avaient donné leur accord, mais on fit un scandale de ce que la patiente, elle, ne l’avait pas fait. Derrière cette passe d’armes empreinte de la dignité la plus méritoire, on aperçoit le spectre de la terreur, très apprécié à l’opéra tant qu’il n’est qu’un Gnafron.

#361

Tandis qu’Orphée séduit les Larves, Eurydice parle des larmes.

#360

La mort d’Eurydice, une autre occasion pour Orphée de parler de lui.

#359

Eurydice, celle qui meurt deux fois.

#358

Les Enfers : ouverts aux morts, fermés aux vivants. La règle est simple et incontournable. C’est pour cette raison exactement que Thésée, cet ultrariche de la mythologie, va faire jouer son carnet pour obtenir un All Access pass. Attention, pas un passe-partout, non, un « passe par là où aucun vivant ne le fait ». On appréciera à l’aune des relations père-fils, la sourde oreille de Neptune qui, après avoir ouvert les Enfers pour laisser passer Thésée, se fait bien prier pour lui permettre d’en ressortir…

#357

Il rentre tard, n’allume pas, retire ses chaussures. C’est en traversant le salon que son pied nu écrase un tout petit objet. Il hurle de douleur une kyrielle de jurons qui s’achève pourtant par l’incrimination : … de LEGO ! Une toute petite voix sort par la porte entrebâillée de la chambre de l’enfant : « Il est de quelle couleur ? »

#356

La carte bleue oubliée à la banque. Les clefs oubliées sur la porte. Les clefs oubliées dans une autre maison. Ce n’est pas tant, finalement, même en moins de dix jours, ce n’est pas si spectaculaire à bien y regarder. Mais le gouffre qui s’ouvre sous les pieds à chaque oubli l’est, lui.

#355

La première fois que j’ai bu du thé des miettes (comme la Fée des Miettes) remonte à plus de dix ans. Dans une petite ville, dans un petit salon de thé, on me l’a servi dans une belle tasse et devant mon enthousiasme et mes visites répétées, on m’en a confié le secret : la chicorée. C’est la chicorée qui lui donne ce parfum de grille-pain. J’ai connu de nombreux grille-pain dans ma vie et pourtant, un seul : celui de ma tante Mireille, qui allait de pair avec son moulin à café bruyant, estampille olfactive indélébile de la petite enfance dans la grande maison qui tanguait comme un petit bateau sous le poids agité de la cousinade. Ma tante mélangeait deux sortes de grains pour que ce soit meilleur. Je la tiens, comme une petite fée brune, dans une boîte Pastador où chaque matin je prends deux mesures de café. Sa maison était une barque de chance pour l’enfance. De ces choses, de ces lieux qu’on ne peut pas « laisser perdre ». Alors voilà dix ans que j’écume les boutiques de thé, comme le pauvre gars qui doit trouver la Vérité afin de pouvoir rentrer chez lui :  Vous auriez du thé des miettes, comme la Fée des Miettes… ? En vain. Personne ne connaît ni le thé ni la fée de Charles Nodier. J’ai fini par bricoler un mélange de thé noir et de chicorée, sans grand succès : l’odeur du grille-pain n’a pas daigné réapparaître. Finalement, à un ami de passage dans la petite ville éloignée où j’avais bu ce thé, je demande de partir en quête d’un petit paquet de thé des miettes (oui, on dirait tout à coup presque des vers, n’est-ce pas ? C’est que l’ami n’est autre que Romain Dumas, compositeur de son état, dont je suis à mes heures, la librettiste — quel bonheur ! —). Avec carte et pendule, nous retrouvons l’endroit, moi ici, lui là-bas. Le nom du salon, je ne le reconnais pas, mais la rue, de la Cruche d’or, ne saurait mentir : si l’on doit mettre la main sur ce thé de conte, quelle meilleure adresse ? Il s’y rend et voilà ce qu’on apprend : le thé des miettes est nommé en vérité, thé du pain grillé. Quant à Nodier, sa Fée est « aux » Miettes, et non « des ».

#354

Il marchait dans un parc. Il avait les cheveux en bataille, pas d’écharpe, mais son gros blouson en cuir marron qui lui donne un air d’aviateur. Il longeait une pièce d’eau et Marguerite devait se tenir à ses côtés puisqu’elle s’est entendue lui dire : « Nous devrions partir en voyage ». Elle a vu son visage de profil devenir une face. Il avait cet air curieux, soucieux et rêveur à la fois qui est le sien, comme si à l’immédiate réjouissance s’adjoignait dans un délai infime les conséquences et les moyens de les adoucir, voire des les contourner. Félix n’a rien dit, mais sous les pas de Marguerite un abîme s’est ouvert. Elle a ajouté : « Il doit bien y avoir un voyage d’études à faire ». C’est ce dont elle se souvient au réveil. Et de la légère auréole dont le reflet du soleil dans l’eau entourait les boucles de Félix, dès l’instant où il avait tourné son visage vers elle.

#353

— L’histoire des lutins qui font le ménage pendant notre sommeil, tu crois que c’est un souhait de prolétaire épuisée ?
— Peut-être bien davantage le conte de la réalité des princes et des princesses.

#352

De Jérôme :
Quand c’est propre, ça ne se voit pas
Quand c’est sale, ça se voit tout de suite
Nous sommes comme la vaisselle
Personne n’y pense si elle est faite.

#351

Les personnes qui vivent ici entre 10 h et 22 h ne voient pas celles qui vivent ici de 6 h à 9h.
Dans la journée, seules deux personnes restent pour l’entretien.
Il s’en trouve peut-être pour croire qu’à elles seules elles ont abattu un travail de titans.

#350

D’Emmanuel :
Le ménage dialogue avec la sécurité.
Et réciproquement.  

Dialogue.

S’ils aperçoivent un endroit sali par les élèves, ils nous le signalent
Nous les prévenons, si nous voyons quelque chose de non conforme.

Non conforme.

#349

Miroir d’Aziza

On ne voit rien
Le miroir est sale
On ne voit pas même plus le sale
C’est moi qui nettoie les miroirs
On ne voit rien
Je nettoie
On voit le miroir

Miroir de Latifa

Dans la loge
Je passe un coup sur le miroir
Et j’apparais
Je suis une star
Pendant ce petit moment-là
Je suis chez moi
Dans la loge
Jusqu’à dix heures du matin

#348

De Housseyni :
Dans ses yeux
Le reflet
Des rampes de cuivres
Ce n’est pas son visage qu’il voit
Mais celui de son frère
Qui est comme son visage
De l’autre côté du miroir
Qui est comme son regard
Mais doré, lustré, chéri
Sur lequel passe et repasse
Un chiffon très doux
Propre à effacer les larmes
Sans jamais y parvenir
Tout à fait

#347

De Doro :
Tous les coups de chiffon
Ne se valent pas
Ici
Ce n’est pas pareil
C’est beau
Ici
Ce n’est pas rien
Les rampes de cuivres
Les grands escaliers
Les dorures
Les tapis épais
Les toucher
Les brosser
Les frotter
Les fait réapparaître

L’or sort de la nuit
Le soleil se prend dans les feuilles de cuivre
Les sols s’enluminent sur son passage

#346

Quand Khadi a dit : Je n’avais jamais vu qu’il y avait un plafond.
Agnès a répondu : Et moi, qu’il était grand temps de changer la moquette.

#345

De Khadi :
Longtemps, je n’ai pas vu le plafond
Le sol, oui, le sol,
Tous les matins
Le plafond, non
Au sol les milliers de pas
Des gens qui se pressent-là
Le soir
Quand je n’y suis pas
Ils viennent là
Je ne les vois pas
Mais
Des milliers sont venus
Des milliers ont été là
La moquette usée des allées
Une écharpe oubliée entre deux rangées
Un programme à califourchon sur un dossier
Des milliers sont venus
Le soir
Pour la musique, les chants, les applaudissements
Le matin
Le silence prend toute la place
Jusqu’au plafond

#344

De Mahmadou :
Après tant d’épopées,

De traversées houleuses
Périlleuses, hasardées
Rodéo inégal sur le dos blanc
Des vagues furieuses
En jardins aux pommes d’or
Soignés si bien, invitant à surseoir
Encore et encore au prochain départ

À travers les guerres aux longs grondements
Dont la terre tremble même sous les pieds les plus solidement campés,
Et qui soudain éclatent et défigurent
La beauté des visages, des corps, des villes
Coupant les routes vers l’avenir
Obligeant à la ruse et à la patience
Du détour, des vêtures de cent métiers

Par les prisons aux paroles étranges
Où le temps du voyage échappe seul
Par la fenêtre, tandis que rien ne va plus loin
Tout étant arrêté par des lois inconnaissables

Quand à la dernière extrémité de la mer
Une sorte de dieu se retrousse les manches
Pour t’attraper comme un poisson, de sa main rouge

Celui qui dit : Tout est parti. Le rêve est réalisé
L’aspirateur qu’il traîne derrière lui
C’est un dragon dompté.

#343

Un trio de Haendel. Deux rois (baryton, contre-ténor), une reine. Elle doit au premier sa vie, elle aime le second. Ils lui intiment de choisir entre eux deux. Choix impossible, la condamnant à l’ingratitude dans un cas, à l’infidélité dans l’autre et au manquement à sa parole dans les deux. Personne ne sort de scène tant qu’une solution n’est pas trouvée. On pense au conclave (On pense au conclave (littéralement : pièce fermée à clef. De celles où sont enfermés les cardinaux jusqu’à ce que leur vote désigne un nouveau pape). C’est la première chose à installer. Cette imminence sans date limite. Jouer « aux aguets », à l’affût de la moindre parole, du moindre geste, du moindre regard, susceptible de faire basculer la situation. Ils se tiennent sur une ligne de crête. Le temps est suspendu.
Dans la balance, dès la première phrase, ils mettent leur corps, leur vie.
Console-moi, ô ma vie, avant que la douleur ne me tue. Je demande « Combien de temps ? ». Le baryton est interloqué. Combien de temps la douleur te laisse-t-elle ? Combien de temps avant que tu n’en meures ? dix minutes ? Deux jours ? Trois semaines ? Ce n’est pas une façon de parler. La tragédie ne connaît pas de façon de parler, case noire, case blanche, elle ne connaît que la parole et son poids. À la suite de ce premier roi, chacun à son tour va se proposer au sacrifice (il vaudrait mieux que je meure).
Une fois cette première étape passée, nous nous sommes confrontés à la difficulté de l’occupation de l’espace et de la station debout. La position de pouvoir, en haut du plateau, a été occupée d’abord par la reine, puis par le roi-baryton. Démonstration a été faite, dans l’espace et les corps, que le pouvoir, c’est bien le roi régnant qui l’a, et non la reine, même s’il remet sa vie et sa destinée entre ses mains. D’ailleurs les seules véritables alliances qui se forment dans ce trio sont entre les deux rois pour presser le choix de la reine et entre les trois souverains, soudainement égaux dans leur misère.

Nous sommes arrivés à un point de butée. J’ai proposé un dispositif scénographique pour y répondre par palier. Trois tables jointes, les protagonistes assis sans possibilité de se lever tant que le conflit n’est pas résolu. Fouillant les possibilités de contact avec la table, les appuis, les déséquilibres, les reculs et les changements d’axes du corps sans pour autant quitter la chaise, ils sont parvenus à maintenir entre eux une tension palpable, une attention à l’autre et un renouvellement de l’adresse. Puis nous avons essayé debout, et tout s’est perdu.
Nous avons eu alors recours à la technique de l’empreinte, consistant à prendre un partenaire dans les bras et à nommer tous les points de contact avec précision (dans ma main gauche, son omoplate droite, son oreille contre ma joue, ses cheveux sur mon front…) de manière à en garder le souvenir ensuite, même de loin. Résultat étonnant : quel que soit le roi dont elle prend l’empreinte, celui qui se trouve lésé, joue finalement avec une empreinte en creux, avec ce manque, cette frustration, cette absence. Et le jeu tragique commence.
Nous sommes en mesure d’aborder l’échiquier, lieu unique de ce genre, dans l’organisation des déplacements. La reine est libre de leur envergure, les rois sont limités à une seule case à la fois. Bouger ou ne pas bouger ? Reculer, se détourner, faire face, fuir ? Les contraintes s’empilent : un seul protagoniste bouge à la fois, on regarde le joueur, et surtout le déplacement s’effectue comme dans un tournoi d’échecs, en une seule fois, en connaissant par avance la case d’arrivée. Ce tranchant dans le mouvement, sa vitesse brutalise d’abord les interprètes, surtout la basse, les voix aiguës évoluant dans plus d’agilité. Il les détache de l’orchestre, les « débouche » comme on dit en lumière. Dans un premier temps, il les expose, mais rapidement, la vitalité qu’il convoie les gagne profondément. Nous ajoutons de longs manteaux sur les épaules et je précise que le déplacement n’a pas besoin de justification, il est sa justification ou elle apparaît a posteriori, par ses conséquences sur les autres pièces de l’échiquier. Enfin, les rois sont libérés de leur astreinte à une seule case, toutes les autres règles, maintenues.
Je les vois, pris, enfin, dans le jeu tragique, cette partie d’intensité sans fin.

#342

Le matin, c’est la nuit
Quand tu pars, c’est la nuit,
Tu fermes la porte derrière-toi
Sans bruit, derrière-toi
Derrière-toi des corps endormis
Pour quelques heures
Pour toujours
Le père et la mère
La fille et la sœur
L’épouse parfois
Restes là-bas
L’époux dans les draps
Pour quelques heures
Pour toujours
Tu es parti

Le matin c’est la nuit
Tu traverses le quartier désert
C’est le désert que tu traverses
Et la mer
Et les villes inconnues
Tu passes par les rues sans passé
L’hiver c’est toujours la première fois
C’est l’hiver que tu es parti le plus loin de chez toi
Et l’hiver dure

Tu prends le train, le bus
Les autres là, comme toi
Ton frère assis dans la glace du RER
Ton frère de l’autre côté de la mer
Tu es seul, vous êtes nombreux
Le matin c’est la nuit
La nuit c’est la fatigue
La fatigue ne te quitte pas d’une semelle
La fatigue on ne s’y habitue pas

Le matin, c’est la nuit
On le fait mais on ne s’y fait pas
Au printemps, c’est la nuit
Même le jour le plus long
Le matin sonne la nuit
Il secoue ton épaule
Il faut y aller
Il te prend dans ses bras
Lève-toi, lève-toi
Au revoir, adieu, à plus tard, à ce soir
Chaque fois, tu repars.
Tu prends un train, c’est un bus, c’est une barque sur la mer, un train sous la terre.

#341

Ta mort, je ne la confonds jamais avec toi.

#340

La phrase est arrivée par la bande, comme au billard on joue en indirect, touchant plusieurs fois les bords avant de percuter la boule que l’on souhaite faire tomber dans le trou. Elle est si terrible que le mieux à faire pour l’heure consiste à ne pas l’écrire, à lui conserver son horreur en espérant qu’un conte finira par te tirer de là. Cela semble illusoire ou naïf ? Il y a eu un précédent d’importance avec Hansel et Gretel. Cinq ans de travail pour faire passer la phrase dégoûtante d’une vieille décatie invitant son jeune gendre à la confondre avec sa fille. Enfin, faire passer, c’est une façon de parler : la phrase, tu ne peux toujours pas la dire à haute voix.

#339

Ta mort est revenue. Elle s’est faufilée comme un pique-assiette dans l’ombre d’une autre, moins proche, moins familière qui passait par là où on ne l’attendait pas, dans l’ombre d’une mort épouvantablement facile. Comment ta mort colossale, difforme et lente peut-elle tenir tout entière dans l’ombre brève de cette autre, que personne n’a vu venir, qui a pris entre les dents son mort par surprise en l’espace de deux nuits ? C’est un mystère, mais à présent qu’elle est entrée dans la maison, elle se gave au buffet, piochant de ses mains répugnantes dans tous les plats, bavant son fiel dans les verres servis qu’on n’ose plus partager avec le mort en versant quelques gouttes sur le sol. Il ne faut pas ajouter à la confusion.

#338

Je ramasse de l’argent par terre, en ce moment. Les feuilles qui marquettent les trottoirs de rouge et d’or attirent mon regard qui, en d’autres saisons, flotte alentour de mon visage comme un papillon. J’imagine que c’est pour ça qu’en ce moment, et en ce moment seulement, je vois les piécettes tombées là. Leur métal jure en sourdine au milieu des tons doux des feuilles mortes. Ce ne sont jamais des fortunes, on s’en doute, et me baissant je m’interroge à chaque fois : ne vaudrait-il pas mieux laisser là ces centimes en espérant qu’ils finissent par se constituer en comité de réponse à la question exsangue — vous n’auriez pas vingt centimes — répétée comme sous l’effet d’une manivelle par un des hommes en poste à l’entrée du Casino du coin ? Il y a beau temps que l’enseigne ne porte plus ce nom, mais je le préfère : il dit quelque chose de la croyance à laquelle nous tenons ferme que nous pourrions faire sauter la banque à la faveur d’un jour de chance… ce qui n’est pas si éloigné du sentiment d’élection qui transcende l’enfant qui trouve de l’argent par terre. Je ramasse cependant. La contrainte par corps est trop puissante pour lui résister, elle me courbe l’échine, forte de son « ça ne repousse pas ». Cela a donc poussé un jour… Et de surcroit, la leçon serinée à l’envi qu’il n’y a pas d’intérêt à se trouver le plus riche du cimetière et la formule ancienne « il ne l’emportera pas au paradis » donne quelque chose de sacrilégieux à cet argent au sol, à quoi il me faut sitôt remédier.

#337

Quand j’ai le trac, c’est simple, je me rappelle que la cerise dans la forêt-noire est une boule noire, affirma Kagoo, le professeur de Philosophie rationaliste, en mettant la dernière main à la croûte de sel de son poisson de Gomorrhe, comme il l’appelait. Un fin cordon bleu : à chaque visite de dignitaires, il était d’usage de le prier de réaliser ce plat, qui était son chef-d’œuvre, exception faite évidemment des fois où la délégation était composée de membres du clergé ou apparentés. Dans ces cas-là, il était dispensé. Le professeur Geiger qui était de nature inquiète acceptait mal cette déclaration en forme d’aphorisme. Et alors quoi ? demanda-t-il d’un ton poli. Alors, rien, lui répondit l’autre, bonhomme. Comment ça, rien ? Eh bien, plus rien, plus de trac. Attendez mon cher vous prétendez que dire « la cerise dans la forêt-noire est en fait une boule noire » suffit ? Pas exactement… C’est-à-dire ? Je ne dis pas « la cerise dans la forêt-noire est en fait une boule noire », je ne dis pas ces mots. Mais c’est ce que vous venez de dire ! Oui, pour vous faire comprendre, pour que vous approchiez ce qui est pour moi une forme de grâce… Vous voyez la cerise ? Disons que je vois la métamorphose de la cerise en boule noire… si ça vous fait plaisir. Pourquoi cela me ferait-il plaisir, vraiment ? Ce n’est pas une panacée. Oh non, loin de là, je doute fort que cela puisse avoir d’effet sur d’autres que moi. Mais êtes-vous bien certain que ça en a sur vous ? Oui… Et vous savez pourquoi ? Non… pas vraiment. Je ne me suis jamais penché sur la question. Un chercheur de votre envergure ? Je ne peux le croire. Vous craigniez que l’effet ne cesse si vous l’étudiez ? … Non. SI je me penche sur cette question, la boule noire va simplement se densifier, de nouvelles images, de nouvelles significations s’attacheront à elle, mais en fin de compte, il me sera toujours possible de la voir dans sa simplicité de boule noire. Vous ne pensez pas aux votes, au billard, à la boule dans le ventre, aux black faces, au rugby, à l’antimite, aux guimauves… ? Eh bien j’imagine qu’à présent je le ferai. Et cela vous inquiète ? Non. Cela ne vous inquiète pas ? Non (vous pouvez me passer le minuteur ? C’est le truc qui a une forme de Snoopy), non, pourquoi cela m’inquiéterait-il ? Depuis quand utilisez-vous ce truc ? Le Snoopy ? C’est ma fille qui… Non, le truc de la boule cerise ? Ah. Je ne sais pas… Mais je crois me souvenir du jour où cette évidence m’est apparue dans toute sa clarté. Quand ? Je devais avoir sept ou huit ans. Un anniversaire ? Non… nous mangions une forêt noire, nous mangions souvent de la forêt-noire, c’est ma grand-mère qui la préparait d’après une recette de sa mère et mon père depuis à pris la relève. C’est à la fois traditionnel et banal… bref, j’ai pris la cerise pour une boule, enfin, peut-être pour une bille, à l’époque… J’ai trouvé ça épatant. Épatant ? Oui… épatant, c’est comme ça que ça s’est formulé dans ma tête de petit garçon. Soit, mais aujourd’hui. Eh bien… je dirais… épatant.

#336

Deux femmes, la cinquantaine, on sait au premier coup d’œil qu’elles se connaissent depuis l’enfance. Elles viennent chaque semaine à la pizzéria. Avant, c’était de temps en temps, par fois pour déjeuner, rarement le soir. Depuis quelques mois, elles sont là tous les mercredis pour dîner. Elles prennent un apéritif, en causant de tous et de rien. Elles blaguent avec le serveur. Elles prennent plus ou moins toujours la même chose. Des pâtes très épicées. La plus grande mange les tagliatelles sans cuillère. L’autre est très exigeante sur la cuisson. C’est au moment du dessert que ça bascule. La plus petite des deux dames parle à l’autre d’amour. Les premières fois, nous avons pensé qu’elle lui racontait un film qu’elle avait vu. Elle décrivait l’impression quel le film avait produit sur l’autre et non sur elle-même, comme pour lui rappeler… À la longue, nous nous sommes mis à collectionner les bribes de leur conversation, attrapées à la faveur du service, en leur apportant les panna cottas ou en plaçant d’autres clients à des tables voisines. « Tu étais si heureuse ce jour-là : vous aviez traversé la ville dans le vent… C’est alors que tu l’as appelé pour lui demander combien de temps il lui restait à vivre, parce que tu avais fait le compte, de ton côté, comme on ramasse tous les petits sous des fonds de tiroirs pour réunir la somme du paquet de cigarettes, et ces années qui restaient, tu voulais que vous les passiez ensemble, toutes… Vous êtes partis, sans rien dire à personne, pendant trois mois, je ne sais pas où, tu ne me l’as jamais dit… » et ça continue comme ça toute la soirée, avec les petits verres de limoncello, et la grande ouvre de grands yeux tristes et surpris. Nous avons un carnet de commandes presque plein de toutes ces petites phrases, nous les notons au passage, comme on ajouterait un café supplémentaire sur une addition. Quand quelqu’un de nouveau arrive dans l’équipe, on le prévient tout de suite pour les dames du mercredi. Hier au déjeuner, c’était un jeudi, j’ai vu arriver la grande est arrivée toute seule. Elle a demandé une table pour deux et elle a attendu. Ça a mis tout le restaurant sens dessus dessous. Paul, le serveur de la terrasse est rentré trois fois pour lui proposer de prendre quelque chose. Marie la guettait depuis le hublot de la cuisine et elle a raté un soufflé aux fruits de mer. Je n’ai pas quitté le comptoir et j’ai fait des erreurs de caisse… Je lui ai offert de force un apéritif, mais elle ne l’a pas touché. Au bout d’une demi-heure, Max est allé vérifier si elle comptait attendre encore ou si elle souhaitait commander un petit quelque chose pour patienter. Il était si nerveux qu’il s’est cogné la hanche dans le coin de marbre du plan de travail du pizzaïolo qui s’est mis à lui crier dessus comme s’il l’avait endommagé. La petite en a fait tomber un plateau de tasses. Tout allait à vau-l’eau et j’étais incapable de faire quoi que ce soit. Je regardais la grande dame et j’étais mort d’inquiétude. J’avais beau me raisonner, j’en tremblais presque de la voir là à attendre pour rien. J’espérais que personne dans l’équipe ou chez les habitués ne pouvait me voir défait à ce point, mais on aurait dit qu’elle captait toute l’attention avec son regard fixé sur la chaise vide en face d’elle. Et puis finalement, sur le coup de 13 h 30, un type est arrivé, élégant et très poli. Il l’a repérée tout de suite à travers la salle et il a foncé vers sa table en évitant lestement Max qui sortait des cuisines avec quatre plats. Elle s’est levée pour l’accueillir et ils se sont embrassés.

#335

Elle lui dit : « Je veux qu’on nous trouve comme à Pompéi » et, dans leur lit, elle serre son corps contre le sien, tandis que les avions trop lourds survolent la ville.

#334

Nous avons fait la tournée des aïeux ces derniers jours, mandataires des fleurs familiales… Des moments très heureux avec des gosses qui courent et des générations mélangées qui se racontent pourquoi ces prénoms, cette mort prématurée ou, au contraire, cette vieillesse de Mathusalem, et puis des tombes marquées d’une croix et d’une lune, nous rappelant que les gens s’aiment, d’abord. Pas de citrouille, pas de déguisement, le rituel, seul et la mort aux côtés de la vie. Nous avons tous les mêmes bouquets, jaunes, prunes ou blanc, à peu de choses près. Dans un des cimetières, nous errons longtemps, à la recherche des trisaïeuls dont les noms mêmes ne sont plus si familier. Du caveau, nous n’avons pas de souvenir, seulement sa description comme feuille de route : monumental, gris, à la manière des cimetières d’Edward Gorey. Le temps s’arrête dans cette quête, deux plantes violettes aux bras et pourtant le ciel change cent fois au-dessus de nous, portant de grandes ombres sur les allées avant de les réduire à néant en quelques secondes.

#333

Martine-Carole avait une science consommée des regrets. Les siens n’étaient jamais que l’implacable conséquence de ceux qui avaient en leur temps pourri la vie de ses parents et de leurs aïeux avant eux. À cela, elle croyait dur comme fer, en sorte que la vie se réduisait désormais à une partie de billard à trois bandes, qui la condamnait à végéter au fond du trou, irrémédiablement coincée sous la boule noire. Elle ne parlait jamais spontanément de ses propres regrets, préférant ponctuer de longs soupirs entendus ou de formules incontestables (C’est comme ça. Voilà. Toujours la même chose. Alors, tu comprends…), la narration des déboires et renoncements auxquels notre famille étendue avait fait face au cours des cinquante dernières années. Avec le temps et la répétition, Simon-Zénon avait fini par repérer quelques points névralgiques dans le chapelet des récits de sa tante. Ils lui apparaissaient tantôt sous la forme de vertèbres particulièrement sensibles, tantôt comme des carrefours de la fatalité ressemblant aux pattes d’oies où les personnages des contes rencontrent le diable ou un oiseau… Et quand il atteint l’âge adulte, il réalisa, avec beaucoup de précautions dont la première consistait à ne rien formuler à voix haute, qu’il lui arrivait de douter des fondements de la théorie des regrets de Martine-Carole. Quelques années supplémentaires s’écoulèrent, avant que l’occasion et la curiosité de faire la lumière ne se présentent à lui. C’est lors d’une cousinade d’envergure internationale qu’il se retrouva en présence de la vieille Marthe-Mathilde (qui, on l’aura compris, est la mère de Martine-Claire). Elle avait gardé la peau diaphane qui le fascinait dans son enfance et qu’il embrassait avec une componction qui lui avait appris la délicatesse. Elle n’avait pas gardé ses cheveux noirs et il prit conscience que cette couleur n’avait jamais rien eu de naturel dans leur famille de rouquins. Elle ressemblait toujours à Blanche-Neige, cependant, une vieille Blanche-Neige toute blanche, et elle était restée énergique et rigolote, si différente en cela de sa fille qu’il se demandait si vraiment, au hasard de la génétique, les chiens ne faisaient pas des chats, parfois. De sa tante Martine-Carole, il tenait une histoire qui, selon elle, avait brisé les rêves naissants de la jeune Marthe-Mathilde au lendemain de son mariage, entraînant des cascades d’amertume, retombées en pluie acide sur ses trois enfants. Avec un certain tact (sa peau était encore plus splendidement fine), il fit allusion au petit manoir à l’orée du village où elle avait eu l’intention d’établir un home d’enfants… Les Airelles, dit immédiatement la vieille dame. Elle n’avait d’ailleurs pas de mérite, n’ayant jamais quitté le village et conservé sa tête bien faite avec son teint de perle. En avançant le sucrier, il évoqua le projet avorté du home d’enfants… Oui, nous avions eu cette idée avec mon premier mari, Roger-Raymond, que tu n’as pas connu… Elle souriait. Flairant le filon, Il s’enhardit pataudement à lui demander si le refus de la famille à les aider à acquérir l’endroit n’avait pas été pour les jeunes époux une cruelle déception… Elle le considérait avec étonnement, se cuillère à café dressée comme un sceptre de poupée. Elle répéta les mots « Cruelle déception » avec l’amusement et la perplexité que lui aurait apporté « Tombouctou » ou « Valparaiso » … eh, bien, j’ai repris la mercerie, comme tu sais… J’ai aimé ce travail. C’était après la guerre, précisa-t-elle pour s’excuser devant l’air effaré de Simon-Zénon… Nous n’étions pas sujets à de cruelles déceptions… pas plus qu’à des vapeurs. C’est vrai que nous avions eu cette idée d’un home, oui, et elle souriait comme si elle s’était matérialisée devant elle sous la forme d’une ancienne petite fée, une amie qu’elle aurait perdue de vue… oui, les idées… il y en a tellement.

#332

Un tableau des montagnes, en face de la fenêtre, fascinait les gosses habitués aux sommets des environs. Il leur montrait les neiges éternelles s’éternisant en surplomb d’un printemps de sapins verts et d’herbe râpée. Au premier plan passait un torrent, mais les plantes en pot le cachaient. Ils n’osaient pas les déplacer, de peur de s’attirer les foudres de la patronne qui les tolérait dans l’arrière-salle, tandis que leurs parents buvaient l’apéro, alors ils s’agenouillaient devant le coffre qui supportait cet ensemble avant d’écarter les feuilles avec des précautions de sioux, que l’instituteur leur avait apprises pour observer les animaux furtifs et ils restaient là à guetter l’eau d’huile, comme si un poisson allait en surgir. En grandissant, ils abandonnaient la longue station du rituel, mais une pinte à la main, leurs regards allaient immanquablement au tableau plutôt qu’à la fenêtre quand ils « passaient derrière » pour faire une partie de billard dans la tranquillité de la morte-saison.

# 331

L’oiseau c’était vraiment l’instrument que je voulais faire. Il fallait que je fasse l’oiseau, insiste le jeune flûtiste, sans même s’en apercevoir.

#330

Pie, noix, moi (voleuses)
La pie sort du bois, la noix tombe
Roule et vite en poche
Au garde-manger
Je la garde pour la ville
Je me garderai
Bien de la manger une fois
Elle est pour mes doigts tout l’or
Des feuilles d’automne
Elle aurait le goût des montagnes
Du vol de la pie
Des esprits de brume qui dansent
Je me garderai
Bien de la manger une fois

#329

Les miliciens avaient des frères qui partirent en Indochine essuyer la honte. Essuyer une défaite bien à eux. Les maquis et les miliciens avaient la même cour d’école. C’est banal de lire ça, moins de l’écrire quand on a appris ses lettres dans le même bâtiment de pierre, qu’on s’est battu dans la même cour, pour rire, oui, mais au sang quand même.

#328

Entre les histoires du massacre des maquisards au plateau des Glières de Marcel et le STO buissonnier des frères de Jeanne passe un sentier de forêt, que nous empruntions à chaque sortie d’école. Les jeux de peur et de cachette se faisaient à l’échelle du village et, parfois, je ne croisais aucun autre enfant de la journée. Je restais aux aguets. Je remontais le cours des torrents. Je courais si j’étais à découvert. J’imaginais entendre l’écho des coups de feu qui se cognait d’un pan de montagne à l’autre pour arriver jusqu’à l’oreille de mon grand-père, qui était comme moi, exactement comme moi.

#327

Les maquis, tu comprends, ils ne savaient pas se battre, ceux qui se battaient. Ils attaquaient les convois, mais du mauvais côté. Ils n’avaient pas appris. Même la guerre, ça s’apprend.

#326

Jeanne et Marcel, je me les représentais enfants pendant la guerre, c’est-à-dire à l’âge que j’avais quand ils ont commencé à me raconter les histoires de cette période. Elle avait onze ans quand ça a commencé et treize quand ça a vraiment chauffé, là-haut, dans la montagne. Lui, deux ans de moins. Ce qui compte beaucoup dans ces âges-là. Pas adultes, plus enfants, même à l’abri des montagnes, ils ont vécu plusieurs vies en l’espace de cinq ans. Leur fille est née dix ans après l’Armistice, le temps passant, je vois mieux à quel point ce n’est rien, dix ans, combien l’écho devait être fort dans les oreilles de ceux qui pourtant n’avaient rien vu.

#325

Dans mon imagination, elle porte une robe blanche, une de ces chemises que j’ai récupérées et que je porte pour dormir quand il fait trop chaud, en coton bien raide, sans manches avec une petite broderie autour du col et un monogramme tout de même. Elle est couchée dans l’herbe et elle cache les yeux de son frère pour qu’il ne voie pas les colonnes de fumée qui montent des églises incendiées de la vallée. Les troupes qui battent en retraite, c’étaient les pires, ceux qui étaient revenus de la Bataille de Stalingrad. Voilà ce que j’ai toujours entendu. Et qu’ils avaient enfermé tous ceux qui ne s’étaient pas enfuis dans l’église, avant d’y mettre le feu. Mais Marcel dit que non, elle ne les a pas vues, les colonnes de fumée. Peut-être qu’il ne se souvient plus très bien des souvenirs de Jeanne. Les années précédant sa mort, ils étaient très vifs et sa voix tremblait en parlant des nazis.

#324

Jeanne couchée dans l’herbe à côté de son frère Guy, à Beaurevers, pas loin de la chapelle qui surplombe la vallée. Ils observent la route. Quand un convoi s’annonce, ils courent prévenir leurs frères, qui sont descendus pour aider à la ferme, pour les foins ou les bêtes. Pas tant des résistants que de jeunes gars qui n’ont pas l’intention de céder leur force de travail au S.T.O. Alors, dans mon esprit, Beaurevers, qu’on prononce « Beaur’vers » quand on est du coin, s’écrivait Beau Revers, juste en dessous de la mine déconfite d’une patrouille de Bosch sortie tout droit de la Grande Vadrouille.

#323

Ils ont toujours dit « les maquis ». Ça fonctionne aussi un singulier « un maquis ». Jamais « les maquisards », et quand j’ai entendu le mot pour la première fois, il m’a fait penser à un oiseau mange-mort qui n’avait rien de commun avec les maquis de Jeanne et de Marcel.

#322

Parfois le vélo utilitaire renverse de la bicyclette : c’est un putsch, un « coup » comme disent les Anglais et leur voyelle instable imite le français avec beaucoup de bonne volonté et une certaine ironie devant l’échec annoncé. On dirait qu’ils viennent d’ôter les petites roues du « ou » et ne tiennent pas bien la route, le pied de la langue cherchant le sol de la pointe. Bref, le vélo utilitaire, ça marche, tandis que le corps pédale, il est irrigué par un flux de pensées qui seraient restées couchées sans l’exercice, telles que « parfois le vélo utilitaire prend la place de la bicyclette… » Mais, également, d’autres :
Le froid a mordu le matin
Je ricane en douce
Derrière mon écharpe
Pourtant quelque chose manque pour revendiquer l’appellation « trajet à bicyclette ». Peut-être l’inéluctable point B, qui au lieu d’attendre son heure d’arrivée la précède en présentant un diaporama de la journée à venir, tandis que ça roule court-circuitant l’incongruité propre aux pensées de bicyclette…

#321

La faction Z avait fait imprimer des T-shirts Giorno è bello ! dans un graphisme 60’s léché et une gamme de couleurs pop. Ils connurent un vif succès et se propagèrent bientôt sur tout le campus, d’autant plus qu’on nous les distribuait gratuitement, en échange d’une signature pour une pétition exigeant des excuses publiques en faveur de l’italien offensé. Très active, la faction Z prit en charge l’organisation d’un karaoké hebdomadaire au Snack Jack, dédié à la variété de la Botte. Volare, Cantare, la faction de Menault rongeait son frein. Hors de question de se commettre dans une telle popularité. Le professeur elle-même avait bien trop à faire, se plaignant déjà en temps ordinaire du peu de temps dont elle disposait pour ses écrits, elle avait dû faire face à deux tables rondes, trois interviews pour les différentes gazettes du campus et le journal local qui se félicitait de l’aubaine. Heureusement, la collègue des Arts plastiques spécialisée dans les patines naturelles et les arts textiles décida d’une contre-attaque pleine de grâce et de dignité. Elle ouvrit un atelier de broderie sur vêtements usagés. Loin de l’irruption instantanée des Tshirt de la faction Z, on vit apparaître, tels des perce-neige, des pulls d’hiver, des vestes de velours, des jeans et des chemises marqués dans une calligraphie élégante, allant du style médiéval au romantique d’une phrase différente pour chaque vêtement, puisée dans l’épaisse littérature française sur le sujet. Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur, Ah le beau jour ! et Jour est un autre passèrent très remarqués sur le campus. Dans un geste de soutien à de Menault, on vit un certain nombre de professeurs prendre l’aiguille. Tous n’aboutirent pas un chef-d’œuvre vestimentaire, mais le port de l’aiguille enfilée en manière de rosette fit fureur. Cependant, ce genre de raffinement n’aurait pas fait taire les jaunes braillards des Tshirt de la faction Z, si une étudiante en micro-économie, Shanty Ray, n’avait pas levé le lièvre de leur gratuité. Il semble qu’ils étaient tombés d’un camion, devant la porte même de l’assistant du professeur Z… Les liens familiaux du professeur avec la Cosa Nostra n’étaient pas à proprement parler un secret, mais on ne choisit pas ses parents et il était de bon ton de ne pas les mentionner. Cependant, dès qu’il fut avéré que l’impression Giorno è bello avait été réalisée dans une échoppe dévolue au blanchiment des biens mal acquis par les cousins du Professeur Z, les T-shirts de la propagande disparurent en un jour du campus. Cela ne mit évidemment pas fin à la polémique, mais porta un rude coup au clan des Italiens, tandis que l’année suivante, les inscriptions au cours de broderie générative explosèrent.

#320

Le front contre Bitume plage, environné des reliefs d’un pique-nique d’agrumes, de pain et de bière, son sac de couchage ne le couvre plus qu’à peine, la nuit a été agitée, mais elle a fini par lui tomber dessus et il ne sent pas le froid, ni le jour, levé depuis une heure.

#319

À l’enterrement, c’était la première fois. Félix et Marguerite, dans le froid, du poids sur les épaules, les bras lourds le long du corps, désarmés par le départ de William qui n’avait pas attendu sa quarantième année pour tirer sa révérence en boitant. Ils n’avaient pas grand-chose à faire pour se prendre par la main. Celle de Marguerite était longue, sèche et douce, ça faisait un moment qu’elle perdait toutes les bagues qu’elle portait. Celle de Félix était large, abîmée et chaude et son alliance était en argent. D’un geste décidé (mais par qui ? C’est impossible à dire) leurs mains se tenaient fermes. Tout le monde les a vus, sauf ceux qui avaient trop de larmes dans les yeux, mais on leur a raconté ensuite, en enjolivant, parce qu’on ne savait pas vraiment comment ça s’était fait. Il y en a eu pour dire que ça durait depuis un bout de temps, cette affaire. Ce qui prouve bien que les gens sont désarçonnés par ce qui advient aux vivants et qu’ils leur inventent encore plus d’histoires qu’aux morts. Entre nous, c’est un comble ! Ils ressemblaient à deux soldats, ils ressemblaient à Hansel et Gretel, ils ressemblaient à des anges. On aura tout entendu. Ils ne pouvaient pas faire autrement que de se prendre la main devant tout le monde, alors qu’ils ne l’avaient jamais fait quand ils se retrouvaient seuls. Une digue s’est rompue quand leurs mains se sont serrées l’une dans l’autre et il semble que le sang va et vient d’un corps à l’autre en un torrent furieux. Les joues de Marguerite et les oreilles de Félix s’en trouvent rougies comme s’il neigeait.

#318

Aucune femme ne se trouvait hors de portée de Shanti Pa ou peut-être avait-il su jusque-là ajuster parfaitement son désir à l’étrangeté du monde. Toutes celles qui avaient attiré son regard avaient un prix qu’il pouvait payer. La première Avara lui avait coûté un doigt de sa main sur lequel il portait son anneau et l’entretien de six enfants. Shanti Pa ne s’appelait pas ainsi alors. Il avait un nom respectable et il pouvait se rendre chez le coiffeur une fois la semaine sans garde du corps, sans même une arme. C’était un autre temps et surtout un autre lieu. Beaucoup de choses avaient changé, jusqu’à son nom et celui qu’il portait à présent n’était plus respectable, mais redouté. Dans la rue personne ne le connaissant pas intimement ne s’avisait de le prononcer à voix haute. Il régnait sur un tout petit trafic dans un tout petit quartier, cela suffisait pourtant au respect et à la peur. Sa femme était malheureuse là, mais il avait vu tant de femmes depuis que leur vie avait basculé vers l’occident qu’il ne se sentait pas concerné par son chagrin. Il s’adaptait tandis qu’elle restait dans les roseaux où ils s’étaient rencontrés, quelque trente années auparavant. Une fois par semaine, dans la glace, il entrevoyait encore le jeune homme qu’il avait été, ses cheveux coupés de près. C’est là également qu’il vit la femme hors de sa portée. Leurs regards se croisèrent dans le miroir et il sut instantanément qu’elle voyait le jeune homme prisonnier de ce corps lourd et satisfait qui était le sien à présent. Elle avait bien vite détourné les yeux pour ne pas donner prise au mépris. C’était trop tard : les Occidentales ne l’intéressaient pas, elles étaient par essence méprisables. Mais il remarqua que c’était une femme très correcte, entre deux âges. Elle était venue pour rapporter une lettre adressée au salon qui avait été glissée par erreur dans sa boîte aux lettres. C’est du moins ce que lui apprit le coiffeur après qu’il en avait fait la demande et bien qu’il parlât à voix basse et dans une langue étrangère, la femme avait à nouveau tourné son regard vers lui comme il la mentionnait. Un instant. Elle voulait savoir si par hasard certaines lettres qu’elle attendait n’avaient pas, en effet retour, échoué là. Le commis était parti vérifier. Elle attendait. Elle semblait occupée, mais Shanti Pa n’arrivait pas à décider par quoi. Ni par le souci des enfants ou de la maison ni par l’amour d’un homme (ou d’une femme comme il arrivait ouvertement dans ce pays sans honte où il vivait désormais), ni par la maladie (elle avait au contraire de bonnes couleurs pour une femme pâle et peu maquillée), ni par la vieillesse, ni par Dieu, ni par l’argent ! Il lui essayait l’une après l’autre ses différentes préoccupations comme il l’aurait fait d’une série de robes et entre chaque, elle lui apparaissait dans une sorte de nudité qu’il n’avait jamais contemplée.

#317

De Cujo : L’industrie lourde des marteaux énormes, des machineries indestructibles, du vol rasant des drones au milieu de quoi, minuscule, tu écris en silence.

#316

De Strauss : La magnificence qui n’en finit pas de se casser lamentablement la gueule.

#315

De Weill : La cruauté indispensable de la diseuse, du diseur. La distance nécessaire pour bien se regarder en face.

#314

De Strauss : La forme usée, abusée jusqu’à la corde qui abrite pourtant quelque chose qui ne vieillit pas, les passions des tragiques, les vengeances, les espoirs, les déchirements, la rage sous les tapis, derrière les tapisseries à fleurs. La précipitation comme chimique de la danse du diable, du salon vers la prison.

#313

Comment l’excentrique Professeur Z. avait-il bien pu avoir vent de la sortie de sa collègue de Menault au sujet de la supériorité du mot « jour » sur ses traductions indo-européennes ? La chose demeure encore à ce jour incertaine. Bien sûr, une flopée d’étudiants en lettres qui, avouons-le, étaient majoritairement des étudiantes, suivaient les cours de l’une et de l’autre. Pour quelques âmes inspirées, poussées par un intérêt supérieur, qui faisait apparaître devant leurs yeux pleins d’extase le profit spirituel de combiner la classe de Méthodologie de la préciosité (de Menault) avec celle de Topologie de la Divine Comédie (Z), nombreuses étaient les malheureuses en purgatoire, suite à un vilain empilement d’inscriptions tardives, d’options obligatoires et de matières à valider, fussent par leur plus petit déterminant commun. Il était en effet possible d’obtenir son attestation de grammaire niveau 1 en fréquentant le cours de de Menault, ou la validation de la troisième année de géographie en se montrant assidu aux pérégrinations dantesques chez Z. Ô mystères insondables de l’administration universitaire, où la partie vaut pour le tout, où faute de merle, on peut encore croquer une grive. Bref, on peut imaginer qu’une parole maladroite, surprise au réfectoire, ou plus raisonnablement une délation en bonne et due forme, émanant d’une personne très en retard dans ses devoirs à rendre et qui tenta par-là d’acheter la clémence de Z. lui fit prendre connaissance de ce que, dans une démonstration fougueuse, de Menault avait donner à entendre l’ineffable grâce pleine d’esprit qui habitait le mot « jour », par ses sonorités même. L’association de la consonne voisée ouvrant sur une voyelle sourde et terminée par ce « r » à la française, qui nous rendait tous chèvres, ce « r » qui est à lui seul lettre et mot désignant le gaz même dont est fait le jour. Elle avait ensuite méthodiquement ridiculisé les options prises par les voisins saxons, Tag et Day s’éloignant complètement du projet merveilleux de nommer la nature même de la clarté à son éveil pour mettre prosaïquement une croix dans une case de calendrier avec tout le bon gros pragmatisme germanique. Et peu avant que la cloche ne sonnât, elle avait trouvé le temps de faire remarquer combien même l’italien, avec son « giorno », qui tient davantage de l’ajournement ou de la journée, du voyage, manquait le subtile et l’évanescent de son équivalent français. Qui, CQFD, ne le valait plus, mais le surpassait. Z était un type épatant, mais assez soupe au lait et en trois jours à peine une controverse sur les mérites comparés du français et de l’italien en matière de désignation des allégories fondamentales envahit notre respectable établissement. Il est difficile de se figurer que l’affaire mit à feu et à sang le campus pendant des mois, sauf pour qui y a fait ses études, évidemment.

#312

Avec ses grosses lunettes carrées, son foulard sur la tête, son mariage arrangé et se huit gosses, elle en sait plus long que moi sur l’amour. Je ne plaisante pas. J’ai fait le tour de l’étang ce matin avec elle, je lui ai raconté mes histoires avec Sophie… À qui tu veux que j’en parle ? À toi ? Elle m’a écouté en s’impatientant. Je l’entendais s’exclamer « Mon fils ! Mon fils ! » à chaque coin de phrases, mais elle a tenu bon sans m’interrompre. Remets-moi une bière, Max, et à lui aussi. Quand on a atteint la plage au pain sec, j’avais vidé mon sac. Elle m’a parlé sans s’énerver jusqu’au parking, comme quand elle me dicte une recette au téléphone. Et alors ? Et alors je crois que j’ai intérêt à remballer mes justifications minables et à bien réfléchir à ce que je veux si j’aborde à nouveau le sujet avec elle.
Et pour l’alcool, tu lui as dit ?
T’es fou, toi ? L’alcool, c’est le grand tabou familial. Officiellement pas de vin, pas de porc et cinq prières par jour avec les pieds propres.
Et elle y croit, ta mère ?
Non, c’est pour ça qu’on n’en parle pas.
Qu’est-ce qu’elle conseille pour Sophie ?
Elle dit qu’il faut pas confondre l’histoire avec Sophie et le problème avec Nadia. Ce serait comme de mélanger le bois de chauffage et l’amourette.
L’amourette, c’est Nadia.
Non, l’amourette c’est le bois précieux dont on fait les archets. Ça se brûle pas, ça se garde.
Comme le bon vin, alors ?
Voilà.

#311

De Jaëll : Tout le corps dans chaque note et la tête, la tête c’est du corps, celui d’une sphinge.

#310

De Verdi : En courant les duos d’amour, entre deux portes, en coup de vent jusqu’à la grande terrasse étoilée et isolée. Malgré toute la minablerie, le cercle violent qui tourne à plein régime se fait mettre un bâton dans sa roue, casse net ou devient au contraire discrètement sa ligne.

#309

De Haydn : Un journal ouvert par la fenêtre, des musiciens dévêtus dans un lavomatic répètent un quatuor, les tambours tournent, il faut s’interrompre encore et encore pour un constat à l’amiable, un panier renversé, un enfant enfui, un chat perdu…

#308

De Mozart : Grand désir du milieu, voie et voix, toujours débordé, manqué de peu, fragile, mortel et les adieux habillés en au revoir, le grand mensonge avoué du retour impossible, une fois et une fois seulement, chaque mot, chaque phrase.

#307

De Sainte-Colombe : La vie passionnée de l’obscurité dans les chuchotements profonds des fantômes.

#306

De Jacquet de la Guerre : Toute d’eau, toute en nage, le tranchant redoutablement délicat dans les chairs des vieillards, les corps retournés dans le ressac des vagues.

#305

De Rameau : La cage infiniment précieuse, pourtant si solide, les monstres y tiennent, s’y ébattent, s’y débattent et aussi sans les voix, l’implacable cadre des variations infinies.

#304

De Monteverdi : L’oreille a traîné là où ça parlait, ça parle encore, aucune dentelle, seuls les tremblements, l’épuisement, les combats perdus, où est l’orchestre ? La voix, la voix seule reste et eux, face à leur parole, singulière, isolée, dérisoire, inutile

#303

Tout au long de l’année écoulée, la première où j’avais été intronisé son assistant, pour le seul prestige de la fonction, les accès d’excentricité et les demandes hermétiques du professeur Wamps m’avait régulièrement poussé aux limites de ma patience, de mon sens de l’humour, de mes capacités intellectuelles sans qu’il me soit possible de savoir si ces montagnes russes dissimulaient un dessein pédagogique. J’eus l’amère surprise de découvrir pendant le premier trimestre de l’année suivante que j’avais pourtant mangé mon pain blanc. La rentrée se fit sous de tristes auspices : le jardinier était mort pendant l’été et la disparition de ce petit homme sympathique attrista tout le campus sans distinction. Lors de l’oraison funèbre j’appris que son engagement datait de l’ouverture de l’extension « sport et divertissement » et non, comme je l’avais toujours cru de la construction de notre vénérable institution, à la fin du XIIe siècle. En dépit de l’absence du corps, enterré depuis plus d’un mois sur sa terre natale, où la mort était survenue, un jour de vacances. La responsable de l’ordre et des espaces verts, toute menue dans un étroit tailleur noir (nous ne la connaissions qu’en pantalon de treillis, tennis et casquette) avait prononcé un court discours, ses longs cheveux pour une fois détachés encadrant son beau visage bouleversé. La plupart d’entre nous n’avaient jamais entendu le son de sa voix, étrangement grave et rauque. Le corps professoral dans son ensemble donnait des signes d’affliction irréparable et pendant le vin d’honneur qui suivi la cérémonie, il me sembla comprendre que c’était leur jeunesse qui s’en était allée avec le jardinier qu’ils avaient connu dans ces mêmes murs alors qu’ils étaient encore de simples élèves, et c’était autant elle que lui qu’ils pleuraient. Le professeur Wamps était impeccable de dignité et j’étais fier de reprendre du service auprès de sa redoutable intransigeance, après un été consacré à me refaire une santé. Elle naviguait, peu loquace, dans groupe à l’autre et je me dis en mon for intérieur, que j’avais bien attrapé le personnage à présent et qu’il ne pouvait m’échapper à présent qu’elle n’avait qu’une hâte : que les ressassements s’amenuisent pour retourner au travail. Il y avait une consolation à se dire que le jardinier s’en était allé mourir sous la grosse orange puissante de son soleil originel, quand celui de notre campus lui semblait davantage une lune à rayons, ainsi qu’à rappeler que rien ne laissait présager de cette fin tragique quand nous l’avions quitté avant l’été et que cette mort qui venait comme un rat d’hôtel nous défaire pendant notre sommeil de notre bien le plus précieux était la seule que nous nous souhaitions les uns aux autres. Et de répéter cela à l’envi, comme un mantra arrosé de pleurs et de vin pétillant jusqu’à ce que la journée soit définitivement ruinée pour toute autre action. Le lendemain matin, quand j’arrivai frais et dispos au bureau de Wamps pour bien débuter l’année, je ne la trouvai pas. Persuadé d’être le premier dans les lieux, je commençai à installer mes affaires sur la table minuscule en sifflotant et un peu basse qu’elle m’avait octroyée l’année précédente, quand elle surgit comme un diable d’un placard dont je n’avais jamais remarqué l’existence. Avant que j’aie pu articuler un bonjour, elle me demanda où j’étais passé et si je comptais enfin me mettre au travail, puis elle me toisa en réprimant ostensiblement l’envie d’ajouter quelque chose. Si j’avais été moins impressionné, j’aurais vu tout de suite qu’un combat se livrait en elle à ce sujet, avec une rare férocité. Au lieu de cela, j’entrepris de filer doux, sans trop savoir où ni pourquoi. Les jours suivants, je tentai d’arriver plus tôt, mais toujours en vain. J’avais le sommeil lourd et une vie étudiante à maintenir dans un certain standing de beuveries et de jeux de cartes, sans parler évidemment des cours que je suivais. Un jour, où elle me fixait avec tous les signes d’une exaspération à son comble, elle finit par hurler qu’elle voulait que je porte une veste et qu’il était inacceptable que son assistant se promène en tenue de touriste sur le campus. Je demeurai littéralement scotché à ma table par cette sortie : elle n’avait jamais accordé la moindre attention à ma vêture et surtout, je ne l’avais jamais entendu élever la voix. D’ordinaire, elle utilisait, fine mouche, un épouvantable mélange de sincère patience et de fatalisme qui ressemblait beaucoup à de la condescendance, pour signaler qu’une chose lui déplaisait et que le délai imparti pour la modifier serait très bref. Après avoir vainement fait la tournée des chambrées pour emprunter un vêtement digne de ma condition, je finis par trouver un blazer noir dans la réserve de costumes du département d’art dramatique et pour devancer ses attentes, j’y adjoignai une cravate assortie. En me voyant apprêter le lendemain, sa colère sembla monter d’un cran, mais elle se contenta de remarquer d’un ton maîtrisé qu’il y avait de la terre sur mes chaussures. Bientôt, elle m’informa qu’elle avait trouvé un bureau pour moi, ce qui signifiait que j’allais déménager au plus vite du sien. Au vu de l’atmosphère irrespirable qui y régnait, j’aurais dû ressentir un soulagement à cette nouvelle, mais c’est le contraire qui se produisit. J’essayai de plaider ma cause, expliquant combien j’apprenais à ses côtés que cet éloignement serait préjudiciable à la qualité de notre collaboration et risquait d’augmenter mes difficultés à comprendre ce qu’elle attendait de moi, mais elle se montra intraitable. Ce trait de caractère servant de socle à sa personnalité, je m’en allai dans mon nouveau placard presque rasséréné : elle n’avait pas l’intention de me virer comme un malpropre. Autour de moi, pourtant, on commençait à me faire remarquer qu’il aurait mieux valu et je dois dire que mon sommeil, mes études et mon appétit finissaient par pâtir de cette dureté qu’elle affichait à tout instant, bien davantage que de ses originalités passées, dont je m’étais fait une montagne, m’imaginant sans doute qu’on allait me confondre avec elles et qui faisaient pleuvoir sur moi une douche écossaise qui avait le mérite de faire circuler mon sang paresseux et d’intriguer ma curiosité. Des semaines étranges et désagréables passèrent. Je décidai de me lever plus tôt pour éviter de la voir dresser le bras pour exhiber sa montre sans même me regarder, mais elle semblait toujours m’avoir précédé au point que j’élaborai une théorie du complot où mon compagnon de chambrée était son complice, l’informant par un code secret en morse avec sa lampe de chevet et l’ouverture des rideaux de mes allées et venues. En vérité, il ne pouvait pas encaisser Wamps qui lui avait mis une excellente note à son examen assorti d’un commentaire cinglant sur la médiocrité de ses motivations, dont il ne s’est toujours pas remis à ce jour. Un soir, complètement à bout, je décidai de démissionner. Pour me donner du cœur à l’ouvrage, je commençai une biture magistrale au Snack Jack, ce qui n’était pas le lieu, puisqu’il fermait à 21 h et ne servait pas d’alcool. Je commandai des jus d’orange que j’allongeai avec le whisky d’une petite fiole, achetée à cet effet. J’étais trop épuisé pour tenir l’alcool et après la fermeture, j’errai sur le campus en attendant l’aube qui n’était pas près de se montrer. Sur les coups de quatre heures du matin, j’avais dessaoulé et je passai par le cloître pour regagner mes pénates, quand je l’aperçus, assise sur un banc devant le jardin des simples. Elle avait l’air d’un vêtement posé dans une flaque de lune et que le froid de la nuit aurait gelé. Elle tremblait de froid dans son imperméable couvert de rosée. Le combat, dont j’avais cru être le sujet battait son plein derrière ses yeux vides et secs. Je me glissai derrière une colonne pour l’observer mieux à mon aise et je la vis lentement sortir de sa poche son couteau. C’était un bel objet au manche sculpté qu’elle utilisait aussi bien pour ouvrir son courrier que pour couper sa viande. Elle le tenait toujours très aiguisé : c’est avec les couteaux émoussés qu’on se blesse toujours, voyez-vous ? Elle me répétait qu’il n’y avait pas de honte à se tenir du côté du manche, pas plus que du côté de la lame, mais qu’il fallait choisir son camp à chaque instant. J’étais glacé et je ne bougeai pas quand elle déplia la lame. J’étais si jeune, je n’avais jamais rencontré quelqu’un d’aussi mystérieux. Du moins, c’est ce que je croyais à l’époque. J’allai crier pour l’arrêter quand je vis une orange dans son autre main. Elle la pela avec une application scrupuleuse et l’espace d’un moment je retrouvai la Wamps que j’avais connue, puis quartier par quartier, elle la mangea en mâchant longuement et son visage reflétait une telle douleur que je m’imaginai qu’elle avait dû injecter le fruit d’une dose de cyanure avec une seringue longue aiguille comme nous le faisions dans les pastèques avec de la vodka les soirs de fête… Depuis combien de temps ne dormait-elle plus ? Je reniflai et avec ma morve je déglutis ces semaines de bizarre terreur et d’amertume. Je pleurai à chaudes larmes sans savoir pourquoi tandis qu’elle mâchait avec résignation, mais au matin je me rendis chez son amie Clothilde de Menault pour qu’elle lui vienne en aide.

#302

La boîte aux livres de la gare contient exclusivement des romans à l’eau de rose aromatisée aux croyances du XXIe siècle en matière d’émancipation. Une certaine consternation me traverse d’être ainsi privée de la bonne surprise renouvelée que m’offrent d’ordinaire ces troncs d’arbres creux. Tous les dos sont roses ou audacieusement vert amande, les titres , qui se veulent des bannières d’encouragement, oscille entre slogans de pom-pom girl et autodérision cousue de fil blanc, c’est d’ailleurs dans cette couleur qu’on les a imprimés. Les polices veulent tirer encore ces récits vers plus de spontanéité en misant sur l’écriture manuscrite du journal intime… Une exaspération inutile envahit ma poitrine. Elle est en passe de peser plus lourd que mon sac à dos quand j’aperçois un mince fascicule gris. C’est une Lettre aux Éducateurs signée par un Président de la République périmé. Ses démêlés avec la justice et sa déclaration d’amour à une première Dame sortie de son carton d’emballage à Disneyland Paris laisseront probablement plus de traces dans l’histoire que ses tentatives d’édification. Tout ça, mon dépit compris, forme un ensemble cohérent.

#301

Aux abords de Bitume-plage, mais toujours sur ses gardes et point trop près, une femme soliloque. Un jour, vociférante, un autre, apathique. C’est Perséphone qui s’est perdue.

#300

Tout le long de la vitrine courait un coffrage de bois ajouré qui cachait mal un long radiateur en fonte. Qui avait eu l’idée de le peindre en bordeaux satiné ? Il faisait bon s’y tenir assise l’hiver, pour regarder la neige tomber, mais avant cela, la lettrine inversée sur le verre, qui disait le nom magique du café, son nom secret et illisible, peint en vert sombre et ombrée par endroit d’un vert amande, tandis que sur la tête, le rideau posait un voile de communiante.

#299

Même les orties
Perdent leur brûlure à l’automne
Leur fraicheur piquante
Comme si tout tombait alors
Balayant le vert
Et place à la vraie saison chaude !

#298

Le nuage rose d’octobre flotte autour de l’étang. En croisant les petits groupes qui se promènent pour faire avancer la cause en causant, on entend les mots « opération », « seule », « serre-tête » et cette phrase : « Sans ça, je ne vous aurais jamais connues ».

#297

Il a cette idée d’imaginer écrivant ceux et celles dont il lit les livres. Depuis qu’il me l’a confiée, j’imagine à mon tour, mais seulement les morts. Quand je lui en parle, je constate l’équivoque de mon propos. Il me dit, oui, lui (Jaccottet cette fois-là) n’a pas cessé d’écrire, c’est sûr. Je veux corriger l’impression que je lui ai donné puisque Jaccottet, je l’imagine quand il écrivait, de son vivant, mais avant qu’il ne soit trop tard et que mes mots inutiles aient passé mes lèvres, je vois bien que ce faisant, l’imaginant depuis mon présent écrivant, oui, il n’a pas cessé d’écrire dans le passé qui vient jusqu’à moi, comme l’écume d’une vague sur les pieds nus.

#296

Elle a écrit hasard avec un -z, à la manière des enfants, pour raconter un souvenir de sa mère. Un feu, au milieu d’une ville inconnue (les deux syllabes de son nom séparées par un -z), un feu au pied duquel leur auto s’arrêtait parfois (sur quel trajet, elle ne le dit pas) et la mère alors disait qu’elle avait habité là, en désignant la fenêtre du premier étage. Et j’imagine que la petite fille zozotait en demandant des détails, ou plus probablement si elles seraient bientôt arrivées (mais où ?) et zou, elles repartaient sans s’arrêter plus longtemps.

#295

« Si vous croyez à ce genre de choses, trempez le poulpe sept fois dans l’eau avant de le cuire. Et pendant que vous y êtes ajoutez des feuilles de bananier et un bouchon de liège. Si vous n’êtes pas du genre à accorder le moindre crédit aux croyances farfelues, faites-le tout de même. Avec les poulpes, on n’est jamais trop prudent ». Le professeur de philosophie rationaliste était un cordon bleu.

#294

Quand Wamps m’avait demandé de l’accompagner au Colloque de Rome, j’avais répondu oui sans hésiter. Quand elle avait proposé d’arriver quelques jours plus tôt de manière à faire un peu de tourisme, j’avais été tout aussi emballé. Pendant des semaines, mes coreligionnaires se répandirent en allusions graveleuses et autres blagues salaces et, à la longue, je finissais par m’inquiéter un peu de ce qui pouvait m’advenir dans ce tête-à-tête loin des murs de notre vénérable campus. Non que la Professeure ait joui d’une mauvaise réputation en la matière, en dépit de ses manières simultanément terribles et farfelues, elle se tenait à bonne distance des élèves, leur préférant la compagnie des adultes, ainsi qu’elle se plaisait à le dire pour nous humilier… mais telle est la jeunesse, prompte à s’imaginer le pire comme le meilleur sans envisager une seconde que des milliers de choses peuvent tenir entre ces deux extrêmes. C’est seulement à notre arrivée, dans les jours précédant la fameuse fête du 15 août que je commençai à prendre la mesure de mon engagement. Je ne me souviens plus des brillantes communications du Colloque, ni des monuments de Rome : seules les courses effrénées à bord d’une Toppolino de location dans les rues désertées de la capitale, en quête des biens de consommation indispensables à la survie de Wamps (tabac à pipe, carnets non lignés, timbres) surgissent encore dans mes mauvaises nuits.

#293

Il m’est facile de voir qu’un texte est mal écrit : il ploie sous les justifications, il est farci d’adjectifs qui bloquent toute tentative de participation de ma part, et de joliesses qui, à une certaine heure me font oublier le début de la phrase quand j’arrive à la fin. Quel dommage que je ne sois pas aussi clairvoyante quand il s’agit de mes écrits !

#292

Qui peut sérieusement envisager de s’embarquer pour une mission périlleuse avec une flûte pour seule protection ? Si on imagine que le domaine de Sarastro est pour Tamino l’équivalent de la Tchétchénie actuelle, on comprend mieux pourquoi les trois Dames doivent à ce point détailler les qualités de l’objet.

#291

L’enfant avait cinq ans et dans sa famille, on mangeait à sa faim. C’était bien le problème, puisque tous les autres étaient bien plus grands et leur appétit ne se satisfaisait pas d’une aussi petite ration. Dans les moments les plus rudes, quand les maigres réserves étaient épuisées et que le printemps tardait à faire mûrir les fruits, la mère disait à l’enfant que c’était la dèche, la mouise, la cata, et pour lui, ses mots brefs valaient pour des guilis. Le grand-père avait lui des accents communards pour parler du prolétariat et l’enfant croyait voir la statue de Zola bouger les lèvres sur la place, quand il l’accompagnait à l’école dans les vêtements de la veille et des années passées sur le dos de ses frères et sœurs qui l’avaient précédé. Il y avait des trous dans ses pulls, dans ses chaussettes et ses chemises et ça n’irait pas en s’arrangeant, comprenait l’enfant qui avait maintenant sept ans…

#290

Elle m’a demandé où je trouvais le temps d’écrire. C’est pratiquement la seule question que l’on me pose et j’imagine qu’elle contient toutes les autres, y compris celles qui seraient réellement embarrassantes… Mais cette fois-ci, avant même que je réponde, elle avait compris où elle pouvait trouver ce fichu temps : partout. Comme la dame est fine, elle a commencé par son téléphone (ça s’éteint). Plus avant, il est apparu que la pancarte « fermé » pouvait également orner la porte claquée au nez de notre propre brouhaha. Pour le dire autrement, mes états d’âme me fatiguent, les problèmes d’argent me mangent la rate, les inquiétudes de santé m’empoisonnent le sang quant aux doutes sur ma légitimité, ils se mordent la queue sous les applaudissements fournis des amateurs du syndrome de l’imposteur. En conséquence, je suis fermée pour l’après-midi, la soirée ou la matinée et j’écris. Quand j’aurai terminé les chantiers monstres, je retournerai la pancarte.

#289

Vous n’avez rien manqué, m’avait affirmé le Professeur Wamps.
En qualité d’assistant, j’avais été consigné à la photocopieuse le jour de l’intronisation de la nouvelle directrice des études pratiques. Comme elle ponctuait ses propos en sortant la bouteille de cognac de son tiroir, avec deux petits verres, il m’apparaissait clairement que j’avais au contraire loupé un moment essentiel et je redoutais de passer à côté des débats enfiévrés qui allaient se déchaîner au Snack Jack. Devant mon air dépité, Wamps fit de son mieux pour me tirer d’erreur. Vous voyez, dit-elle, il s’agit-là d’une femme éminemment compétente et la voilà qui se tient devant l’ensemble de l’administration et du corps professoral du campus dans sa plus jolie robe sérieuse pour montrer patte blanche. Elle s’est justifiée de son parcours impeccable en soulignant les points stratégiques sur lesquels les fâcheux de cette école ne manqueront pas d’appuyer pour discréditer son travail… Je compris qu’il n’y aurait pas de débat au Snack Jack, mais je demandais tout de même quelques précisions sur sa tenue, au cas où. À cette époque, j’étais bien loin de comprendre pourquoi Wamps avait fini la bouteille.

#288

Il dit à la télé que c’était comme à la télé. Le bruit des flashs. Les perches tendues, les micros, les interpellations, les questions qui fusent, son nom, crié de tous les côtés… Il avait vu ça à la télé, heureusement, dit-il. La journaliste ne lui demande pas s’il a réagi comme un personnage dans une scène de tribunal. Il est passé au silence qui a suivi. Il dit que c’est comme quand on dit qu’on entendrait une mouche voler. Il ne dit pas que jusque-là, jusqu’à sa traversée de l’allée centrale pour accéder à la barre, il avait toujours cru qu’on disait entendre une mouche « volée ».

#287

Parfois, la noyade. Quelques secondes, en buvant la tasse de café qu’elle m’a préparée. La journée s’annonce. Insupportable. Tout me déborde. Le geste même nécessaire à reposer la tasse sur la table, j’ignore où il est. La séquence de mouvements, la mise en jeu des muscles, la logique de tout ça, a disparu. Parfois, dans un quartier familier, un doute surgit et barre le chemin, effaçant les chemins, le nom des rues, le tracé de la route vers le lieu où l’on est attendu. Ce n’est pas une perte de mémoire. Je ne perds pas la mémoire. Je le saurais si je perdais la mémoire. Ce n’est pas cela, alors. C’est un blanc. Quelque part ces informations sont entreposées, loin, ailleurs, elles échappent au regard. Rien n’est à l’origine de ces moments blancs. Peut-être une distraction ? Oui. La lumière du soleil sur les chatons des plates-bandes. Quelques lignes écrites sur la ville qui l’emporte sur la réalité du carrefour où je suis arrêté… Il y a une surprise dans ces instants suspendus d’un trajet.

La noyade c’est autre chose. La journée qui vient n’est entreposée nulle part. La combinaison des éléments qui doivent la composer est inédite, c’est celle d’un coffre qui changerait automatiquement toutes les vingt-quatre heures. Je bois la tasse. Je pense au courage d’Anne Dufourmantelle. J’ai honte. Le bord de la tasse est toujours à hauteur de mes lèvres. Et puis, je ne sais comment, je l’aide à étendre la lessive et la vie reprend son cours.

#286

L’espace d’un instant, plus aucun bruit dans la rue, hormis une mésange obstinée. Sauve. L’air est doux. Je suis assise à mon bureau. L’espace d’un instant, la meilleure heure du confinement. Elle est sitôt renversée par le tram à la cloche métallique, et les voitures lui roulent dessus sans même le savoir.

#285

En 1938, à la question « Que ressentez-vous en tant que première femme à diriger l’orchestre symphonique de Boston ? », Nadia Boulanger répond : « Je suis une femme depuis un peu plus de cinquante ans et j’ai surmonté mon premier étonnement ». Le lendemain matin, sitôt après la lecture du journal, Suzy se fait la réflexion qu’effectivement, la démonstration a assez duré pour elle aussi.

#284

Le séminaire annuel des autorités décisionnaires du campus avait accouché cette année-là d’une petite liste de vocabulaire appropriée pour évoquer non ce qu’on y faisait, le programme des disciplines s’allongeait régulièrement sans que leur titre soit l’objet d’une réflexion aussi approfondie, mais les objectifs vers lesquels tendait l’enseignement dispensé. Après avoir longuement pesé le pour et le contre, le doyen avait informé le corps professoral que « l’excellence » figurerait dorénavant au premier rang d’entre eux. Une veine apparente à sa tempe signalait combien ce parti était audacieux, à l’heure où l’élitisme de notre école n’avait jamais été aussi controversé, tant dans les salons où l’on causait, que par les médias les plus débilitants, au point que cela pouvait même parfois passer pour un sujet au Snack Jack, où l’on avait pourtant l’habitude de bien rigoler.

#283

Elle avait un véritable talent pour se plaindre de ce qu’elle avait choisi comme si cela lui avait été imposé. Pouvait-elle ignorer à quel point son insatisfaction était constitutive ? Le doute planait et il valait mieux se resservir un verre ou établir mentalement le détail de sa liste de courses quand elle prenait la parole pour la quatrième fois consécutive de la soirée. D’ailleurs, la cave en valait le détour et le Professeur Wamps, qui était lui philosophe, bien qu’enseignant le droit romain, ou par cette raison même, avait tranché : aucune circonstance ne pourrait être plus favorable à sa dégustation.

#282

Dans les hauteurs de Bitume-plage, on a planté des carrées de lavande le long de la piste cyclable, pour la réjouissance olfactive des gens qui ne font que passer. Il y a un étrange bonheur à constater au matin que les grands buissons portent par endroit l’empreinte d’un corps, qui aurait dormi là, la tête dans les étoiles. La justice d’une moindre laideur. Quelques heures où revenir au pays, à l’enfance, aux draps qu’on a préparés pour vous, au lit où l’on vous a porté.

#281

Le mur est lépreux. Il pourrait d’un coup de poing le crever. Il pose son front tout doucement contre le plâtre verdâtre. Autour de lui, les hommes dorment, enfouis dans leur résignation. Sacho, de l’autre côté a fermé tant bien que mal ses paupières tuméfiées. Le rideau de fer de l’épicerie de la rue Silva ne descendait jamais complètement lui non plus, et il grinçait affreusement. Il aimerait bien rigoler un coup, un dernier coup pour la route, un coup qu’il s’assènerait pour changer, mais il recule avec un petit sourire devant la douleur qui s’annonce. Ce n’est pas tant pour lui que c’est dommage, ce rire qui s’écrase, que pour les gars de la cellule d’à côté. Ça leur aurait fait une bonne histoire… tu sais Sacho, avant de mourir, il a rigolé. Non, il est mort en rigolant. Au lieu de quoi il ose à peine laisser son dos s’appuyer contre la paroi. Au moment de mourir, il aura eu le cœur chagriné d’avoir embarqué avec lui ce géant taciturne et candide jusqu’à la prison. Nul doute qu’il s’en sortira : il n’a rien à faire dans cette Histoire en majuscule, c’est un personnage égaré… tout de même, il est là, de l’autre côté du mur pour l’instant, dégoûté de vivre parce qu’un plaisantin pacifiste dans mon genre passe l’arme à… Osmin décolle son front du mur. C’est l’heure nouvelle. Loin derrière la fenêtre sale, le soleil se lève. Il l’ouvre et tord les barreaux, puis se faufile au-dehors. Une brume monte du sol. Jusqu’à l’appel, les gardes ont cru à une hallucination.

#280

Délit de faciès pour le Pacha Selim : le voilà accusé du rapt de Konstanze, Blondchen et Pedrillo, par celui-là même qui vient pour les enlever au sérail. Selim Bassa, lui, les avait achetés aux pirates avec du bel argent, leur évitant de la sorte mille morts et l’infamie qu’on imagine facilement pour peu qu’on ait une grand-mère passionnée par les aventures d’Angélique et les yeux de biche de Michèle Mercier. Bref, je dévoile le pot aux roses au forfaiteur en puissance, tout ébaubi de la dualité qui tombe sur son costume immaculé de jeune premier. Il semble judicieux d’attendre un peu avant de lui révéler que le pacha Selim est un renégat, autrefois espagnol et chrétien, et que sa conversion et son exil doivent beaucoup à l’attitude inique du père du jeune sauveur…

#279

Jouer qu’on a perdu son âme est très difficile. Commençons par jouer qu’on a perdu ses clefs, ça sera un début. Puis nous passerons à l’épingle, dans la botte de foin. Ce genre de proposition se heurte d’abord à l’incrédulité, puis à la déception des élèves. Dans un troisième temps, le point de contact peut leur apparaître, voire, les intriguer ou même les amuser. Jouer, c’est la feinte des yeux.

#278

Un trop grand enfant sur le cheval à bascule du square vide.Une habituée demande un pain qu’il faut aller chercher au fournil. Petite mine triste de la boulangère en la voyant fourrer la baguette encore chaude dans son sac.Un homme adossé à une voiture, riant aux éclats de voir un chien tousser sur la vidéo de son téléphone.Les soucoupes bien alignées sur le comptoir du Roi prévoyant les dizaines de cafés à venir.

#277

Des arbres ont poussé sur Bitume-plage et l’herbe autour des arbres et des bancs de métal sur lesquels on ne peut pas s’étendre pour regarder le ciel ou fermer les yeux, mais où deux habitants du royaume entretiennent une conversation à l’ombre. Plus loin, à l’écart, le monarque, beau comme Gaspard de Méroé, fume une cigarette, allongé sur le sol métallique. On dirait une tondeuse à ses côtés, qui lui aurait dégagé cette place pour sa méditation, mais non, ce sont les roues d’un caddy à provision renversé là qui créent ce mirage.

#276

« Si je m’étais engagé à titre personnel auprès d’eux, je serais incapable de trouver le sommeil jusqu’à ce qu’ils soient payés ! » me dit Pierre. Et ce n’est pas douteux. Cependant, je remarque que son absence de sommeil n’est pas convertible en espèces sonnantes et trébuchantes et par conséquent ne changerait rien à la mouise dans laquelle les personnes employées par son intermédiaire se trouveraient. Ce genre de logique ne sert en apparence que le grand plan du désespoir, mais menée à terme, la vaine proposition de Pierre pourrait s’avérer salvatrice. Imaginons que pendant la nuit, au lieu de se contenter de se ronger les sangs, il file, comme Gandhi ou la Belle au bois dormant (mauvais exemple) avec son rouet… Le lin obtenu se vendrait au même prix que le sable du marchand. L’insomnie de Pierre matérialisée en petits morceaux de lin grège, on en ferait des taies parfaitement muettes, qui, à l’égal des poupées-chagrin absorberaient les affres, cauchemars et autres petits vélos qui tiennent éveillé au beau milieu de la nuit, faite pour dormir.

#275

Ma femme aimait s’endormir avec le bruit de la télé. Particulièrement celui des films à la télé. Les émissions, les documentaires, les nouvelles, ça ne marchait pas si bien sur elle. Ça l’agaçait et elle se réveillait. Ou bien ça l’ennuyait et le sommeil n’en finissait pas d’arriver. Nous regardions donc des films et quand ses yeux se fermaient, je regardais le film. J’étais comme un veilleur, une sorte de gardien de phare. Je lui dois ma solide culture cinématographique et un certain déficit de sommeil. Elle est morte à présent, mais le pli est pris. Parfois, je l’entends encore ronfler légèrement, alors que l’intrigue bat son plein.

#274

Pour citer Jean-Christophe Bailly, mettons « La Tâche du lecteur », le plus simple reste de recopier intégralement l’ouvrage, ou de l’apprendre par cœur, afin de toujours l’avoir avec soi. Avoir Bailly pour soi, de son côté, comme le droit, oui, c’est la seule solution. Dire « Sur la lecture » de Proust en alternance avec « La Tâche du lecteur » et « Jamais la violence » d’Astrid Lindgren. Il faudra rapidement ajouter les conférences de Gertrud Stein, les Leçons américaines de Calvino et un ou deux Outils de Leslie Kaplan… Mais ai-je un assez grand cœur à l’ouvrage ?

#273

C’était l’année où les jeunes filles allaient mal. À force de se voir vendre le superflu comme une nécessité indispensable à un quotidien épanoui, libre et sympa, elles avaient embrassé la croyance que le nécessaire n’existait plus qu’au rang d’une obsolescence grossière. Elles prêtaient même aux pauvres le luxe de profiter des Restos du Cœur et de la Banque alimentaire, bien convaincues qu’au fond, ils ne pouvaient en avoir besoin. Le besoin était passé de l’autre côté de la barrière du sens commun, et on l’entendait bien dans cette ritournelle qu’elles fredonnaient à tout heure, sans même s’en apercevoir, comme un refrain publicitaire, incrusté dans à l’arrière de la tête jusqu’à la mort des patients et qui ressurgit indifféremment dans les heures creuses ou tragiques : « J’ai besoin de me sentir… », bientôt suivi par un adjectif ou un verbe appartenant à une sélection limitée qu’on avait faite à leur insu. C’était une juste conséquence des glorieuses années du Reader’s Digest : on les intubait avec une parole digérée déjà plusieurs fois, en sorte que l’idée de mâcher les mots jusqu’à la racine, d’en goûter les saveurs étranges en dépit de leur apparente banalité (comme celle de l’eau, des pommes ou du sel), d’en déglutir l’assemblage des consonnes dans le flux des voyelles et d’en conserver, longtemps après, le parfum dans l’espace du palais, tout cela semblait déplacé, inutile, voire gênant. Et ainsi des autres exigences vitales. Seule demeurait la petite différence lancinante qui dans leurs oreillettes mignonnettes couvraient les bruits de la rue et la musique des sphères.

#272

Entre la pizzeria Lorenzo, qui occupe le rez-de-chaussée d’un petit bâtiment d’un seul étage, pas vraiment fait pour durer, et l’immeuble de briques où il n’y a toujours pas d’ascenseur au désespoir de la vieille Nana qui peine à atteindre le cinquième avec son sac de course, il y a un passage assez large qui donne sur un parking privé à l’arrière des immeubles dont on n’aperçoit qu’un petit morceau depuis la rue, mais qui laisse voir le grand ciel bleu pâle sur l’enfilade des cours.

#271

La chaleur est entrée dans la maison. Elle te saisit à ton retour de la gare, aux petites heures fraîches, tout comme l’odeur de basilic qui flotte sans qu’on puisse dire d’où elle sort. Une consolation, devant la bataille perdue d’avance de tes petits stratagèmes de volets baissés dès après le réveil. La chambre, ce refuge merveilleux des grandes nuits aérées et presque froides avant l’aube, en aura peut-être conservé le souvenir, ou l’illusion, dans ses draps parfumés de menthe poivrée et de lavande…

#270

Les problèmes, les catastrophes, les avanies, les débandades, les désolations, les inondations, les merdiers, les prédicaments, les casse-têtes, la chienlit, les pâtés, les gros ratés, les quadratures du cercle et les empêchements de tourner en rond, les bordels de dieu, les envies de meurtre et les périodes en apnée, tout cela vient de disparaître. Reste : les irritants, qu’il convient de gérer. Avec doigté ? se demande Caroline et son regard se pose sur les ongles acérés de la directrice des ressources humaines. Un eczéma purulant s’affiche pour elle seule, sur l’écran géant de la salle des cadres.

#269

On sait que les vieux amis, même après de longues séparations, se retrouvent comme s’ils ne s’étaient jamais quittés. Ce matin, dans un petit bar-tabac près du canal, il est clair comme le jour qu’également jamais ces amis-là ne nous quitteront et que nous nous portons les uns les autres, par-delà la mort.

# 268

La semaine précédente, j’avais déposé en trois coups de pédale la péniche Poséidon, un peu après le quai de chargement. Je l’ai senti dans mon dos un longtemps, le dieu avec ses gros yeux furibards et je me suis dit que je pourrais bien connaître le sort des Phéaciens sur le trajet retour. Un coup de tonnerre et me voilà une borne de pierre au bord du canal… et alors plus d’accès entre mon monde et le monde, comme au cap Malé. Mais je n’ai vu en revenant que la péniche Santa Fé et jusqu’à ce matin, j’ai cru m’être tirée à bon compte de mon petit moment d’hybris. À quelques encablures de l’endroit de mon précédent exploit, j’ai dépassé un homme qui courait le long de la berge. Dans le dos de son T-shirt orange était inscrit : Administrateur Odyssea. Qui pourra me dire quel chemin j’ai emprunté et comment rentrer à présent ?

# 267

Mon grand-père m’avait donné sa voiture : pas une traction de gangster, un 11 légère.
[papillotes de Marcel]

#266

À bicyclette également la sonnette est un avertisseur. En aucun cas un bouton permettant d’éparpiller dans la stratosphère sous la forme de particules ce qui vient à votre rencontre et, croyez-vous, empêche votre passage. Il ne s’agit pas non plus d’un génie réalisant le vœu dégage-de-là-que-je-m’-y-mette en un claquement de ses gros doigts bleus boudinés de bagues. Je rappelle le principe (il est si simple qu’on ne saurait l’expliquer qu’en le répétant : vous avertissez, suffisamment tôt, d’un coup de sonnette bien dosé, quiconque vient à votre rencontre, ou le pourrait en l’absence de visibilité, de façon à ce que cette personne, ce groupe, véhiculé ou non, trouve les moyens de s’organiser dans l’espace et le en vue de vous croiser sans heurt.

#265

En blanc sur fond rouge
Le mot Hamburg dit
Qu’un simple trait d’eau
Nous séparait, nous unissant.

#264

Comment en est-on venu à préférer « vélo » à « bicyclette » ? Je dirais que dans une période aussi entichée du concept d’immédiateté, vélo va plus vite : le mot, d’ailleurs est une abréviation et on n’a pas que ça à faire de dire les noms en entier, semble-t-il. Deux syllabes au lieu de trois pour bicyclette, c’est imbattable. Sans parler de la consonne voisée à l’attaque, qui fait croire que ça roule tout seul, comme dans « vroum », alors que le — b fait bien sentir l’amorce du premier coup de pédale qui résiste un peu avant de se lancer dans son cercle roulant. Et puis vélo désigne une qualité, la vélocité, tandis que la bicyclette est un outil, un engin, un truc qui se construit et se bricole et qui colle du noir aux doigts qu’on essuie avec un mouchoir en tissu. Ce n’est bien sûr qu’un début d’explication. Une série-cyclette s’impose pour mener l’investigation à fond (non, pas « les ballons », mais jusqu’au bout de la route)

#263

Une bicyclette, c’est comme un chien ou un enfant : ça vous met dehors par tous les temps et pour un bon moment. Ça provoque des rencontres et ça fait voir du pays.

#262

En sortant la bicyclette, elle remarque sur son pull noir des traces de la cuisson des épinards de la veille. Une constellation de petites taches kaki sur sa manche, s’accordant au mieux avec le pantalon de treillis qu’elle a enfilé pour la balade. C’est une fierté de garder à l’esprit les critères enfantins de l’élégance, qui en valent bien d’autres, ne serait-ce que par la joie sans complication qu’ils offrent. Sans parler de la possibilité de superposer différents motifs pour la simple raison qu’ils réjouissent le cœur comme une tablée d’amis de plus ou moins longue date. D’ici peu, elle sera tachetée jusqu’aux cheveux de la boue du chemin, il a plu cette nuit, et ces peintures de guerres parachèveront son portrait en Intrépide — du nom de cette tribu indienne connue seulement des plus braves.

#261

La carapace bosselée
La décharge scintille
En plein jour, le dragon dort
Rêve de grues jaunes
D’énormes fracas d’éboulis

# 260

C’était l’année où les jeunes filles allaient mal. Leurs chemisiers de dentelle immaculée se froissaient, quand elles auraient voulu qu’ils ne fassent plus un pli, jamais. Et les entendant se désespérer on ne savait s’il fallait rire en constatant leur absence de pragmatisme à l’heure de la viscose, ou pleurer, au souvenir des habits parfaits des petites mortes, dont on faisait tirer le portrait post-mortem, bien encadrées dans leur bière. Pour se dégager de cette idée macabre, la tentation était grande de se pencher sur les étoffes alternatives, mais il s’avérait bien vite que « viscose » fréquentait « viscosité » et par extension, corps, rides… toutes choses qui semblaient bien pire que la mort à ces jeunes corps en quête d’absolu. D’ailleurs, comment ne pas abonder dans leur sens ? Quoi de plus absolu que la mort ? Elles enviaient le repos des défuntes, s’imaginant qu’on en pouvoir savoir quelque chose et lisait l’horizontalité des cimetières à l’aune du calme plat. Leurs jeunes existences étant par ailleurs stimulées chaque seconde par une agitation qu’elles entretenaient frénétiquement sans même le savoir, elles semblaient des héroïnes somnambules de Western, alimentant à grandes pelletées de charbon une locomotive furieuse, alors qu’elles parvenaient à peine à porter à leur bouche une malheureuse cuillerée de yaourt.

#259

Eumée, le gardien des porcs, dit : « C’est le regret d’Ulysse disparu qui me dévore ». Et aussi : « Nous n’avons ici qu’un petit nombre de manteaux et pas de robe de rechange : on n’a que son habit ».

#258

C’était l’année où les jeunes filles allaient mal. À force de tortillonner leur instinct de survie avec leurs mèches de cheveux, elles avaient peur de tout sauf de ce qui était véritablement le danger. Elles ressemblaient comme deux gouttes d’eau qui s’ignorent au pauvre fou qui se fait mordre le mollet par un chien sur l’arcane du tarot, mais qui pour rien au monde ne lâchera son petit baluchon de croyances pour lui en donner un coup sur la tête : on s’assied, on réfléchit. Arcane zéro pour année zéro, il fallait espérer qu’elles aussi verraient finalement la route se profiler à l’horizon de la carte, et que d’un : elles se retrousseraient les manches pour gagner leur croûte au lieu de faire des mines de chattes anglaises devant la soupe qu’on leur servait à table et dont elles soupçonnaient quelqu’un, quelqu’un qui se tapait un sacré délit de faciès en plus de la suspicion de mauvaises mœurs, d’avoir craché dedans, ou mélangé au potage quelque chose de gras, quelque chose d’épicé, quelque chose d’interdit selon des critères qui leur faisaient monter les larmes en regardant une pomme de terre, un bouillon cube, une portion de beurre excédant les 20 g réglementés par une autorité tellement supérieur qu’elle avait remplacé le Bon Dieu des petites choses heureuses ou malheureuses de l’enfance, ou même un pauvre avocat mûr à point qui fréquentait de trop près les bananes de la corbeille de fruit. Que de deux : elles feraient un petit tour chez la Babayaga, qui n’avait jamais cessé de les attendre au coin du feu, tranquille comme un pape, où elles pourraient tâter de la différence qu’il y a à se faire engraisser pour être dévorées, alors qu’on n’avait que l’ambition simple de faire trois repas par jour au lieu d’aucun et se priver de tout pour se faire croire qu’on ne manquera jamais de rien. Que de trois : le sang leur reviendrait, aux joues, au cœur et entre les jambes avec tous ces possibles, dont celui de devenir une femme, bien qu’on ne sache que confusément et ce très tard, ce que ça peut bien vouloir dire et que ça ne se résumera pas à avoir un enfant, ni à un amant, ni même plusieurs simultanément ou non, ni à marcher sur des talons, à porter des parfums fleuris avec une voix fleuris, à exhiber du sein ou nombril, à se maquiller les lèvres, les yeux, la peau, les ongles, ni à se faire écrire dessus à l’encre indélébile quelque chose qui pourrait clore définitivement le débat, ni à investir dans une panoplie de timide alors que leur taille n’est plus en rayon, ni à gagner moins que les hommes qui font le même job, ni à se faire violer ou tuer par l’un deux, le plus souvent familier, ne portant pas sur son l’emblème qu’elles imaginent, la criante différence dont elles croient dur comme fer qu’elle signale la mauvaise intention, sous la forme d’un signalement à la police, le profil type, alors que ce qui les choque c’est la pauvreté, l’exil, la terreur des autres, leur misère qui n’a même plus la force de les envier, et comprend trop bien le dégoût qu’elles affichent… On espérait qu’elles arriveraient malgré tout à visiter ces quelques arcanes, en attendant une année meilleure.

#257

I-III B Ancienne route du vieux pont.

(Dernière adresse onirique connue)

#256

Une violente dispute lors de laquelle très peu de mots parviennent à se dire, probablement aucun à s’échanger, mais où les pensées font rage sous les crânes, inhibant la parole.

#255

Tout le monde se demandait pourquoi Acatchi, historienne spécialiste des révolutions française et russe, avait choisi de nommer sa petite chienne « Duchesse ». Comme la petite bête changeait de couleur à chaque rentrée, l’hypothèse fut émise, lors d’une soirée particulièrement arrosée, qu’Acatchi, qui n’avait pas de cœur, sa grille de notation des examens en était l’infaillible preuve, abandonnait purement et simplement son animal de compagnie dès que les congés d’été sonnaient. L’une d’entre nous, qui ne valait pas mieux que les autres pour ce qui était de la sobriété demanda pourquoi, dans ce cas, adopter une autre chienne à la rentrée. S’en suivit une longue discussion sur les visages de la cruauté et les couleurs à la mode des cinq dernières années… Au petit matin, ma décision était prise : plus d’alcool jusqu’à décembre et inscription immédiate au cours du Professeur Thomas titrant « Des Anarchismes dans l’histoire ».

#254

Trois chants irriguent l’Odyssée :
Celui des aèdes qui l’inventent, l’amendent et le transportent dans leurs voix pendant des siècles, leurs cendres ne seront jamais froides.
Celui des sirènes qui ne se dévoile qu’aux morts.
Celui des muses, présent dans chaque respiration de qui la dit, la lit ou y rêve.

#253

 Il y a en Thrace deux montagnes et des rivières :  l’une d’elles s’appelle le Danube, qui se divise en six bras, formant un lac et une île du nom de Pyuki (Pevka, [Peuce]). Sur cette île vit Aspar-Khruk  [Asparukh], le fils de Kubraat, qui a fui devant les Khazars et quitté les  collines bulgares, se lançant vers l’ouest à la suite des Avars. C’est là qu’il s’est fixé. 

Anania Shirakatsi  (612-685), géographe arménien du VIIe  siècle

#252

Dans le poème de Robert Frost « Stopping by woods on a snowy evening », la difficulté de traduction repose davantage sur la répétition, honnie en français, que sur l’équivoque signifiante, qui, elle, n’est jamais perdue. Borges la souligne dans la répétition du dernier vers : « And miles to go before I sleep » où la ponctuation,  premier vers avec virgule, second avec un point final, écarte l’idée de ritournelle pour privilégier l’évocation de deux temporalité superposées : celle de la soirée et celle de l’existence. Il est d’ailleurs possible que le lieu lui-même s’appelle « Woods ».

Whose woods these are I think I know.
His house is in the village though;
He will not see me stopping here
To watch his woods fill up with snow.

My little horse must think it queer
To stop without a farmhouse near
Between the woods and frozen lake
The darkest evening of the year.

He gives his harness bells a shake
To ask if there is some mistake.
The only other sound’s the sweep
Of easy wind and downy flake.

The woods are lovely, dark and deep,
But I have promises to keep,
And miles to go before I sleep,
And miles to go before I sleep.

 

#251

Dans cette région les feuilles des arbres faisaient plus de bruit que les rivières. C’étaient de petites feuilles vertes un peu molles et sèches que la moindre brise agitait comme autant de minuscules mouchoirs d’adieu. Dans son pays, il fallait une tempête pour que les arbres daignent sortir de leurs aguets immobiles et les rivières fonçaient à toute allure dans le creux des gorges encaissées que l’on entendait rire, cracher ou chanter à tue-tête selon les saisons, emportant la neige et les truites bleues, toutes vives dans leur chahut. Mais ici et là-bas, l’eau et les arbres aux profondes racines ramenaient au clame ancien qui ne l’avait pas attendue et qui trouverait, sans aide de sa part, le moyen de perdurer, quand bien même il n’y aurait plus ni eau, ni arbre, d’ici ou d’ailleurs.

#250

Il avait ce pli exaspérant de lui rappeler combien elle lui manquerait pendant son absence. Comme elle partait rarement plus de trois jours, elle lui répondait gentiment en lui donnant une petite tape sur la cuisse qu’il s’en remettrait. Les années passèrent ainsi jusqu’au jour où il lui rétorqua que de sa mort aussi, il se remettrait et que, conséquemment, sa capacité à endurer son absence n’était pas là le sujet.

#249

Suzanne lit en premier la rubrique nécrologique. Une fois établi que son nom n’est pas au nombre des décédés de la veille, elle se sent libre de vaquer à ses occupations. Imaginons qu’un jour il le soit et qu’elle le lise…

#248

21 — En 1914, la livre de pain est à 0,15 mark-or. En 1923, à 220 millions de marks. Ma mère m’expliquait ainsi et d’un même coup, l’inflation et la montée du nazisme quand j’étais enfant, à la différence qu’elle prenait le paquet de clopes comme base de calcul, et j’imaginais les fumeurs se déplaçant avec des brouettes de billets dans les rues de Berlin… Le pain, j’allais déjà le chercher seule à la boulangerie m’aurait probablement davantage alertée sur ce qui me semblait alors un tour de passe-passe, une opération magique, rencontrée bien souvent dans les contes. Magris fait l’article d’un livre de Brunngraber : Karl et le vingtième siècle, « un des rares romans ayant su présenter l’automatisme mécanique de l’histoire et de l’économie mondiales, qui enveloppent la vie personnelle en en faisant une simple donnée statistique… » L’argent n’a pas attendu le XXe siècle pour devenir le grand personnage derrière l’histoire et les histoires. Cela fait déjà un moment qu’il n’est plus seulement le « nerf de la guerre » — à moins justement, qu’il ne soit jamais autre chose et qu’aucune paix ne soit possible dans son voisinage… — . Mais s’il affecte encore une fausse retenue au XIXe, faisant glousser à travers des personnages de vieux dégoûtants soudainement prolixes pour leurs extravagantes maîtresses ou de jeunes têtes brûlant tout pour les mêmes, rêver quand il sert la vengeance de Dantès (mais le trésor est encore du côté de l’or), critiquer dans les attaques véhémentes de Zola, ou les pointes plus fines de Maupassant (l’un et l’autre offrant après le goût du fiel, un plan B, un fond d’humanité), au XXe siècle, il passe de sujet à roi et l’histoire, c’est lui.

#247

20 — « L’intériorité allemande ». Plusieurs chapitres situés à Ulm déploient ce thème. Et comment, le Troisième Reich a perverti cette notion fondamentale. Un crime parmi tant d’autres ? Dès 1931, Gertrude von Le Fort dans sa nouvelle « La Dernière à l’échafaud », tirée de la Relation du Martyre des Seize Carmélites de Compiègne à la Révolution française, usait de la métaphore du « gel au cœur de l’arbre ». Cette image figée insiste pendant la lecture de ce chapitre qui interroge, comme tous ceux que Magris consacre à Ulm, la difficulté d’armer et d’organiser la résistance en Allemagne.

#246

19 — C’est une jeune fille calme qu’on amène à l’échafaud. Son frère la suit de peu. La veille, elle a griffonné ces quelques mots, qui demeurent : « Un jour béni et ensoleillé et pourtant je dois partir. Qu’importe ma mort si par nos actions, des milliers de gens ont pu être réveillés ». La vie n’est pas la valeur suprême… de quel espace disposons-nous encore pour faire entendre cela ? Récemment, une élève qui présentait la scène finale de Didon et Enée et que j’interrogeais sur les intentions de la Reine à cette heure tragique m’a répondu avec beaucoup d’aplomb : « Elle ne veut pas mourir ». Mais si, justement, c’est ce qu’elle veut, ce qu’elle fait. Ce qu’elle refuse, c’est d’être oubliée. Sur une photo prise dans un parc, où on voit Sophie Scholl aux côtés de son frère Hans, dehors, discutant avec un étudiant, Christoph Probst, elle tient, sans y faire attention, une marguerite.

#245

18 — « Cadre provincial, sur horizon municipal », lieu de naissance par excellence de l’histoire allemande. De-ci, delà, un détour vers les empires universels et millénaires, rarement une bonne idée. Incapable à titre personnel de sortir de l’échelle de la salle du spectacle, ou du village pour penser le monde, je reste persuadée que le CNSMDP est d’abord un gros bourg de 2000 âmes (avec, il est vrai, un cimetière qui vaut le détour). Je regrette le temps où, comme à Ulm, porter dans ses bras un agneau, tenir un panier d’œufs, suffisait à obtenir l’entrant, même si c’est en se déguisant de la sorte que les Bavarois prirent la ville pour le compte de notre bon roi Louis le XIVe en 1701. On sait ce qu’on perd au changement d’échelle : essaye de trouver ton chemin en Corse avec une carte de France !

#244

Il garde une sensation désagréable de la visite de la vieille femme. Elle est venue accompagnée d’un grand dadais, dont il n’a pas su dire s’il était un parent ou un ami, pour acheter ce petit secrétaire qui traînait dans la péniche. Plutôt enjouée, elle a payé la somme qu’il en demandait sans barguigner. L’autre l’a aidé à sortir le meuble de la cabine et après quelques gymnastiques audacieuses, ils l’ont déposé sur le quai sans encombre. Finalement, tout s’était bien passé  : ils étaient venus tôt, il s’était débarrassé d’une vieillerie encombrante, une grande journée l’attendait où il pourrait peindre à son rythme sa dernière maquette… Pourquoi avait-elle éprouvé le besoin de lui dire qu’il était « une créature de Simenon » ? Sur le moment, il a pris ça avec un sourire. Il faut bien faire la conversation. Il se rappelait vaguement le directeur de cirque qui jouait le commissaire à la télé, et un autre nom lui est presque revenu, avec un goût de brûlé. À la fin de la matinée, il n’avait rien fait de mieux et la maquette n’avait pas l’air plus avancée alors même qu’il avait apprêté coque et pont. Dans la petite glace qu’il utilise pour se raser, il s’est aperçu comme il était penché sur le bateau. Le front plissé, la bouche tendue sous la barbe blanche, l’élégante chemise à carreaux brun un peu passé, les lunettes à monture d’écaille qu’il ne quitte plus. Une créature de Simenon ? Il n’a pas manqué de se cogner dans sa précipitation à sortir. Il est trop grand pour habiter sur un bateau, on le lui dit tout le temps. On le lui dit depuis toujours puisque, contraint d’habiter dans les terres, il a trouvé dans sa péniche un honorable compromis. Il a descendu sa bicyclette sur le quai. En ville, il trouverait bien une librairie, une bibliothèque. Il fait un arrêt au café sur la route, pour racheter du tabac pour sa pipe. Ça le calme. Les gars qui jouent des chevaux à l’aveugle, l’odeur du levain, les journaux du coin qui l’emportent sur la misère du monde. Un jeune type achète un timbre fiscal pour son premier permis. Il a l’air tout heureux. Sur le présentoir près du comptoir, une revue hebdomadaire se vend avec un livre broché. Un Simenon chaque semaine. La série a commencé au début de l’été, c’est le numéro quatre. Un crime en Hollande. Il se commande une bière. À la cinquante-troisième page, un sandwich. Dehors, il s’est remis à pleuvoir. Quel drôle d’été. 

#243

Comme dans le film qu’ils ont vu la veille, la route est monochrome. Non pas grise, comme dans le film, mais tout est pris dans le vert des arbres des talus. Un vert unique, pour l’eau, la terre de la route, sa parka, les péniches qui attendent leur chargement. Ce n’est pas exactement ça : les couleurs ont été aplaties, comme elles peuvent l’être sous un dur soleil d’été, mais il n’y a pas de soleil. Son cœur est lourd, si lourd qu’il l’empêche d’avancer, mais ses jambes, savent quoi faire, sans elle et elle se voit avancer malgré tout, aux détails familiers qui marquent la progression sur le chemin. Elle se souvient qu’il y a seulement quelques jours, elle a eu le cœur tout léger soudainement. Elle était assise dans l’auto. Elle voyait les semaines, les mois à venir dans leur simplicité, dans la joie du temps quotidiennement préservé pour ce qu’elle compte faire. Elle s’est demandé pourquoi la fatigue avait pris une si grande place dans leur vie depuis quelques années. Tout à coup, il semblait facile de l’écarter, comme de tenir une maison propre par de petits gestes réguliers, dans un lieu débarrassé de l’encombrement. C’étaient des minutes précieuses dans l’auto, elle aurait voulu lui dire que son cœur était soudain baigné d’allégresse, mais elle n’avait pas osé. Il avait dit quelque chose, elle ne se souvenait plus quoi exactement et comme l’eau d’une écluse qu’on vide, l’allégresse avait disparu. Était-ce ce qu’il avait dit ? Ce qu’il n’avait pas dit ? Ou bien la désolation de n’avoir pas osé, une fois encore, lui parler, après toutes ces années, de la joie qui la traversait ? Il ne reste plus que le souvenir de ces instants. La formule « bain d’allégresse », qui n’est pas assez magique pour le faire revenir. En passant devant la vieille usine, ils entendent des bruits à l’intérieur. La première fois qu’elle avait entendu des bruits là-dedans, elle était seule. Elle avait été très impressionnée. Mais ça n’aurait pu être qu’un rêve, une illusion. Il faut être au moins deux pour être sûr qu’une chose est advenue..

#242

On lui présente l’enfant comme étant la sienne. D’ailleurs, rien de si formel : il déduit par leur attitude que cette enfant est la sienne. Elle-même ne montre aucune révolte devant cette usurpation d’identité, bien qu’il la sente hésitante, troublée. Elle le dévisage longuement, régulièrement, comme les enfants font parfois avec les insectes qu’ils peuvent scruter pendant des heures. Son enfant n’est pas là. Il sait très bien où est son enfant. Il est resté au pays. Et c’est un garçon. Dans l’incertitude, ils font comme si, lui et la petite fille blonde. À bien y regarder, elle n’a pas l’air tellement plus à l’aise avec ce couple de supposés grands-parents.

#241

C’est la saison, on ouvre. Ça n’est pas un point à discuter : c’est la base. Même s’il pleut, on ouvre. Même s’il n’y a personne. Les gens passent, ils voient que c’est ouvert, ils viendront une autre fois. Ils sauront qu’ici c’est ouvert. Rien qui me hérisse tant que voir cette belle terrasse vide, face à la mer. Quel gâchis. C’est la saison, c’est dur, mais c’est deux mois par an. On peut vivre deux mois sans dimanche, non ? On peut vivre deux jours à attendre le chaland. On ne sait pas pourquoi ça mord, d’un coup : hier, deux cents couverts. Pourquoi ? On ne sait pas. Il n’y a pas d’algorithme du succès. Pas de recette magique. On ouvre, on attend, on accueille les gens. On ne sait jamais si c’est deux cyclistes, un gang de motards ou Ulysse qui revient de voyage qui va s’arrêter. On ne peut pas le savoir. Mais si on part à la pêche pendant la saison, qu’est-ce qui nous fait différents des touristes ? On est d’ici. On accueille. C’est la saison, on ouvre.

#240

L’arbre promet le danger. C’est la figure centrale : il tient le milieu des jardins en longueurs, cachés à l’œil du passant, qui déroulent leur tapis vert derrière chaque maison petite, ou grande. Il est chaque printemps plus magnifique, touffu, haut. Il ne fait d’ombre à personne et tant qu’il tient debout… mais une fois couché par un éclair, qui sait s’il ne viendrait pas écraser sa cime sur le toit de la cuisine ? Et que feraient-ils de son grand corps gisant au milieu de l’agencement délicat des couleurs de ce petit jardin auquel ils ont apporté tant de soin, pour en oublier les limites étroites des murs en briques ? Du petit bois ? Les voisins à l’arbre, ils ne les connaissent pas. Au fond du jardin, il y a une cabane, et derrière un mur, et l’arbre énorme, secondé par un autre, résineux celui-là cache tout de leur quotidien. Les voisins d’à côté de l’arbre, ils peuvent les voir fumer depuis la fenêtre de leur chambre à l’étage. Le matin, au loin, là-bas, dans la véranda, elle descend fumer seule… Ils savent quand ils sont partis en vacances grâce aux volets fermés ou s’ils ont leurs petits-enfants, qui hurlent dans la piscine montée pour l’occasion. Mais ceux de l’arbre, ils ne connaissent même pas la couleur de leurs rideaux. Il faudrait aller sonner chez eux, pour leur parler de l’arbre, pour le voir de l’autre côté. Le cadastre, les articles de loi sur l’élagage et la limite séparative et le droit commun de la responsabilité, c’est acceptable. Mais passer de l’autre côté, ils reconnaissent que ça fait un peu peur.

#239

17 — Des clefs d’or, une fois encore pour entrer plus avant dans le romantisme allemand. Ce titre de « l’idylle allemande », comment le comprendre ? L’idylle est un genre bref et pastoral. Puisque nous suivons le Danube, contentons-nous de cela. Lukacs (Georg Lukács ou György Lukács, né György Löwinger le 13 avril 1885 à Budapest et mort le 4 juin 1971 dans la même ville, est un philosophe marxiste occidental hétérodoxe, sociologue de la littérature hongroise, critique littéraire hongrois d’expression principalement allemande et un homme politique) postule qu’en limitant l’individu à une dimension étroite au sein d’une société divisée en compartiments étanches, elle tend davantage à faire de ce dernier un « bourgeois » qu’un « citoyen », le rendant ainsi à « ce pathétique et farouche isolement intérieur apolitique et désespérément allemand ». Figure emblématique de cette idylle dans la littérature allemande, le Sonderling, entre rigueur méthodique et nostalgie, profondément passionné, mais coincé dans l’habit trop étroit des conventions sociales, « il se résout souvent en douloureuse et grotesque extravagance ». Comment ne pas penser au Hoffmann des Contes ? Mais de ce long chapitre formidable, c’est Charles Nodier qui emporte le morceau, attribuant l’explosion du genre fantastique en Allemagne à la multitude de circonscriptions locales et des usages particuliers attenants : « c’est aux portes mêmes de la Cité que commence, avec la diversité des lois et des coutumes, le monde inquiétant, l’inconnu… »

#238

16 — La matin, découverte d’un texte de Suzanne Doppelt autour de quelques phrases d’Antonioni, titré Sole Nero. L’après-midi, la tombe d’une femme blonde qui en 1947 a épousé un homme noir, enterré à ses côtés à présent. Le soir, lecture du chapitre « La négrillonne du Danube », qui permet à Magris cette phrase pour conclue la journée : « La nouvelle est modeste, mais l’intuition de cet acteur souabe qui par amour invente, pour la noire qu’il aime, ce rôle de la belle et sombre reine de Saba, met à nu la féroce inconsistance du racisme ».

#237

Dans GLI ALBERGHI IN ITALIA ~ 1933, l’Italie est découpée en quatorze chapitres : Riviera, Piemonte, Regione dei Laghi, Lombardia, Venezia Tridentina, Veneto, Regione Giulia, Emilia, Abbruzzo e Molise, Toscana, Lazio e Umbria, Campania Puglie Basilicata Calabria, Sicilia e Sardegna, Rifugi-alberghi Alpini). Chacun est précédé d’une carte géographique et d’une gravure sur bois représentant un des aspects touristiques incontournables du coin, souvent un monument, plus rarement un paysage. La carte donne le détail géographique de la région. Elle privilégie les transports en auto ou en train. En bas de la page, incrustée en médaillon, une carte de l’Italie entière, permet de se situer, la partie concernée par le chapitre ayant été noircie dans ce dessein.

#236

« Posséder la vue, non la perception »
Madame d’Aulnoy, semble-t-il.
« Celui qui se défera de sa vie la sauvera »
Madame Leprince-Beaumont / La Belle et la bête
« Car à celui qui a, on donnera »
Matthieu 13:12

Dans mon exemplaire des Impardonnables de Cristina Campos, l’article « Une Rose » s’effeuille.

#235

Il y a la formule classique, destinée aux grosses légumes, le classique, c’est un truc de riches : le compte en Suisse d’une société panaméenne sous prête-nom, géré par une fiduciaire genevoise et alimenté par une banque luxembourgeoise, le tout livré numéro de compte en main. Christian de Brie ajoute que dès que la corruption est organisée en système, prend place entre le corrupteur et le corrompu un intermédiaire, prestataire de service, dont la fonction est de donner une apparence légale à l’opération, faire circuler et blanchir l’argent, jouer éventuellement le rôle de fusible. Il y a la formule pour les pauvres, qui seraient prêts à vendre père et mère pour une fin de mois, voire se vendre eux-mêmes. Pas sûr qu’on puisse encore appeler ça de la corruption, pas sûr qu’on puisse parler de gloutonnerie, d’appât du gain chez gagne-petit parce qu’il n’est pas question de faire plus. Dans la Rome antique, on enfermait les corrupteurs de fonctionnaires dans un sac avec un fauve avant de jeter le tout dans le fleuve… Sasha avait un air rêveur en évoquant cette modalité de rétribution. Corrompre c’est se lier avec des personnes peu recommandables, mieux vaut les voler.

#234

15 — Carlo Michelstaedter s’est tiré une balle dans la tête peu après avoir remis son mémoire « La persuasion et la rhétorique ». Avant cela, il avait lu une énième lettre de sa mère, lui reprochant son ingratitude. Magris n’évoque pas d’aussi sordides détails, mais son rappel à la différence entre persuasion et rhétorique n’en demeure pas moins cruel. La persuasion, « c’est la possession toujours présente de sa vie et de sa personne, la capacité à vivre à fond sans l’obsession délirante de le brûler au plus tôt ; de le prendre et de l’utiliser en vue d’arriver le plus vite possible au futur et donc, de le détruire dans l’attente que la vie, toute la vie, passe rapidement ». Il oppose ainsi les deux temporalités du voyage : halte et fugue. Et au moment où l’on voit démasquer tous nos petits divertissements pascaliens, Magris fait passer une barque, pure image, chargée de 150 jeunes filles souabes et bavaroises offertes pour épouses aux sous-officiers restés comme colons allemands après la paix de 1719, par le Duc Alexandre de Wurtemberg. J’espère qu’écrivant ici, je (me) persuade, prolongeant l’instant de ce livre, l’annotant bien au fond du temps, comme on dit en musique.

#233

Sac de plage, vêtements légers, lobby d’hôtel chic. Dans la journée, les clients se baladent en peignoir. Un enfant joue assis par terre, il pourrait aussi y manger. La mère apparaît, au téléphone, beaux habits écrus, plissés et larges. Le serveur porte à l’encolure une broche intrigante. Il porte un nom d’empereur. Le bijou pourrait être un vestige, une fibule redorée. Savez-vous ce que c’est qu’une fibule ? Vous aimeriez tous et toutes ici en possédez une… Voilà comment Christian Rabut s’y prit pour introduire le cours d’histoire romaine aux élèves de sixième. Je ne savais pas ce que c’était qu’une fibule. Au nom, j’avais d’abord parié sur quelque chose de repoussant, manière de pustule ou d’insecte terrifiant. Mais il avait dit que j’aimerais en posséder une et il n’était pas cruel, bien qu’il sache se montrer taquin. Dans mon souvenir, cela se passe à l’église de Aime, mais un raccourci sémantique (symbolique ?) n’aurait rien d’étonnant. Je ne savais pas dire que je ne savais pas. J’ai attendu et il a expliqué. Je ne savais quel pouvoir résidait, étrange, insoupçonné, dans ces quatre mots : je ne sais pas. Des mots de Grand Khan, d’impératrice et autocrate de toutes les Russies. Je ne sais pas, renseignez-moi, édifiez-moi, contribuez à mon savoir, en un mot : travaillez pour moi. Ma pensée court et la femme en clair est toujours au téléphone. Des couples entrent, toutes les femmes sont filiformes. Elles pourraient échanger leurs vêtements. L’enfant abandonne le quatre-pattes véloce pour la précarité de la station debout. Il se laisse tomber dans le berceau des bras de sa mère qui a l’étrange beauté des femmes du Fayoum, particulièrement l’une d’entre elles, représentée dans la mort un collier d’or et de pierreries au cou. Une autre, sa sœur peut-être, tout aussi brune, mais vêtue de pourpre, nous regarde le fond de l’âme. Rien ne l’empêche alors, comme à présent de croiser Hadrien, qui ne sait pas qu’il porte au col une fibule, qu’il est empereur et qui pose un café sur la table où j’écris, comme en voyage.

#232

14 — Ce n’est pas le grand fantasme de totalité dans lequel s’inscrit le méthodique travail de monsieur Neweklowsky que je voudrais pointer. Le chapitre a pour titre le nombre de pages et le poids de l’ouvrage remarquable écrit par cet ingénieur en aéronautique sur les 659 km constituant depuis sa fenêtre le Danube supérieur. Je souhaite emporter avec moi la phrase magnifiquement ciselée par Magris, pour dire le désarroi de cet homme de science devant le lexique des bateliers entrepris puis abandonné cent cinquante ans auparavant par un dénommé J. A. Schultès, ce dernier s’étant rendu à l’évidence : « ces inconvenances, ces gestes peu orthodoxes, ces visages, ce jargon ont été emportés par les eaux du fleuve, les remous du temps et aucun dictionnaire ne peut plus les retenir ». Et Magris de conclure : « Neweklowsky a peut-être compris que l’écoulement du Danube entraîne au loin et engloutit aussi ses cinq kilos neuf cents de papier sur le Danube supérieur, mais il se reprend aussitôt, refoule dans les eaux inexplorées de son cœur ce frisson de nihilisme et déplore que Schultes n’ait pas mené à bonne fin son dictionnaire ». Cette phrase me rappelle celles tant aimées chez Nicolas Bouvier, dont la facture m’échappe, me dépasse, d’autant qu’elle ne semble jamais première dans son geste ou dans celui de Magris. Ce qui est premier, pour l’un et l’autre c’est le voyage, le mouvement et le paysage. À la fin du chapitre, Magris propose une clef, en donnant à entendre la supériorité de ce genre d’adoration, celle de la nature, sur celle des dieux : « Le Danube est là, tangible et véridique, et le fidèle qui lui voue son existence sent cette dernière s’écouler en harmonieuse et indissoluble union avec l’écoulement du fleuve ». Et je pense à cette trop jeune veuve qui m’avait confié un jour avoir trouvé la force d’aller de l’avant, non dans leurs enfants, mais dans la poésie, très aimée de son défunt époux.

#231

13 — Le propos est sur l’ironie (« T’y crois, toi à Ulm » interpellait Céline en se carapatant dans l’Allemagne détruite), et m’en rappelle un autre, de Claude Régy, au début de L’Ordre des morts, mais je ne retrouve pas ce texte, j’en viens à me demander s’il existe ou s’il s’est déduit du manifeste du Théâtre de la Catastrophe de Barker : « Ce n’est pas insulter le public que de lui offrir l’ambiguïté ». En tous cas, la formule est une clé pour mon trousseau et je commencerai l’année en interrogeant mes élèves : et vous, vous y croyez à Ithaque ?

#230

12 — Pétain en grand oublié de la visite de Sigmaringen. Céline qui parle des « gangsters du Danube ». Céline superstar de ce chapitre et du suivant, mis en regard des « employés » : Pessoa, Kafka, Giotti, tels qu’il les vilipende. Je me demande si c’est le robinet d’eau tiède de Flaubert qui alimente le bidet lyrique, comme il appelle le bain de mièvrerie hypocrite qui le rend fou furieux.

#229


11 — Un chapitre sur Heidegger, il faudrait en commenter chaque paragraphe. Lire ou commenter… ? Depuis le début de cette lecture, je pense souvent à Peindre ou faire l’amour, le film des frères Larrieu. Mais si, une chose peut-être, une porte d’entrée, celle de la maison d’enfance de Heidegger, au numéro 3 de la Kirchstrasse à Messkirch. Une adresse qui rime, prise entre deux églises. Par là qu’il entre dans son propos, le Magris malin.

#228

Dans la bibliothèque de Marcel, sous les décombres, il y avait un livre merveilleux, un livre pour toute une vie de rêverie et d’extrapolation, comme le sont les atlas ou les livres de cuisine. GLI ALBERGHI IN ITALIA ~ 1933. Il s’ouvre sur cette précision : Pour toute réclamation concernant votre séjour en Italie et l’application des tarifs publiés dans cet annuaire (c’est donc un annuaire !), prière de vous adresser au (en italique) Commissariato per il Turismo (Rome, 15 Via Boncompagni) ou (l’existence d’un plan B donne la mesure du sérieux et de l’engagement) à  l’E.N.I.T (Ente Nazionale Industrie Turistiche, Rome, 2 Via Marghera) ainsi qu’à ses Bureaux et Délégations à l’étranger (plan C).

#227

Pendant l’été, un petit jeune homme aux yeux d’olive tenait la caisse. Ses boucles noires étaient autant de petits loups cabriolant sur les monts Galaad. Son sourire, le miel qui adoucit jusqu’à l’amertume de la vieillesse. Durant les premières semaines, elle entreprit donc de faire des confitures, consciencieusement, dans son unique petite casserole. Elle se présentait trois fois par jour au comptoir de l’épicerie. Elle remportait avec elle un paquet de sucre cristal, un kilo de fruit ou de la… et toujours le souvenir éphémère du charmant visage. Mais au milieu de l’été, après une nuit traversée de rêves merveilleux, elle s’éveilla aux prises avec une nostalgie sans précédent. En l’espace de quelques jours, elle perdit le boire et le manger, comme un prince des mille et une nuits. Elle continua tant qu’elle en fut capable ses visites à l’épicerie. Les yeux du petit jeune homme se posaient sur ses grandes mains maigres comme deux oiseaux inquiets tandis qu’elles fouillaient, tremblantes dans son petit porte-monnaie de vieille dame. Elle le regardait bien en face, pour le remercier quand il lui souhaitait une bonne journée. Elle savait qu’il ne pouvait pas voir son cœur saigner. On l’hospitalisa après le week-end du 15 août. Le magasin avait fermé pour le pont.

#226

Les pigeons morts, ça court les rues. La plupart du temps, chat ou parebrise, les viscères maculent le trottoir, et il y a une aile qui traîne dans la poussière comme un éventail fracassé en fin de bal. Celui d’aujourd’hui était différent. La délicatesse de son long cou, arrondi pour cacher sa tête sous l’aile donnait l’impression qu’il reposait à plat ventre. Gris perle. Toute la tristesse est venue se nicher là, quelques instants.

# 225

La bibliothèque de Marcel est un assemblage de quatre bibliothèques, dont deux servent de base, les deux autres s’étant emboîtées dessus par ce qui tiendrait d’une opération du Saint-Esprit. C’est ainsi tout du moins qu’on me l’a toujours raconté : « ça tient par l’opération du Saint-Esprit » et il apparaît que mon goût pour les équilibres audacieux (chaque objet que je pose dépasse toujours, on me le fait remarquer, ou se présente de guingois, puisque je n’ai pas vu, senti, qu’un autre occupait déjà la place) peut tout aussi légitimement revendiquer cette divine inspiration.

# 224

C’était une année où les jeunes filles allaient mal. Pourtant les orages, qu’elles aimaient depuis qu’elles avaient appris à ne plus les craindre tout en conservant le frisson des éclairs à travers le corps à l’abri des draps, de la chambre, du toit… les orages se succédaient à leur chevet. Tantôt le tonnerre frappait un coup magistral sur une porte haute de centaines de mètres, tantôt il lacerait de grands draps de lin blanc qui séchaient dans le ciel d’un coup de couteau, tantôt son rire fusait à en faire exploser les vitres du dortoir. Mais les orages ne faisaient pas le poids, pas davantage que l’enfance qui les avait vu naître, terrifiants tout d’abord, avant que soit nommée la barrière chaleureuse de la maison, de la chambre et du petit lit bateau qui flottait toujours en cas d’inondation. Les orages mêmes étaient trop faibles pour maintenir loin des étoiles les jeunes filles qui ne savaient plus lever leurs yeux, puisqu’elles étaient devenues si légères, si poussières qu’elles flottaient quelque part dans la sidération, confondant leur corps avec les astres morts, au lieu d’en désirer la lumière les pieds bien ancrés dans l’herbe.

# 223

La bibliothèque de Marcel s’est partiellement effondrée. Voilà beau temps que ce sont plus les livres qui sont posés sur les étagères, mais l’inverse : les planches de contreplaqué reposent sur un assemblage complexe de dictionnaires, guides de la route, bibles en différents formats, livres de poche réduits à l’état de défets en l’absence de couverture, albums pour enfants courant sur trois générations

# 222

La première chose qu’on apprend sur les prétendants c’est que leur appétit décime les porcs d’Eumé « qui doit toujours leur envoyer le meilleur de ses gros verrats ». Dans la phrase d’après il lui dit leur nombre. On ne sait pas trop si le chiffre désigne les animaux ou ceux qui s’en gavent…
« Ils rassasient leur cœur de viande. »

Citations : Jaccottet/Odyssée p249

#221

Un jour, on ne s’aime plus et tous les petits noms qu’on se donnait sont cachés dans un tiroir avec les cartes postales qu’on n’ose pas jeter, les clefs à l’usage oublié et quelques pansements de trop étroits pour avoir trouvé plaie à leur taille : un ogre ne se présente pas tous les jours pour sucer le sang d’un petit doigt par le trou de la serrure. Les petits noms de l’amour passé sont comme cette verroterie, bracelet de fête foraine, collier de nouilles peintes reste d’une fête des Mères, bague papillon rose, collection de croix amassée au plus fort de la crise mystique de la quatorzième année, alliance presque neuve d’un premier mariage si bref qu’il n’a peut-être même pas eu lieu et, bien plus embarrassant, toutes cette pacotille qu’on avait un jour trouvé belle ou drôle.

#220

Maudis trois fois ta condition de femme assise, de menteuse des villes qui dit « vélo » pour « bicyclette », de bavarde sans souffle et monte. Reprends-toi à deux fois, trois fois, dix fois s’il le faut, mais monte, élève-toi encore un peu pendant qu’encore tu le peux ou mieux : laisse à nouveau la montagne t’élever comme elle le fait, trop près, trop loin, depuis que tu es né. Papillons courant entre les jambes, chiens de berger sans troupeau, joyaux compagnons de pente. Grosse tête de vache bienheureuse dans hautes herbes fleuries, ivre des grandes berces laineuses. Pressé d’ardoises ruisselant d’eau pareille à la sueur de ton dos. Copulation gémellaire d’étonnants doryphores striés de rouge et de noir.

#219

À travers la vitre, on voit le crépi flou.
À travers la vitre manquante, on voit le crépi net.
Il n’y a rien à faire de tout le jour que de passer de l’une à l’autre. Autrefois, je me cachais derrière mes mains, à présent j’efface le monde.

#218

Cela faisait des années que le Doyen faisait une large part aux murs, charpentes et fondations de notre école, à l’occasion de son discours introductif. Le décès prématuré de son épouse l’avait, paraît-il, conduit à ce genre d’apartés surprenants. Cependant, à la mort d’Edwin, cette tendance prit un tour décisif. Edwin était la mascotte de l’école et il avait atteint l’âge vénérable pour un labrador de 33 ans. Les dernières années, son entretien s’avéra difficile, une paralysie de l’arrière-train obligeant le doyen à l’installer dans un étrange petit chariot pour les promenades. L’engin avait été conçu par la section innovation du département Automobile, aéronautique et transport avec l’aide du laboratoire de design domestique de celui des Beaux-arts. Il permettait à Edwin de conserver l’usage de ses pattes avant, tandis qu’une roue unique, placée comme un safran, se substituait à celle de l’arrière, qui pendaient dans le vide sans toutefois effleurer le sol par deux ouvertures prévues pour le cas où le chien ne souhaitait pas les tenir repliées. Ces difficultés ne manquèrent pas de resserrer encore les liens entre le Doyen et Edwin : la fastidieuse installation du chien dans le chariot favorisait des promenades toujours plus longues. Edwin s’éteignit bravement à l’issue d’une victoire inespérée de notre équipe de football sur les Angry Boars. Il y avait belle lurette que l’équipe ne se donnait plus la peine de venir chercher Edwin pour les entraînements et nombre de joueurs pleurèrent des larmes amères lors de son inhumation au cimetière des mascottes, situé à deux pas du terrain. Bien que le blason de notre école soit inchangé depuis trois siècles, on a vu de tout sur le plan de sa représentation animale et Edwin repose à présent en paix en compagnie d’un écureuil, de trois cochons d’Inde, d’un âne culotte, d’un perroquet vert et d’un couple de perruches baptisées Marty et Marty. Quant au Doyen, il vit toujours sur le campus, bien qu’il ait pris sa retraite avant même la fin de mes études. Durant les dernières années de son exercice chacune de ses prises de paroles en public consista principalement en une tentative de faire comprendre à son auditoire que le bâtiment était véritablement vivant et qu’il s’adressait volontiers à qui lui prêtait une oreille attentive.

#217

Mes oreilles traînent aux lieux où l’on joue, je veux dire : aux lieux où l’on conçoit le jeu. Dans les parcs, aux bords des plans d’eau, dans les cours de récréation. Immanquablement, la mise au point de la règle occupe la majeure partie du temps. Les enfants, contrairement aux adultes, donnent aux choses d’importances un temps d’importance.  Ils ont toute la vie devant eux, mais pas un instant à perdre et pourtant il est âprement discuté des droits et devoirs de chacune des deux petites filles en maillots, quant à la partie qu’elles entreprennent. Gagner ou perdre ne durera qu’un instant. Jouer à ce qu’elles inventent, à peine quelques minutes cette fois-ci, entre la digestion et le goûter. Cela me réconcilie avec mes propres inventions, où des gens de bonne foi mettent des années à définir les règles de fonctionnement d’un cabaret viennois qui n’aura connu que quelques saisons d’ouverture.

#216

5— Il faut imaginer un type à pedigree. Assez beau, en tous cas, un type qu’on remarque quand il rentre dans l’épicerie. Il a un accent exotique et un très bel imperméable, ce qu’on note immédiatement à Londres. Les chaussures sont très bien aussi, mais il n’achète pas la boutique, il paye sa note. Il ressort en costume et chapeau sous la pluie fine.

#215

4— L’imprécision des métaphores me déroute (j’ai sauté une ligne ? Manqué un virage ?), me panique (je ne comprends plus rien, il me faut de nouvelles lunettes, c’est ça vieillir ?), me chiffonne (non, j’ai bien lu, c’est imprécis, comment peut-on être imprécis?) et m’apprend : j’en déduis le maladif… désir ? besoin ? d’exactitude qui me tient loin de toute évocation (ce à quoi Magris excelle). Et pourquoi ? Pour ne pas être prise en défaut, en défaut de paiement, comme une qui écrirait au-dessus de ses moyens. Y’a donc pas mal à (ap) prendre p. 33, dans l’emboîtement des images du vent et des rideaux. Toutes ces parties de cache-cache avec le sujet principal de ma pensée, de mon désir sont un fameux moyen de ne pas porter le poids de ma parole (c’est-à-dire de sa légèreté autant que de sa lourdeur), de ne pas trop dire je. De cela également, Magris cause, dans ces chapitres prémisses : L’emploi de la première personne du singulier est loin d’être évident, et le voyageur plus que tout autre est embarrassé, face à l’objectivité des choses d’avoir dans les jambes ce pronom personnel. (…) Stendhal disait, en parcourant la France, que tout compte fait c’est un moyen commode pour raconter.

#214

3— Danube, prix du Meilleur Livre étranger Sofitel 1990 dans la catégorie « essai ». N’empêche que l’Amédée des robinets, j’aimerais bien savoir s’il existe ailleurs que dans ces pages.

#213

2— Tout à coup, alors que j’avais pris mon courage à deux mains, les chapitres changent radicalement de format. L’arroseuse arrosée : j’aime à mettre en scène des spectacles dont la deuxième partie dure à peine le temps de l’entracte qui l’a précédée. Comment importer le savoir-faire de la scène dans la littérature ? Littéralement.

#212

1— Au milieu d’un déferlement de références et d’idées, un guide d’écriture(s) pour le voyage : « faire en route une moisson d’images à noter, ainsi que de vieilles préfaces, de programme de théâtre, de bavardages de relais, de poèmes et de chants épiques, de discours funèbres, d’élucubrations métaphysiques, de coupures de journaux, de règlements d’hôtel et de bulletin paroissiaux. » En quoi est-ce un guide d’écriture puisqu’il ne s’agit que de collecter à droite et à gauche tout ce qui nous attrape l’œil ? Eh bien parce que c’est notre œil qui est attrapé et nul autre et c’est déjà un ordonnancement du monde, la gouvernance d’une île. Ensuite parce qu’il fait bon se reposer sur d’autres pour ne pas s’effrayer de ce qui nous attend, déclaration performative puisque c’est exactement ce à quoi je me livre en annotant Danube de Magris. Enfin, parce que c’est dans les interstices que ça écrit.

#211

0 — Un livre qui commence par une carte, immédiatement merveilleux. Depuis Le Seigneur des anneaux, impossible de croire qu’on s’y tiendra aux faits, à la géographie, à un monde sans fées. Dans mon édition, déjà usée par d’autres lectures, la page se détache qui rend compte de la course du Danube de sa source à Csepel, (dont on n’a pas la moindre idée… Ville ? Mont ? Lieu-dit ? en tous cas le fleuve y passe et la feuille s’envole). Une fois à Budapest, la carte reste bien arrimée au livre, pour l’instant, et ce jusqu’à la Mer noire. Il y a longtemps, on m’avait demandé d’écrire sur elle, Tcherno More… Le Danube coule entre villes et villages, montagnes et plaines. Ainsi notre vie, qui passe et laisse de côté projets et amitiés, rancœurs et déceptions, rêves et accidents, tragédies, drames et brimborions qui pourtant occupent un temps parfois fort long la première place dans notre esprit, notre temps, notre cœur, par la simple grâce de s’être trouvé à la pliure d’une page, où la cicatrisation est plus lente et la marque qu’elle laissera, certaine. Mais notre vie comme le fleuve tout le temps qu’elle passe jouxte son passé aussi bien que son présent. Et prévoit, dans un demi-sommeil, l’avenir.

#210

L’exposition annuelle des peintres du campus se tient dans le hall des Arts. La salle vitrée de part et d’autre offre une lumière inaltérable, même si, d’aventure, le temps est mauvais. C’est rarement le cas pour cet évènement qui se tient le troisième dimanche de juin depuis près de soixante ans. Le concierge des bâtiments anciens, le strict monsieur Morrow participait pour la première fois l’année de mon arrivée sur le campus. Il était extrêmement fier de se présenter comme peintre amateur, et s’annonçait tel en serrant la main de quiconque marquait un temps de pause devant les six tableaux de son stand. Trois d’entre eux représentaient d’énormes détails de fleurs et les autres, des paysages d’assez grands formats. Alors que l’après-midi tirait à sa fin, il surprit l’échange suivant entre deux professeurs qu’il reconnut sans peine : Wamp, avec ses pantalons à la Karen Blixen et Aegg, qui n’arrivait jamais à ouvrir les portes de l’amphithéâtre le mercredi matin et l’envoyait chercher au moment où il s’accordait sa première pause, sa position de concierge l’obligeant à être debout dès l’aurore. « On dirait les peintures de Peter Morrow ». Voilà ce qu’il entendit. Dans les semaines qui suivirent l’exposition et tout l’été où il était de garde sur le campus et présidait au grand nettoyage des bâtiments anciens, ainsi qu’à leur réfection, monsieur Morrow se montra un piètre concierge. L’esprit ailleurs, il enchaînait bourde sur bourde au point qu’une première couche de rose géranium fut appliquée sur les murs de la Salle des Lettres, sans qu’il s’en aperçût. Rappelé à l’ordre par madame Dangle, surintendante des bâtiments, qui manqua de s’étouffer sur une pastille de menthe en entrant sur le chantier, il accepta d’aller voir le médecin qui le mit immédiatement en arrêt maladie pour deux semaines. En lui offrant une pastille, madame Dangle s’enquit de ce qu’il allait faire du mois de repos qui s’annonçait, les congés annuels faisant suite à cet arrêté médical. Dans une voix d’anxiété, il lui confia son projet d’aller rendre visite à son frère, sur le continent. Cela faisait de nombreuses années qu’ils ne se parlaient plus, sans pour autant s’être fâchés. Il avait assez d’argent pour entreprendre le voyage et il voulait « voir de ses propres yeux » ce qu’il était devenu. Dangle repensa fréquemment à l’inquiétude manifeste du concierge lors de cet entretien. Elle le connaissait bien et depuis longtemps et jamais elle n’avait vu Charles Morrow autre que bonhomme. Petit à petit, le goût de cette angoisse étrange s’associa à chaque pastille de menthe, si bien qu’à la rentrée, elle décida de passer aux bonbons au miel.

#209

À la question « puis-je vous demander un verre d’eau ? », la serveuse a répondu avec un hochement de tête signifiant clairement qu’elle jugeait la demande recevable. Pour la première fois depuis longtemps, le professeur Geiger s’est senti véritablement écouté. Il pense de plus en plus fréquemment et intensément à cet instant et s’interroge sur le sens de sa présence sous les arbres vénérables du campus. Après de longs mois d’errance existentielle, il s’ouvre enfin de cette crise auprès du Professeur Wamp, qui lui suggère de passer plus de temps au salon de thé afin de s’enquérir de la serveuse de son épiphanie.

#208

Regrettant de ne pas avoir, grande dame, payé « rubis sur l’ongle » un ami pour un livre, je m’aperçois que le sens que j’attribue à l’expression est doublement erroné. Il ne s’agit pas d’un paiement immédiat, mais d’abord d’un paiement intégral. L’affaire date du XVIIe siècle où l’on disait plus volontiers « faire rubis sur l’ongle » pour évoquer le projet de boire (jusqu’à) la dernière goutte. À l’occasion d’une fête, d’une beuverie, en portant à l’hôte ou à un convive présent ou absent une « santé » ou un toast, il était de coutume de boire son verre « cul sec », soit : jusqu’à la dernière toute petite goutte qui restait au fond de la coupe. On déposait alors cette goutte sur un de ses ongles, puis on la léchait en manière d’hommage à la personne célébrée. Si l’on buvait du vin, cette ultime gouttelette, rouge et ronde, avait l’aspect d’un rubis… En 1640, le grammairien César Oudin, a cité : « boire tout et puis égoutter la dernière goutte sur l’ongle », formule reprise en 1690 par Antoine Furetière dans son Dictionnaire universel sous la forme « payer rubis sur l’ongle ». 

Dans le voisinage, je tombe sur l’expression : « rubis sur pieu », utilisée par les prostituées dans l’argot du XIXe siècle, pour désigner l’argent déposé sur le lit.

Autant pour la grande dame en ses paiements…

# 207

Sur l’impénétrable surface argentée de bitume-plage, le matelas rayé est une méchante métaphore pour tous les radeaux perdus. Ils sont deux assis, jambes pendantes sur le sol dur. Ils n’oublient pas un instant comme ils se sont retrouvés là. L’Odyssée aura bientôt pris bitume-plage dans ses remous, dans ses courants contraires et sur la frêle embarcation rembourrée de laine, ne restera plus que deux marins d’Ulysse. Pour l’heure, ils sont encore en attente d’un jugement divin qui les délivrera, les rendant au vent et à la compagnie nouvelle des hommes et des femmes qui vivent sur la terre ferme de ce pays.

#206

Les autres sont des villes où nous ne faisons que passer.

# 205

Là où l’Avenir coupe Pixéricourt, au numéro 29, un long immeuble de deux étages derrière une grille, presque une grosse maison. Un acacia prospère, ses branches font de l’ombre dans la petite chambre dont Marguerite et Félix possèdent chacun une clef. Ils ne se voient jamais là-bas, sauf par extraordinaire, quand ils ont décidé d’y passer un moment sans en faire mention et qu’ils se tombent dessus. C’est déjà arrivé par deux fois au moment où je prends ces notes. Ils le vivent assez mal, et Félix s’en va précipitamment. Il est d’un naturel plus tonique. Dans la pièce, il n’y a rien, hormis un carton assez rigide qui a servi a transporté là une mandarine — l’électricité fonctionne encore sans que ni Félix ni Marguerite n’ait souscrit d’abonnement, une erreur, sans doute, en leur faveur ou un reliquat… —, la coutume est de s’asseoir par terre contre le mur. Chacun vient là pour penser à l’autre, pour penser avec l’autre en son absence. Félix, un jour où ils s’étaient retrouvés dans un café à côté d’un hôpital en plein été avait mentionné l’adresse. Il était passé là à vélo et la bâtisse lui avait paru incongrue et étrangement calme. Quelques mois plus tard, à l’occasion d’un rendez-vous près du Père-Lachaise, Marguerite lui avait donné deux clefs, avec ces mots : « tu te souviens, le 29, là où l’Avenir coupe Pixéricourt ». Il les avait gardées longtemps dans sa poche, savourant une curiosité très intense et puis un matin difficile, il s’y était rendu, espérant la trouver et mettre un terme à leur relation dans la forme qu’ils lui connaissaient, même s’il ne savait pas très bien ce que cela voulait dire. Il avait sonné et à la manière dont la sonnerie avait résonné, il avait su avant d’ouvrir la porte avec sa clef que la pièce était vide. Il s’était assis dans la fente de soleil que les volets entrebâillés inscrivaient au mur. Il avait éprouvé une profonde gratitude. Plus tard, il avait apporté la mandarine, sans la brancher. Marguerite s’en était chargée, une autre fois, mais jamais ils n’en ont fait état.

#204

C’était une année où les jeunes filles allaient mal. Le gouvernement de la ville avait décidé de supprimer un couloir de circulation au profit des joggeurs solo-pratiquants. La question de ceux qui couraient avec une poussette ou un chien restait en suspens dans une certaine grogne. Sur les réseaux sociaux, tout le monde affichait clairement son horreur de la guerre et son amour de l’amour. On se plaisait à faire croire aux petites gens qu’avec de la bonne volonté, il est possible de vider la mer à bec d’oiseau. Les affiches de films se bardaient d’adjectifs en série entre leur titre et leurs têtes : fulgurant, brutal, spectaculaire, émouvant, grandiose… Les jeunes filles allaient mal, disparaissaient à vue d’œil sans le savoir, avalant à tous les repas des couleuvres, du bout de la fourchette.

#203

Sa nudité dans notre lit demeure un événement frappé au coin de l’étrange. Comme si d’animal, d’insecte — ce papillon sur le mur hier soir — elle était devenue (redevenue?) femme dans le grand ventre de la nuit et échouée là, sur une rive du sommeil, sans plus de pelage ni de carapace qui la protègent. Je vois bien alors qu’elle n’a jamais été véritablement d’ici, bien que personne ne soit ici autant qu’elle.

#202

Il tornade et on se croirait au bord d’une mer déchaînée en regardant la masse des arbres s’affoler devant la devanture de fruits de la petite épicerie, n’était le quatuor de flûtes guilleret qui répète par la fenêtre d’un des étages supérieurs et cachés.

#201

L’enfant assis près du ruisseau, short en éponge, quel âge a-t-il ?
La toute jeune fille sur la pierre au milieu du torrent, là où l’eau est quelques instants retenue pour donner un miroir au ciel, aux montagnes et aux arbres qui se penchent sur eux, a-t-elle un âge ? N’a-t-elle pas des âges alors que la pierre paraît immuable à son œil trop faible ?
Les mouvements de l’eau préfigurent et racontent a posteriori le grand flot de l’écriture qui charrie les histoires, les peuples, les civilisations, les mondes, les brins d’herbe et la fourmi d’innocente agilité traverse ce pont frêle sous le regard de l’enfant qui retient son souffle.

Tant de fois l’écriture commence, nouvelle, entrain sans pareil comme des rails posés dans l’herbe haute qu’il suffit de suivre pour une destination lointaine. Se laisse-t-on faire ? On ne reviendrait plus, mais la main en visière, on entrevoit des confins.

#200

J’ai trois souvenirs de mon père. Tous également mauvais.

#199

Le Professeur Geiger était une âme vaillante. Il encaissait bravement les blagues que sa spécialité — conte et oralité des confins — lui valait depuis les premières heures de son orientation professionnelle. Jamais « le conteur Geiger n’explosait », pour reprendre l’un d’entre elles. Il avait même fini par les apprécier, comme une marque d’attention, et il demeurait toujours surpris quand une nouvelle apparaissait dans la bouche d’un élève farceur, mais inspiré. Cela ne pouvait donc pas être ce qu’il déplorait en trempant la petite navette à la fleur d’oranger dans l’étrange breuvage servi pour du thé par le Professeur Clothilde de Menault. Il affichait un air profondément contrarié, dans lequel la perplexité ajoutait quelque chose d’enfantin et de charmant. Finalement, s’agaçant de ses propres tergiversations intérieures qui le laissaient muet depuis près de dix minutes, soucieux de ne pas manquer de courtoisie à son hôte, il lui demanda s’il lui arrivait fréquemment de se trouver prise dans des conversations ayant pour unique objet l’immobilier. Derrière ses gros verres, de Menault ouvrit des yeux surpris : il est toujours possible de ne pas comprendre ce que disent les autres, mais elle avait appris que la plupart du temps, nous sommes simplement déroutés par ce que nous comprenons. Ainsi, elle ne prit pas la peine s’informer davantage avant de répondre non. Cela ne lui arrivait ni fréquemment ni jamais. Elle sortait peu : elle avait déjà si peu de temps pour écrire, et les rares personnes qu’elles fréquentaient, triées sur le volet avec un flair spectaculaire, ne lui auraient jamais asséné ce genre de sujet. C’était bien là ce qui chiffonnait Geiger : pour la troisième fois ce mois-ci, il avait vu un dîner entièrement détourné vers des questions de loyer, d’investissement, d’emprunt, d’embourgeoisement et d’évolution du marché, alors qu’il n’y avait autour de la table que le nec plus ultra du campus en matière de littérature comparée, d’histoire des styles et de traduction des formes versifiées de l’antiquité. Sa perplexité et la moue qui l’accompagnait gagnèrent de Menault et tous deux entreprirent de faire un sort au bocal de navettes. Après avoir longuement mâché, il lui dit : « Vous comprenez, je m’attendais à autre chose ». Assis sous les fenêtres du bureau où je grignotais un sandwich en écoutant éhontément leur conversation, je m’interrogeais : parlait-il de ses derniers dîners ou bien plus généralement de sa carrière universitaire et de la vie sur notre campus ?

#198

La mort avait mis son plus beau costume d’abruti. D’une Austin Mini matte black à liserés orange garée en double file, un type qui se prenait pour un super héros avec une coupe de cheveux aérodynamique et des habits assortis à sa voiture, surgit, tout à fait pris dans une conversation téléphonique d’une importance à envoyer dans le décor un pauvre cycliste occupé à jouer les règles du jeu, lui. Le maquébello des bacs à sable, recroquevillé sur son appareil ne s’est pas seulement aperçu que l’ouverture imprévisible de la portière de son véhicule avait obligé le vélo à un écart tel qu’il l’avait implacablement conduit à s’encastrer dans le bus qui roulait dans l’autre sens. Le hurlement du klaxon lui fait lever un regard agacé. Les gens ne font pas assez attention au grave problème que représente la pollution sonore. La mort, quant à elle, ne s’est pas éternisée dans cette enveloppe.

#197

Un peuple misérable. Depuis combien d’année, la guerre ? Il ne compte même plus. Les enfants n’ont rien connu d’autres que la terreur de leurs parents. Un peuple campé dans les ruines. Les premières années, il a obstinément reconstruit, mais il est exsangue à présent. La survie et l’attente de la prochaine salve de calamités prend tout et râcle le fond. Le messager arrive dans ses habits propres. Il dit des mots de réconfort qu’il doit répéter lentement. L’oreille du peuple siffle encore sous l’effet des bombes. Elle ne l’entend pas, pas nettement, elle ne sait plus entendre, comme son estomac ne sait plus manger plus de trois bouchées, comme ses yeux ne supportent plus la lumière vive. Le messager répète encore et encore les mots du réconfort. Il s’assied au milieu des ruines et annonce que la guerre est finie, que le pardon est enfin arrivé. Et sitôt que le peuple misérable l’a entendu, il lui expose la tâche qui l’attend à présent : chaque vallée sera élevée et chaque montagne, rasée. Il y a dans la parole divine quelque chose d’insupportable. Dieu parle toujours trop fort même par le prisme de son messager. Il n’est pas adéquat, mais surgissant, comme une source.

#196

Tu prends le soleil. Tu ne veux pas être pâle. Le blanc appelle la lumière, attire l’œil, séduit, inquiète. Tu ne veux rien de cela alors, je t’en prie, chaque fois que l’occasion t’en est donnée, prends le soleil. Tu ne veux pas avoir l’air faible, souffreteux, fragile. Même ici, où tu attends le plus improbable bus entre une allée de faux arbres et des entrepôts de containers, assis sur ton bloc de ciment, tu prends le soleil. Ça sera toujours ça de pris. Tu ne veux pas qu’on imagine les caves, les nuits, les planques, les coffres de bagnoles. Le cœur va très vite dans ces rendez-vous à l’aveugle – tu auras oublié qui t’a arrangé celui-là, tu ne veux pas penser au risque que chaque rencontre comporte, à l’étrange engagement de personnes dont tu ne sais rien et qui aide, malgré tout – mais prends le soleil en attendant. À la fin, il ne restera peut-être plus que ça : le désir inassouvi d’un bref éclat de lumière à travers les feuilles.

# 195

Écrire n’importe où, mais sur du papier. C’était la conclusion surprenante de la formation minutieuse que Sasha donnait sur l’usage du web. Il avait décrit par le menu les procédures indispensables pour se préserver des intrusions, effacer ses traces, disparaître des recherches les plus approfondies, cacher dans les profondeurs de la mémoire des machines des messages codés… pour en arriver là. Ce n’était pas pour lui, si jeune, un retour, mais bel et bien une trouvaille, une conquête. Sa main lui faisait mal quand il devait tenir un stylo, il ne savait pas noter proprement dans le noir, alors qu’il pouvait coder les yeux fermés sur trois types de claviers, mais en dépit du coût et du temps perdu, le papier demeurait l’allié le plus sûr qu’il connaissait. Écrire n’importe où, mais sur du papier : la première règle à suivre. Une autre vint s’adjoindre rapidement, à laquelle Sasha n’avait aucune part : écrire immédiatement, ne pas remettre, ne pas attendre, noter a minima, au plus près de l’éprouvé, sans style, sans façon, être à la mesure de l’urgence. Et enfin une troisième, la mienne : chaque jour, un peu, au moins. Dont acte.

#194

Les archives sont au 4e sous-sol. Nul ne peut y accéder sans accréditations. Une par étage descendu, à quoi s’ajoute la carte indispensable pour entrer dans le hall du bâtiment. Le nombre de cartes disponibles sur le territoire est limité au nombre exact de serviteurs du secret. Les équipes de recherche ne sont pas autorisées à s’en voir attribuer, c’est pourquoi elles sont dans l’obligation de maintenir une bonne relation avec le Contrôle qui leur est imposé dès leur constitution. C’est le Contrôle qui entre dans le hall du bâtiment et accède aux archives avec leurs questions. Si ses accréditations sont à jour. Elles sont révocables et régulièrement révoquées sans que nul motif soit invoqué. L’équipe de recherche et le Contrôle doivent alors repasser par le long circuit des demandes, attentes, redirections, refus partiels, reformulations des requêtes, dossiers de justification, attentes… afin d’en obtenir de nouvelles et de pouvoir descendre au 4e sous-sol. Une fois sur place, une simple analyse rétinienne ouvre la lourde porte. Toute visite aux archives est filmée, annotée et consignée dans un dossier conservé aux archives elles-mêmes, dans un niveau supérieur. Tout ce que le Contrôle peut écrire est directement transmis aux différentes instances de contrôle des Contrôles. La Censure du Regret étant, de loin, la plus redoutable. Derrière la lourde porte, la pièce est vide, peinte dans un noir mat qui s’écaille par endroit sur une précédente couche de gris. Il n’y a qu’une seule chaise à la grande table sur laquelle les documents ont été apportés d’avance. La première fois où j’ai entendu ma propre voix dicter dans ma tête, j’ai cru qu’on avait activé un micro dans la pièce, pour un test retors dont la Direction est coutumière. Mais non, c’était bel et bien ma propre voix et jamais nos dirigeants n’auraient pu formuler ce qui se disait là. J’ai alors craint d’être devenue folle et je suis ressortie en prenant les plus grandes précautions pour donner l’apparence de la plus parfaite normalité. La plupart d’entre nous excellent à ce jeu. Bien que je ne sois toujours pas en mesure de comprendre ce qui dicte le texte qui s’écrit, je sais à présent que je suis, tant que faire se peut, saine d’esprit : pas selon les termes de la Direction, qui affiche un positionnement ambigu sur la question de la folie, mais selon d’autres termes qui m’importent davantage. Aux archives, tout en me livrant aux travaux de recherche dont l’équipe m’a chargée, j’écris ce qui se dicte dans ma tête. Je l’écris dans ma mémoire, puisqu’il n’est pas envisageable d’échapper au contrôle permanent de mon ordinateur professionnel et que papier et stylos ont été interdits définitivement par le Censure du Regret voilà plus de dix ans. Des mots comme « coutumière », « ambigu » ou « circuit », si je les écrivais ailleurs que dans ma mémoire me vaudraient d’ailleurs pas mal d’ennuis… et l’accès aux archives me serait alors définitivement interdit. Or, c’est ici, sur la grande table de la pièce vide que ma voix dicte le texte. Je l’écris dans ma mémoire, pour pouvoir le redire plus tard aux rares oreilles capables de l’entendre.

#193

Depuis qu’il fait beau sur Bitume-plage, les sacs de couchages, cartons, anoraks crevés… ont disparu. Où est passée le chatoyant couvre-lit de velours orange qui signalait le vrai roi du lieu quand il l’arborait, plié sur son épaule dans le sens de la longueur, tel un drapeau, en arpentant la butte ? Qui est à présent le roi ? Personne pour le dire. Mais le bienheureux de l’ombre, qui dort en plein midi sous un des petits arbres, couché sur le dos, bras en croix et le pied droit dans l’intérieur du genou, tel le pendu de la carte, sourit et la beauté radieuse et calme de son visage d’onyx retient longtemps le regard qui passe.

#192

Elle lui a dit de partir, de s’en aller et de ne plus remettre les pieds chez elle. Elle l’aimait et ne comptait pas assister au triste spectacle qu’il faisait de sa personne, fumant comme un pompier et buvant comme un trou et malmenant ses invités, alors qu’il était lui-même l’un d’entre eux, et cassant des choses par manque d’attention. Les assiettes, les verres et les vases, il a proposé de les remplacer, avec une certaine contrition, lui rendant la tâche d’autant plus difficile. Mais elle a tenu bon, parce que c’est lui finalement qu’il cassait par manque d’attention. Elle l’aimait et elle lui a dit que c’était intolérable de voir quelqu’un faire du mal à une personne aimée, quand bien même il s’agit de la même personne. Elle a dit exactement : je ne resterai pas là pour regarder. Disant cela, la déesse Artémis lui est apparue, qui détourne le regard d’Hippolyte, son protégé, que moment de sa mort.
« Adieu : car il ne m’est pas permis de voir les morts, ni de souiller mes regards par de funèbres exhalaisons ; et déjà je te vois approcher du moment fatal ». Elle lui a dit tout cela sans plus croire que cela aurait le moindre effet.

#191

Sur Bitume-plage on passe toujours après le vent. Les objets éparpillés çà et là, le petit tas des corps endormis calfeutrés au carton, les lignes des vélos au sol, tout semble le résidu d’une marée. Quelque chose s’est retiré et en voilà le reste.

#190

Elle est entrée une fois dans une petite maison, décor d’une chaumière de conte pour la série Once upon a time au beau milieu d’une campagne sans fiction. Une jeune femme, empressée, accueillante, chaleureuse, effrayée, décidée tout à la fois lui a montré une chaise à la table ronde. Des doutes, du bruit qui accompagnait l’existence de l’invitée alors, de son inexpérience, de ses préjugés, de ses raccourcis, l’autre n’a rien vu. Pour elle, il n’y avait que la robe à fleurs que portait cette femme ce jour-là et dont elle seule garde le souvenir à présent.

# 189

Il y a des jours où je voudrais entendre l’assemblage simple et parfait des mots. Dans la phrase : « Laissez-vous toucher par mes pleurs », entendre d’abord le verbe à l’impératif, le sujet enclos dans la formule verbale et le média. Entendre quelque chose qui répondrait doucement aux questions muettes : Laissez-vous (quoi ?) toucher (comment ?) par (quoi ?) mes pleurs. Comment demander quelque chose d’aussi simple ? Comment dire qu’on ne veut rien d’autre que la transparence de l’eau dans le verre parce qu’on a terriblement soif, une soif inextinguible d’entendre l’assemblage simple et parfait des mots ?

#188

Deux choses véritablement surprenantes : un souvenir sans grande importance, plutôt drôle, transformé en douleur exquise alors qu’il réapparaît après le décès d’un des participants et le regard aigu que la femme en passant a posé sur l’oiseau mort sur le trottoir — un oiseau de petite taille, noir blanc et gris, duveteux avec un petit masque peint à l’encre — . Est-ce un oisillon ? L’a-t-on entendue penser. Non, simplement un petit oiseau mort et déjà elle a repris son allure.

#187

Une robe achetée pour une occasion annulée. Elle lui restait en travers de la gorge et elle s’étranglait chaque fois qu’elle ouvrait la penderie. Sa penderie. Même dissimulée par la presse de ses autres tenues, et elle en possédait un grande nombre, la robe restait bien visible, dénoncé par le joyeux ton orange de sa housse. Cette confrontation était à ce point nécessaire que pendant les dix-huit premiers mois, elle n’avait pas quitté la ville. Elle s’accrochait à sa penderie. Une façon de penser au suicide. Le suicide. Mais même sous les ponts d’où l’on se jette, l’eau coule. Elle est assise au bord du lit. Son lit. Elle regarde la penderie béante en se disant que la robe, à présent, lui reste simplement sur les bras.

#186

Par la fenêtre de la voiture, il les a interpellés : Mummy! Daddy! Mais ils ne lui ont pas donné un sou pour autant. Il n’y a pas d’âge pour désirer être un enfant adopté.

#185

Dans la chambre le soleil donnait le matin, traversant les rideaux crème toujours tirés, pour masquer l’empilement des immeubles, des balcons, des arrière-cours, traversant le grand lit, le couloir par la porte restée ouverte jusqu’à l’autre chambre presque, côté rue, où une grande lumière fraîche l’emportait finalement sur cet embrasement. Des banques aux noms homériques tenaient le haut du pavé, trois étages plus bas qu’on s’attendait à voir affublée d’une longue queue personnes dotées de sacs de voyage, d’attaché-case et de brouette pour retirer leur argent en partant le matin ou à retrouver dévastées, en rentrant le soir, parce que la Grèce à deux pas de là gisait dans son sang sous les regards compassés de quelques Luxembourgeois — les conseilleurs ne sont pas les payeurs — . Le temps s’était arrêté soudain, comme le Christ à Eboli, le titre nous flottait dans la tête, tandis que la Pâque bulgare dans toute sa splendeur nous avait coincés sous son grand pont de cinq jours qui en paraissaient dix, ou cent. Il y avait un tel travail de copiste à fournir que l’appartement ressemblait à une salle d’enluminures. Vers la fin de la journée, comme si de rien n’était, comme les jours normalement travaillés au-dehors, je me rendais dans une salle de sport pour pédaler sur un vélo sans route et décharger un peu de l’énergie tellurique qui me débordait depuis que nous habitions sur la colline des musées, à deux pas des fouilles et des sources d’eau tiède, me claquant d’infimes électrocutions dans les doigts à chaque contact avec un ustensile de cuisine, un interrupteur ou un collègue. Le papier me laissait tranquille, mais je ne me souviens pas de ce que je lisais alors, seulement de ce que lisait le jeune homme qui m’accompagnait dans cette expédition et que je retrouvais drapé dans une couverture au milieu des partitions en rentrant de la salle de sport. C’est ce que lui lisait qui compte, qui compte toujours depuis et avec quoi il est irrémédiablement confondu : sa voix devenue celle du petit héros sans mère autre que de dépannage, son corps menu, celui du garçonnet, son histoire, cette poésie douce, moqueuse et effarée. J’avais boudé le livre sur la tablette de l’avion, persuadée de le connaître sans l’avoir jamais ouvert, mais il y a des films pour les gens qui ne lisent pas et qui veulent croire que tout est dans l’histoire et rien dans les mots mêmes. Un matin, assis sur le lit dans le soleil, il avait lu un passage qui concernait au premier chef un petit chien épatant et toute la tragédie des cours d’école et d’Épidaure était entrée là, sous le soleil ruisselant, me rappelant à moi-même, à un chêne très aimé dans une grande maison disparue portant le nom d’une nef, à la pâleur maladive d’une enfant à psychiatres, à l’amour sans limites qui avait alors la forme d’un chat tout noir…

#184

Sous l’arbre un ambassadeur de la Syrie lointaine rêve à Londres
inaccessible. La béquille de la grosse dame aux vêtements bariolés glisse de la
table, de l’autre côté son caddy veille. Elle fume en lisant un journal qui
titre Requiem. Une femme vient de partir dont je n’ai rien su dire. Autour sens
interdit, deux barbus rigolent tandis que le troisième fixe intensément un
écran, on pourrait l’ôter de l’image sans qu’il s’en aperçoive. Une retouche et
au diable. À côté, ça rigole aussi, un motard blondinet en tongs et deux copains
pakistanais qui sortent de chez l’un des trois coiffeurs de la rue. À bien y
regarder, tout le monde sur la petite place semble sortir de chez le coiffeur. À
part la grosse dame aux cheveux gras qui gardent un vague souvenir d’une
teinture brune, un jeune gars à casquette trop méticuleusement rasé pour qu’on
imagine un nid de poux sous son couvre-chef et le nouveau bras droit du roi, qui
porte un bonnet d’où s’échappent quelques boucles sur la nuque. Il a de très
grands yeux et la hauteur d’un janissaire. Le roi rouspète avec son visage
tragique en arpentant les lieux, téléphone à l’oreille. C’est son fils qui lui
fait faux bon. Mais lequel ?

# 183

La lumière a baissé tandis qu’elles se parlaient. Aucune ne s’est levée pour allumer la petite lampe douce. Il y avait encore assez de jour, il y en aurait assez pour toute la nuit et surtout il ne fallait pas interrompre cette conversation qui les accueillait toutes deux comme la véritable hôtesse de ces lieux. Une hôtesse qui longtemps se serait fait désirer, toujours occupée à quelque tâche indispensable au bonheur de ses invitées, mais ainsi soustraite à leurs regards, de sorte que jusqu’à ce soir, le mot de bienvenue n’avait pas été clairement énoncé entre elles et que les deux femmes demeuraient sur le seuil, faisant de leur mieux avec quelques mots d’utilité pour y vivre ensemble. Jusqu’à ce soir où l’arrondi du visage de la plus jeune brillait doucement dans la pénombre. C’était là toute la lune dont elles avaient besoin. Aucun secret terrible, longtemps tu, décisif dans l’instant, ne s’échangeait et pourtant une forme du secret les liait finalement, après tant d’années à s’apprécier de loin, à s’observer en bêtes méfiantes et farouches. Et la plus âgée les sentait encloses dans la sensation de retour de randonnées à la nuit tombée, la fraîcheur mouillée, l’herbe caressante, la terre lourde sous les chaussures de marche, l’heureuse fatigue…

#182

Un pull comme ça ne fait pas la manche. La dame a passé son chemin, précédée par une espèce de petit coyote qu’elle tient en laisse à regret. La phrase s’était déjà imprimée sur l’avant de son crâne, les sinus étaient douloureux depuis que les platanes avaient à nouveau des feuilles : un pull comme ça ne fait pas la manche. Alors elle s’est retournée, une fois la rue traversée, pour voir ce qui la chiffonnait. L’homme était assis sur le trottoir. Il devait avoir son âge. Il était trop proprement vêtu pour s’asseoir là. Ses vêtements sont repassés, même le jean. Un jean comme ça ne fait pas la manche non plus. Vil ne tire pas sur sa laisse. Il est revenu s’emmêler dans ses jambes, tandis qu’elle regardait l’épaisse moustache de l’homme et ses lunettes carrées d’une autre époque. Personne ne donnerait d’argent à cet homme, pourtant il n’était pas inquiétant, mais il avait l’air si peu à sa place, adossé au mur d’un magasin de mode pour jeunes filles extraverties. Il n’avait pas l’air de manquer d’argent, mais de compagnie. Pas d’une compagnie comme celle de Vil, non, d’une compagnie entière. Il lui semblait que l’homme avait été téléporté là depuis l’époque où on lui avait offert ce pull, ce pull chic trente ans plus tôt. Elle passa une étrange après-midi avec cette idée qu’il était possible d’être téléporté trente ans plus tard dans sa propre ville, car l’homme était d’ici, cela au moins n’était pas douteux. Vil se montra très attentif, la rappelant au temps présent par de petits gémissements réguliers et de petits coups de truffe humide sur son bras.

# 181

Ils ne font jamais les animaux, m’a-t-elle soufflé à l’oreille alors que la
partie allait bon train. Les idiomes se succédaient où chevaux, moutons et chat
auraient dû figurer et au lieu de cela, chacun des participants essayait de
faire deviner à son équipe un concept. Certains étaient dotés pour ce faire
d’aptitudes exceptionnelles qu’on n’aurait jamais seulement soupçonnées en les
voyant dans leur petit quotidien du campus. Même à l’occasion des fêtes où,
ivres morts tout ce petit monde dansait jusqu’aux petites heures de l’aube, leur
fantaisie était loin d’apparaître de manière aussi éclatante. Les femmes, les
hommes, les locaux, les nationaux et les étrangers se révélaient soudain, au
milieu du réfectoire, passant par des instants d’hilarité tonitruante,
immédiatement suivis de gémissements d’anxiété devant les progrès de l’équipe
adverse. C’est parce qu’ils ne font pas les mots, a-t-elle ajouté. Ensemble, ils
formaient tout à coup un groupe plus éblouissant que les Tatous du Diable, notre
équipe de football, aux meilleurs jours de la finale de la Coupe. Et voilà : un
étudiant chinois, qui depuis deux ans devait taper sur son téléphone chaque
phrase qu’il entendait pour rester en contact avec le corps enseignant et une
partie de ses camarades, au point qu’on l’avait surnommé « Major Tom to Ground
Control », venait de faire marquer trois points, à son équipe grâce à la
précision de son imitation du golfeur au dernier trou… Hallucinant. Mais ils
font autre chose, conclut-elle, avant d’aller féliciter l’organisatrice de la
séance, que j’avais toujours cru timide comme tout et qui s’avérait une
redoutable meneuse de jeu.

#180

Le gars ressemble à son chien jusqu’à ce qu’il parle. Ils ont l’air malheureux et buté et résigné. Ils ont l’air de bouder, mais c’est surtout la position qui fait ça : la gueule sur les pattes croisées. Ils sont roux, le chien tire sur le blond vénitien, le gars, sur le rouge. C’est sa peau aussi, rouge, jusqu’à ce qu’il parle, on peut se dire que c’est l’alcool qui l’a cramoisi de la sorte. Ensuite, on pense au soleil. Combien de temps il a dû rester là-dessous sans précaution. L’alcool n’explique pas autant de soleil sur la face comme un gros baiser sanguinolent. Quand il parle, les mains s’agitant dans l’air, le visage tourné vers le ciel, on entend bien qu’il y a là encore une enfance, même s’il n’a plus l’âge, trente, trente-cinq on lui donne, mais pas une pièce qu’il irait boire aussi sec. C’est d’un bob dont il aurait eu besoin, et de quelqu’un pour lui rappeler qu’il doit le porter quand le soleil donne, lui, tout ce qu’il a, tout ce qu’ils ont, avec le chien jaune.

#179

La fontaine du bassin circulaire au centre du jardin se compose d’un sarcophage antique surmonté d’une statue d’Apollon, dieu des arts. J’avais noté une phrase sur les retrouvailles, marcher vers une fontaine, être interrompu, recommencer, avancer vers le rendez-vous par détours… Quand il est arrivé, je lui ai montré la phrase. Elle a été effacée par la suite de l’après-midi et pas seulement par ma négligence. Je me souviens que j’ai compris quelque chose de Jane Austen, près de la fontaine, ce que sais que l’attente, une certaine forme très vive de la patience.
Je note dans ce carnet : revenir détailler la fontaine.

#178

Un léger ennui. Elle a cherché pendant une heure à mettre un mot sur ce qui flottait entre ses clavicules, oui, précisément là, bien que le titillement des muscles du bâillement l’ait un temps égarée. L’autre lui parle comme si elles avaient tout le temps du monde, une éternité assise ensemble à cette petite table. Pendant la première demi-heure, sans être sur les charbons ardents, elle s’est tenue sur le qui-vive, prête à bondir… mais sur quoi ? Rien ne se déciderait cette fois-ci, elles tâtonnent, elles visitent un immense complexe industriel sans s’arrêter, sans se presser. Dans de hautes cuves, les sujets brûlants, la matière vive, elles voient davantage des herbes folles qui poussent ça et là dans le béton. Elles reprennent un café. Un léger ennui. Quelque chose légèrement insatisfaisant, loin de l’ennui intense de l’enfance, mais ayant maille à partir avec lui, un vêtement oublié sur une corde à linge. La couleur a passé au soleil, à la pluie au vent. Elle a songé à des prétextes pour se lever et partir. Finalement, elle a préféré rester, face à l’énigme. L’autre sourit avec ses yeux voilés.

#177

Le professeur Runner (Biologie gastrique et Mécanique des clapets) s’était illustré par son talent à capter les doctorants et particulièrement les doctorantes de ses collègues. Ce qui agaçait n’était pas le procédé, bien qu’un peu vil, mais sa temporalité : au moment où le futur docteur allait implorer le doyen de le transférer chez Runner, le gros de la thèse, et par conséquent du tutorat, était fait. Ces petits arrangements ruinaient la réputation du doyen, qui passait pour faible, alors qu’il tentait vainement de mettre les élèves face à leurs responsabilités, faute d’y être parvenu avec leurs professeurs. On imagine aisément les années de colère, sombre rancœur, machiavélisme de fond de cuvette et déchirements pathétiques dont le département de Biologie appliqué fut le sinistre théâtre. Runner s’en sortait auréolé de gloire universitaire, son nom circulant dans les revues les plus prestigieuses associé à celui d’élèves que d’autres avaient chéris, dans l’espoir vibrant de devenir un jour leurs collègues au sein d’un même laboratoire voué à leur champ de recherche. Évoquant cette fuite des cerveaux aux abords de la machine à café, l’amertume leur brûlait l’estomac et ils développaient une sévère nostalgie de ce qui aurait pu être, mais avait été tué dans l’œuf par Runner-le-terrible, massacrant d’un même coup les souvenirs et les rêves. Nul n’ignore ce long épisode de notre noble institution, le nom de Runner ayant été substantivé pour désigner quiconque coupe l’herbe sous le pied de son voisin au Snack Jack, où tant de couples d’universitaires avouent s’être « rencontrés ». Son procédé d’ailleurs connaît une pérennisation inespérée dans les pratiques de sa remplaçante, la troublante Germaine Ewit, comme si l’étude de la mécanique des clapets portait ses praticiens à un genre de cynisme. Cependant, une forme essentielle de postérité échappe au principal intéressé : le Professeur Wamp affirme l’avoir croisé au Chat qui Thé, quelques années après sa retraite et il semble que le pauvre homme ait perdu toute notion de ce qu’il avait été. Contrairement à Ulysse qui extrait Achille du Royaume des Ombres et, le rendant momentanément à la mémoire, s’entretient avec lui, elle s’est contentée de l’observer déglutir péniblement son sponge-cake, tout en méditant sur la vanité des vacheries de ce monde.

# 176

La pendule de la bibliothèque a une heure de retard. Tout le monde le sait et pourtant chacun à son tour l’oublie. Ce n’est pas le cas en hiver, c’est ce qui explique cette confusion. En hiver, la pendule de la bibliothèque indique la même heure que celle du réfectoire, que l’horloge monumentale qui orne le frontispice du bâtiment principal de notre glorieuse université. Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que la pendule de la bibliothèque reste à l’heure d’hiver. Il paraît que la dernière tentative de remise à l’heure s’est soldée par la chute de l’objet sur la tête de l’employé bien intentionné qui voulait remettre un peu d’ordre dans une notion aussi complexe que le temps sur notre campus. Le gars a fini avec une vilaine cicatrice et un équilibre définitivement dérangé qui lui donne la démarche d’un cosmonaute hésitant. Il travaille depuis aux espaces verts. La pendule, après avoir rebondi sur cette pauvre tête, s’en est allée se briser sur le sol, altérant de manière irrémédiable le beau parquet à chevrons de la salle de lecture, en sorte qu’il grince tragiquement depuis à chaque passage. Il n’est plus possible d’entrer là sans déranger la concentration qui règne en silence. Le grincement est bref, mais particulièrement évocateur. Devant un tel gâchis, la directrice s’oppose fermement à ce qu’on touche la nouvelle pendule. Elle a été accrochée à la place de l’ancienne, c’est-à-dire exactement au-dessus du plancher abîmé, et ainsi, à chaque grincement, tous les yeux se lèvent et l’heure s’imprime dans l’attention flottante des lecteurs interrompus. Nous avons pris l’habitude de convenir de nos rendez-vous avec une heure de battement, sitôt qu’ils ont lieu dans l’environnement immédiat de la bibliothèque, et ce en toutes saisons, pour des raisons pratiques évidentes. Les nouveaux venus, les étrangers en visite s’en étonnent un temps, puis s’habituent et enfin, comme nous oublient et acceptent de ne jamais trop savoir quel horaire a véritablement été convenu.

# 175

Il n’avait pas versé une miette pour l’enfant. C’est qu’il n’en avait pas, d’enfant. Il avait des miettes, peut-être, des centimes, certainement, mais pas d’enfant à qui ôter le pain de la bouche. Pourtant, il y avait bien un enfant dont d’une certaine manière, il était le père, d’une certaine façon, à la mode de chez nous, puisque l’enfant n’était pas né dans un chou ni dans une rose quoiqu’on en dise, ensuite, de l’enfant. La mère, elle, l’envoyait à la boulangerie, avec l’argent qui manquait, acheter un bâtard à midi et de temps en temps, des pièces en chocolat, qu’il ne mangeait pas. Il les conservait, on ne sait jamais, dans une petite boîte en fer blanc, qu’il cachait dans la biche du chien méchant et plus tard, à la mort du chien, au fond du jardin, six pieds dessous la niche qu’on avait brûlée à l’hiver. Le trésor patient attend qu’un enfant paraisse. Cependant, l’enfant ronge le quignon.

#174

La tempête a soufflé sur Bitume-plage. Un drap de bain rose, une parka noire assez sale et un pull gris troué, c’est tout ce qui reste sur l’esplanade, avec quelques détritus.  On pense à ses parties de foot improvisées où on laissait les habits par terre pour marquer les cages. On ne joue pas ici.

#173

Le type se retrouve de l’autre côté du mur, avec un costume neuf. Il est jeune, son visage n’est pas marqué par la guerre ni par les privations, pourtant tout le monde voit qu’il est étranger. Du moins en est-il persuadé. Est-ce sa démarche qui le trahit ? Son émerveillement au-dessus de la fontaine aux milles pièces d’or ? Sa manière de tenir le cornet de sa glace quand elle lui coule sur les doigts ? Qui peut le dire ? D’ailleurs, personne ne fait vraiment attention à lui et à son beau costume neuf. Après quelques jours, il en vient à goûter sa propre étrangeté.

#172

En revenant de la Cristallerie Saint-Lambert, Selim Bassa débaucha le pianiste de l’Orient-Express. Il y a fort à parier que le petit-neveu de Nagelmackers lui ait soufflé l’idée. Il a eu, lui aussi son chemin de Damas au Sérail. C’est Charles Samuel, l’orfèvre, qui l’a conduit là, bien que nous ne soyons pas censés connaître son identité : il n’y apparaît que sous le nom de son mentor, Wolfers, possiblement pour avoir chèrement payé son ticket retour dans l’établissement avec la bonbonnière aux iris mauves, dont il en avait hérité. Selim se méfiait des deuxièmes fois, mais, devant la beauté, il cède, et les objets créés par Wolfers creusaient en lui un profond désir depuis qu’il en avait vu à Paris. Comment condamner une telle manifestation chez un homme dont la légende prétend qu’il se nourrit de sable ? Mais n’anticipons pas et parlons plutôt du pianiste du train. Proie facile pour le Pacha. L’artiste n’en pouvait plus de jouer dans un espace confiné pour un public passablement condescendant. Il suffit de lui faire miroiter les glaces du salon sans tain et les soirées à ciel ouvert sur le toit du Sérail, pour qu’il consente à descendre à Vienne toute affaire cessante, tandis que le wagon-bar stupéfait n’a plus qu’à filer en silence jusqu’à Istanbul. La nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre. Le Pacha s’y connaît pour mettre les marchandises en circulation, mais il excelle en matière d’information. Son principe est simple : il interdit à quiconque de parler et en deux jours, le tout Vienne veut absolument se retrouver en présence d’un type qu’il n’aurait autrement jamais remarqué. Le tour est joué, mais Selim Bassa ne néglige jamais le prestige. En l’absence de mouvement, la musique du pianiste provoquait un état de stupeur chez les invités. Ils restaient dans le salon sans tain à l’écouter, parfaitement immobiles, les yeux dans le vague comme si on avait projeté sur les murs des voyages inaccessibles.

# 171

Je leur apportais du thé et des gâteaux chaque mardi. Je m’occupais également de récupérer sa lessive chez le teinturier ce jour-là et ce n’est pas une façon de parler pour évoquer le nettoyage à sec : le Professeur Wamp qui me tenait en esclavage sous le titre ronflant d’assistant de la classe d’ethnologie faisait véritablement teindre ses habits par une collègue des arts plastiques, spécialisée dans le tissage. Des bleus très instables, qu’il fallait renouveler régulièrement. Une sorte d’accord qu’elles avaient conclu et qui impliquait que la bénéficiaire rapporta différents pigments de ses missions à l’étranger, dont la possession pouvait s’accompagner d’une peine de prison, mais c’est une autre histoire. Le mardi, elle goûtait avec le Professeur Clothilde de Menault (personne ne parvenait à se mettre d’accord sur la prononciation correcte de ce nom, qu’elle-même agrémentait de différents accents en fonction des interlocuteurs, le francisant, l’anglicisant ou l’entraînant vers l’embâcle des sonorités québécoises). Je n’admettais pas alors que ces deux vieilles biques me fascinaient, pourtant je n’aurais manqué pour rien au monde leur conversation hebdomadaire, que j’écoutais, planqué contre la porte du bureau après avoir effectué ma livraison, en mangeant un des éclairs au café qu’elles m’octroyaient d’une seule voix par la formule rituelle : « prenez-donc un éclair pour votre peine ». La conversation comportait invariablement trois séquences, la première formée d’une litanie de regrets du Professeur de Menault quant à l’absence de temps pour écrire. Elle donnait le détail de l’agenda sur le campus, où elle était fort investie dans toutes sortes d’activités (tir à l’arc, club de croquet, chant choral, collecte de vêtements chauds pour les plus démunis…) en plus de la charge de ses cours. Elle évoquait avec une poésie charmante les lieux où elle aurait aimé se retirer pour pouvoir enfin se livrer à cette activité essentielle : une croisière sur le Nil, une longue traversée de l’océan sur un cargo sans passagers, une cabane d’été dans les montagnes bulgares… Chaque mardi, le même regret dans des lieux toujours nouveaux. Or, derrière ma porte, je savais que le Professeur de Menault arrivait première en nombre de publications annuelles devant tous ses collègues de l’université. Je dévorais l’éclair, mais la curiosité me dévorant à son tour, j’osai un beau jour m’en ouvrir au professeur Wamp : quand donc écrivait-elle ? Comment pouvait-elle publier à ce rythme occupé comme elle l’était ? Pourquoi prenait-elle le thé en se plaignant tous les mardis au lieu d’aller écrire ? Elle eut un sourire très amusé : je venais de dévoiler mes petites pratiques d’espionnages, mais elle ne formula aucun reproche. Elle m’apprit que le Professeur de Menault, non contente de jeter au vent ses mardis après-midi, déjeunait, goûtait et dînait avec d’autres collègues chaque jour de la semaine, à l’exception du mercredi. Mon étonnement reçut alors la double réponse suivante : c’étaient les lutins qui écrivaient pour elle, la nuit. Et le sucre consommé en cachette montait à la tête, il n’y avait qu’à relire Hansel et Gretel pour s’en convaincre, vous ferez un exposé devant la classe sur les ramifications de ce conte dans le continent sud-américain, lundi prochain.

# 170

Au coin de la rue en redingote miteuse, un sac de couchage noir et gris roulé contre son ventre, ou peut-être deux tant la boule est volumineuse, formant une coquille inversée, une charge énorme et sans consistance, et un bouclier mou pour se prémunir des passants, auxquels, tête dans les épaules, regard par en-dessous de ses yeux clairs aux pupilles effroyablement dilatées, il demande de l’argent d’une voix d’insecte. Il est très jeune, rasé, crâne et barbe, roux pour ce qu’il en reste. Bartleby, on pense, mais, en regardant mieux, Ebenezer Scroodge, coincé dans un Noël cauchemardesque, sous les arbres qui bourgeonnent.

# 169

La dame a maugréé en passant : un euro pour une botte de radis, ça fait quand même quatorze francs. Et sur l’instant, ça m’a paru très juste. Puis à la réflexion, je me suis rappelé le temps de la conversion, quand nous multipliions tous les prix par sept pour nous rendre compte. Je me suis dit qu’elle perdait un peu la boule, la vieille au radis, qu’elle doublait la ration. Mais, en réfléchissant plus avant, indépendamment du résultat obtenu son calcul a quelque chose de juste. Et ce mot de conversion m’a rappelé que, née au vingtième siècle, j’aurai converti à tour de bras, comme une missionnaire peu regardante, des sommes qui n’avaient rien demandé, et que faisant machine arrière, à la manière des vieux d’avant ma vieillesse, qui calculaient en anciens francs des milles et des cents faramineux, des montants inaccessibles pour la moindre botte, je revenais telle la fille prodigue et que le veau gras ne devait pas être donné non plus, sur ce beau petit marché de la rive gauche.

#168

Aujourd’hui j’ai été abandonné par un inconnu.    ristan Mat. Oui, il a raison, le Tristan Mat : on ne peut être abandonné que par un inconnu, par quelqu’un dont on ignore tout puisqu’on n’a  pas vu venir l’abandon, puisqu’il nous lâche comme un vieux clou alors qu’on avait mis notre confiance dans le bonhomme, sinon on ne parlerait pas d’abandon. On dirait : j’ai été croisée par un inconnu, ou dépassée, ou mangée. Je n’arrive pas à dire ce que je voudrais dire quand je lis la phrase de Tristan Mat, il n’y a rien à ajouter pourtant.

# 167

Chaque mercredi matin, le Professeur Bacon est assis à la deuxième table à droite de l’entrée du Snack Jack. Il ne corrige pas de copie, il ne ferait jamais ça en public et ce serait un encouragement malsain pour les étudiants qui passent par là à laisser balader leurs yeux sur des notes et des appréciations qui ne les concernent pas. Il vient pour écrire et plus probablement pour être interrompu puisque tout le campus le sachant attablé là aussi sûrement que Noël en décembre, quiconque éprouvant le besoin de le voir, de lui poser une question taraudante, d’éclaircir un point de méthode, d’annoncer une nouvelle susceptible d’altérer le cours de sa scolarité, de son enseignement, passe comme par hasard au Snack Jack et lui fait un petit signe depuis le comptoir. Il a un bureau, cela va avec le poste, dans les locaux mêmes de l’université, mais il n’y est pas si amène. Il est impossible d’y trouver un coin de chaise pour s’asseoir, encombrées qu’elles sont toutes de rapports, de mémoires, de thèses inachevées… d’autres, dédicacées font bercer les étagères et bouchent la moitié de la fenêtre. Quand on lui parle, dans l’étroite embrasure de la porte entrebâillée, son regard ne quitte pas le petit réveil posé devant lui et la trotteuse cinglante fait chèrement payer chaque seconde d’hésitation. Comme le dit son collègue, le professeur Aegg : il faut vraiment avoir été diagnostiqué d’un cancer du côlon pour souffrir l’ambiance de son antre. Ce matin, pour la première fois en dix-sept ans, il n’est pas au Snack Jack. On garde la table, personne ne songe à s’y installer, même vers onze heures, quand les uns ont leur première pause tandis que les autres se réveillent de leur dernière bringue et que la petite salle est pleine comme un container. Personne ne s’inquiète non plus : notre campus est minuscule, on suit quasiment en direct l’actualité la plus intime de ses habitants. Il y a les bouteilles de lait, les journaux, les éclats de voix, les jardinières, les plates-bandes, sans parler des animaux domestiques et des téléphones qui renseignent à l’heure près nos vies quotidiennes. Bref, ce matin, pas de Bacon et quelque chose d’extraordinaire s’est passé : il y a eu un débat au Snack Jack ! Dans un lieu où l’on ne sert pas d’alcool, ce genre de manifestation est assez rare. Je ne parle pas des débats en cours, qui sont organisés jusqu’à la nausée pour mimer une activité hautement démocratique et auxquels même les élèves les plus naïfs n’accordent aucun crédit, les considérant comme un pensum supplémentaire lors duquel, simplement, on s’agitera davantage. Mais ce matin au Snack Jack a eu lieu un débat spontané, autour de la petite table vide, et j’ai moi-même renoncé à retourner en cours, me serrant avec d’autres, étudiants et enseignants sur les banquettes jaunes défoncées.

# 166

L’année de sa mort, elle fait du feu tous les jours. La flamme happe son chagrin, sèche ses larmes. Elle ne va pas au cimetière, au grand dam de leurs enfants qui ont exigé qu’il soit mis en terre. Elle ne retourne pas aux endroits qu’ils aimaient. Il ne sera pas là-bas. C’est perdu d’avance. Il est dans le feu qui danse, crépite, ronfle et s’assoupit comme un gros chat pour disparaître. Elle reste tout près du foyer, l’année de sa mort. Elle ne sait plus quels lieux elle aimait sans lui et ne veut pas le savoir. Y réfléchir l’épuise et elle ne veut pas dormir, mais veiller aux détails de la flamme.

# 165

Trois femmes pâles, brûlantes et consumées de cette passion particulière qui les occupe comme un ennemi qu’on apprend à respecter, à contrecarrer, à défier depuis tant d’années. L’autre est plus jeune de plusieurs vies. Elle les a convoquées, réunies. Ensemble, elles parlent dans la pénombre. Elles évoquent le discours par lequel une femme — une cinquième apparaît dans la petite pièce où elles se sont retirées — met en garde une autre — une sixième vient à sa suite —. Pourquoi n’y a-t-on pas vu d’abord de la solidarité ?

# 164

La conversation s’est engagée comme suit : la rue n’était pas fermée en dépit des travaux en cours, de la pelleteuse et de la demi-douzaine de gars en orange fluo, le petit vieux lui a demandé si elle était carrossable. Qui refuserait de donner l’heure ? Comment ne pas répondre à une question aussi urbaine ? Il venait d’emprunter ce passage et sur ses belles chaussures caramel, la boue ne se voyait pas trop. Le petit vieux a enchaîné avec une explication précise concernant la présence de sa canne et de ses hésitations. Une chute, les pavés retors qui se soulèvent un peu partout par ici, comme la mer — il vient du Sud et parle avec un accent incongru dans cet région frisquette —, l’entorse : ma chaussure droite c’est du 39, la gauche du 41… Une chose en entraînant une autre, la mort de sa femme est apparue entre eux. Depuis quelques minutes, il se demandait où il trouvait le temps d’écouter ce diable de petit vieux bavard à un carrefour, se remémorant des mises en garde dans les contes à ce sujet et voilà qu’il lui raconte comment quelque vingt années auparavant, son épouse est passée en trois semaines. Une très grande femme pleine d’entrain. Et il a interrompu le flot de paroles d’une voix blanche : ce qui vous est arrivé, c’est l’objet exact de ma terreur, voir mourir ma compagne, lui survivre. Un camion-benne passe entre eux, qui les sépare. Il prend congé du petit-vieux qui s’est décidé à emprunter à son tour la rue en travaux.

#163

Le carré ouvert dans le ciel de la pointe d’un bâton dessine sur le sol un cercle, carré mou, dégagé de sa perfection stellaire. Là se convoquent les mondes de la grande verticale souple qui lie le ciel, la terre et les enfers. Elle traverse le cercle en son milieu. La pauvreté des moyens est à l’image de la condition humaine. Quelqu’un arrive qui ôte une chemise parfaitement noire pour revêtir une chemise parfaitement noire qu’il portait pliée sous son bras. Une autre se déchausse et dit les paroles à voix basse. Un troisième, en retard, prend garde à ne pas se presser et attache méticuleusement ses cheveux avant de les serrer sous un bas noir. Deux autres s’entraident tandis que le cercle s’éclaire. Le dernier n’a plus qu’à se déchausser. Les voilà au bord du cercle, pieds nus marquant les heures. Les masques s’abaissent sur les visages. Peau sur peau. Parfaitement lisses. Pour les yeux seulement deux meurtrières. Point d’épée. Combats pourtant. Impossible à présent de les distinguer. Ils sont six. Ils vont jouer au jeu par excellence. Au jeu antique. Au jeu d’avant le jeu des jeux, où il n’y a qu’un seul déplacement, vers la mort. Le premier qui a relevé la tête entre dans le cercle avec un premier pas. Il s’appelle, l’espace d’un tour, le protagoniste. En face de lui, le coryphée accepte sa proposition et avance d’autant. Le deuxième pas du protagoniste doit être parfaitement identique au premier. Ce qui n’est pas possible. Le plancher grince, le corps a changé, la lumière et les ombres ne sont plus les mêmes… Le coryphée en est pourtant le seul juge, dans le monde réduit au cercle. Oui, il avance à nouveau. Non, il baisse la tête et meurt le protagoniste, qui vient prendre sa place tandis que le coryphée se fond dans son ombre, première esquisse du chœur à venir. Le nouveau protagoniste entre. Il vient se placer exactement là où son prédécesseur a perdu la vie. Quand sur ce point, ses deux pieds sont parallèles, il relève la tête et croise le regard du coryphée. C’est du fer. Aucun ne sait qui est derrière le masque. Personne ne cherche à le savoir. Cela n’a rigoureusement aucune importance en comparaison à l’enjeu en présence. La tension du regard d’une meurtrière à l’autre, c’est le fil sur lequel s’avance le protagoniste, sur lequel le chœur vient à sa rencontre. Un pas à la fois. Un grand pas est accepté par un pas égal. Ils sont tout proches quand le protagoniste meurt, au refus de son troisième pas. Il y a un vertige à se retrouver si près du centre du cercle pour le troisième tour de jeu. Le protagoniste fait un long chemin pour prendre sa place, tandis que derrière le coryphée, les deux autres joueurs sur la même ligne lui font paire d’ailes. Tous trois forment un groupe serré sans aucun contact pourtant et ils avanceront comme un seul. Un seul sans nom, sans complément. Le protagoniste lève la tête. Le chœur trop proche lui semble une falaise. Il recule d’un pas. Le regard tient, mais le coryphée vacille sous le coup de la surprise. Pour prolonger le jeu, le regard, la vie, il faut accepter cette séparation. Le chœur recule à son tour, comme un bloc. Le cœur se déchire de s’éloigner davantage au deuxième pas, accepté aussitôt tout imparfait qu’il soit. Le troisième est immanquablement refusé, c’est la règle. On ne peut s’arranger qu’une seule fois avec la vérité. Le protagoniste suspend son pas. Quand enfin il l’accomplit, le coryphée tient immobile son regard quelques secondes immenses comme la mer. Et puis le plus lentement possible, baisse la tête et tue ce qu’il aime. Quand le coryphée disparaît dans le chœur, tout a disparu de ce qui vient de se jouer. Les ombres n’ont pas de mémoire. Et ainsi le jeu se poursuit et puis s’achève, au dernier protagoniste, faute de combattant.

 

#162

Elle s’est enroulée autour des draps roulés en boule, mais son temps file, elle le sait, elle s’en souvient, elle voudrait pour l’instant qu’il en soit autrement, que son temps soit arrêté également, mais elle sait qu’un jour elle voudra autre chose, autrement, un jour qui n’existe encore sur aucun calendrier. La tête plongée dans les draps, elle ne voit rien que son odeur. Il s’est déjà absenté. Elle sait combien de temps et par quels stratagèmes la faire durer quatre jours entiers avant que l’effacement ne commence à se faire sentir davantage. Elle retient ses larmes pour ne pas gâter l’odeur toute fraîche, toute bonne encore, de la pure. Elle n’inspire pas à fond pour ne pas saturer son odorat. Il faut durer. Quatre jours. Après, il y aura encore le linge de la panière et puis celui des placards où elle prendra le dernier souffle de son odeur. Quand ils se sont rencontrés, il portait un parfum étrangement joyeux. Il lui rappelait un hôtel près d’un champ de fraises où elle était allée avec un autre homme. Le souvenir a dérivé pour n’être plus que son parfum à lui, sa peau de soleil.

#161

Elle lisait un polar. Un truc américain, mal traduit. Le dimanche en fin d’après-midi, une longue file de voitures se traînait dans la rue, avec un tel barouf de klaxons et de jurons que toute autre lecture aurait échoué. C’était le même cirque chaque semaine. Elle devait manger quelque chose, un yaourt à la cerise, le dimanche, c’est les seuls qui restent. En tous cas, elle était assise à la table de la cuisine. Chez les Amerloques, ça bardait, le détective avait sorti son revolver dans un parking. Deux coups de feu. Dans la rue. Elle veut penser à un pot d’échappement. Elle s’approche de la fenêtre avec prudence, cependant. Sur le trottoir d’en face, un grand noir en costard est adossé au mur entre la boutique de téléphone et transfert d’argent et le kebab. Deux motards casqués, arrêtés devant lui, bouchent la vue. Elle se penche un peu. Elle appelle le numéro d’urgence. Celui qui vient. Le 15. Plus personne ne bouge dans la rue. Le passager tire un troisième coup de feu dans le gars qui s’affaisse. Ils démarrent en trombe et s’étalent au carrefour. La moto et les motards glissent dans trois directions différentes. Ça décroche à l’autre bout du fil. Elle entend sa voix décrire ce qui s’est passé, ce qui est en train de se passer, mais c’est dans ses yeux qu’elle se tient tout entière. Pendant ce temps, des gens sont sortis des commerces pour s’approcher du corps. Quelqu’un crie en voyant les motards revenir, à pied. Panique générale. Le corps reste en plan. Tout le monde est parti se cacher, comme pour un jeu, derrière les voitures en stationnement, dans les boutiques qui cadenassent leur porte, les automobilistes disparaissent sous le tableau de bord… Elle se drape dans le maigre voilage de la fenêtre. Ils reviennent. L’un boite, l’autre a toujours son arme au bout du bras. Le corps se roule en boule. Ils avancent vite et gauchement, se cognant aux rétroviseurs, pointant leur casque vers les étages. Ils savent que plus d’une cinquantaine de personnes sont en train d’appeler simultanément des secours. Personne ne crie. On entend des oiseaux. Et puis, ils se décident : ils avisent un type à moto et fondent sur lui, arme au poing. Le gars lève les bras et en prenant appui sur sa jambe droite, passe la gauche au-dessus de l’engin par l’arrière, pas trop vite, comme une danse. Il recule sans lâcher des yeux ses deux braqueurs, qui sitôt en selle foncent entre les voitures arrêtées. Plus tard, il fume une cigarette qu’il aura eu du mal à allumer. La meilleure de sa vie. Les pompiers ont embarqué le corps en réanimation. La rue est bloquée. Jusque tard dans la soirée, les flics vont chercher les clefs de la moto abandonnée au carrefour. Et sûrement d’autres choses dont on ne parle pas dans son polar. Une belle soirée de printemps, des flics avec des lampes torches, à quatre pattes pour voir sous les bagnoles garées à la hâte tout le long de sa rue. 

#160

Il ne comprenait pas ce qu’il lui disait. Pas un traître mot, puisqu’il sentait qu’il n’y avait là que des mots amis. Il ne comprenait pas le détail. Attention, par exemple, il le disait sans s’exclamer, sans hurler avant la fin du trottoir comme le faisait sa mère. Avec lui, attention était une douce petite bouée en forme de pieuvre amicale qui flottait dans un bassin sans bord. Il ne comprenait pas non plus « chevillette » ni « cherra » quand sa grand-mère lui lisait Le Petit Chaperon rouge, mais il voyait bien qu’il s’agissait d’ouvrir une porte. Elle disait qu’il avait de la jugeote. Eh bien, là, c’était la même chose, ouvrir une porte avec des mots, suivre avec des yeux tranquilles la petite bouée pieuvre. Bien plus tard, il apprit qu’une légende signalait l’entrée des Enfers par un lac. C’est là qu’elle flottait à présent.

#159

Une amie lui avait raconté sa mise en liquidation judiciaire. Convoquée au tribunal administratif en fin de matinée, elle en était ressortie sans emploi, sa boutique fermée dans l’heure, quand elle pensait avoir un mois devant elle pour mettre les choses en ordre. Rideau. La soudaineté de la chose. En faisant son sac, il gardait l’œil sur sa montre. Sa vieille montre qui traînait dans le tiroir à bricoles, le bracelet râpait le poignet à présent, il avait maigri depuis la fin de ses études, plus de doute possible. La trotteuse… Il n’était pas au quart d’heure près, mais déjà il ne pouvait plus miser sur une demi-journée de marge. Les poèmes, les opéras (prendre des chaussettes chaudes), faisaient leur miel de ces couperets qui tranchaient l’existence en deux parties et glosaient pendant des heures de ce que le changement ne prenait qu’une seconde et qu’il surprenait toujours. Involontairement, ses regards balayaient la rue en bas et il entendait très distinctement la radio du voisin du dessus et les pas d’un gosse dans l’escalier. Les carnets, il ne faut pas les laisser. La porte a claqué derrière lui, les clefs à l’intérieur.

#158

Elle s’assied sur les marches de pierre de la vénérable institution dans sa robe de fée. Elle ne rentrera pas, ni cette année ni une autre. Le moment est passé. Dans quelques semaines, elle n’aura plus l’âge requis. Il n’est pas venu et sans lui, pas d’épreuve possible. De fée, elle n’a que la robe. Elle ne lui en veut pas, car lui seul qui portera la faute. Il aura tracé, avec sa nonchalance coutumière cette bifurcation de son existence. Elle est soulagée. Elle est spectatrice. Une voiture passe dans la rue à sens unique, une jeune femme qui lui ressemble trait pour trait est assise à l’arrière. Elle n’a même plus la présence d’esprit de s’en étonner. Elle est effroyablement tranquille. Depuis combien d’années n’avait-elle pas dormi comme cela ? Mais ce n’est pas un rêve, elle est bien véritablement assise sur les marches de pierre. L’apparitrice appelle son nom, au moment où elle le voit arriver au bout de la rue, pile à l’heure. C’est la première fois qu’elle le voit porter une chemise repassée.

#157

La ville mue. Les lieux où l’on aimait se retrouver font place à d’autres, sans disparaître tout à fait. Ils s’effacent comme des cousins discrets à l’arrivée d’un oncle truculent. Et avec eux ce que nous aimions là se fane, incapable de subsister dans une si grande ombre portée. Cécile Wasjbrot raconte comment, avec une amie, elles firent le choix du nom, de l’adresse, devant la devanture, conservant ainsi le même endroit de retrouvailles à travers les années. Je me souviens d’une forme d’amusement à traquer des alternatives, des plans B, voire C, puisqu’à aucun moment ce qui était perdu ne pouvait être recouvré à l’identique. Évidemment, dira-t-on, mais il faut parfois toute une vie pour accepter cette évidence, ne plus détourner la tête en sa présence, pour l’apprécier même. Or, je ne crois pas avoir jamais eu les moyens d’entretenir ce fol espoir. J’ai aimé fouiner, dénicher, me retourner, redistribuer… La ville mute. Cette bondissante quête de nouveaux lieux à aimer a fini par trouver sa fin. Cela correspond plus au moins au moment où il est apparu que certaines des personnes que j’aimais à retrouver dans la ville ne viendraient plus inaugurer ces nouveaux cafés, squares, restaurants, quartiers, musées… parce qu’elles étaient mortes. J’ai commencé à demander : « où nous retrouverons-nous ? » sans proposer d’abord un endroit préféré. Pareillement, au moment de la commande au restaurant, je dis « la même chose », pour n’être pas détournée de ce qui à présent compte le plus.  

#156

Elle comptait retourner travailler dans le village où elle avait eu son premier boulot. Une saison d’été, à peine majeure. Elle avait la détermination d’une vengeance. Sa décision de remonter là-haut nous plongeait dans une grande perplexité. Cela faisait bien longtemps que le gars avait été arrêté, emprisonné. Il était probablement mort. À la réflexion, avait-elle jamais montré d’autres formes de détermination ? Non. Les décisions se prenaient le soir pour le lendemain, chantiers ouverts, valises bouclées, villes quittées… sans trop d’éclat, mais de manière irréversible. Elle avait décroché un contrat auprès d’employeurs qui promettaient d’être tout aussi méprisables que ceux qui l’avaient embauchée, nourrie et logée, à l’époque. Je suis passé la voir au milieu de l’été. Elle m’a emmené déjeuner dans une petite crêperie aux pieds des pistes. Elle leur tournait le dos et m’invita à m’asseoir à ses côtés. La grande terrasse en bois semblait flotter au-dessus de l’herbe. Les montagnes semblaient autant de convives à notre table.

# 155

La distraction. L’aveuglement. Je regarde cette série fantastique sur Morphée. Je me tance. Je m’asticote. Pourquoi regarder ça ? N’as-tu pas mieux à faire ? Qu’est-ce que ça peut bien te faire ? Pourquoi maintenant ? Et le héros, il est taillé pour plaire à des ados, avec son corbeau qui parle, son teint blême… Et ça continue, un bruit de fond permanent comme celui des télés un peu détraquées de mon enfance où l’image nette était flanquée d’un grésillement de basses qu’on finissait par associer à tout, jusqu’à ce qu’un nouveau venu assène au poste un coup de poing salutaire pour lui éclaircir les idées. Ça dure des jours, et puis je remarque que je me souviens que je suis occupée depuis deux ans à l’élaboration d’un texte où le rêve devient une modalité de communication, dont je suis en train de corriger le manuscrit et que j’envisage d’adopter un corbeau une fois à la retraite, que je crois assez fermement qu’il me sera alors possible de parler avec lui.

# 154

Pour l’apprentissage il y avait eu encore une fois, une dernière, le réseau des amis d’amis. Le patron ne lui avait pas posé de question. Il avait essuyé la vague d’illuminés qui, réinventant le retour aux vraies valeurs, roulaient leur costard en boule pour se mettre au pétrin. Avec elle c’était différent. L’âge d’abord. Elle avait déjà bien roulé et sur toutes sortes de routes. La seule chose qui semblait l’attirer au fournil, c’étaient les horaires. Il était rare qu’elle dorme encore après quatre heures du matin, alors mieux valait s’attaquer à quelque chose d’utile plutôt qu’à sa propre personne. Elle était étonnement résistante, même si on portait moins qu’avant, ça avait son importance. Le peu de paroles nécessaires à la tâche, il voyait bien que ça aussi lui plaisait. Elle regardait d’un mauvais œil le poste radio enfariné au début, mais finaude, elle avait vite compris qu’il servait au silence, même tonitruant.

# 153

Elle écrivait. On lui offrait des stylos. Leur aspect présentait systématiquement de nombreux points avec la personnalité du donneur, souvent même avec sa morphologie. Elle écrivait. À travers cette offrande se manifestait le souhait qu’elle les tienne entre trois doigts et fasse couler d’eux leur histoire, sans que quiconque reconnût leur calligraphie. Mais s’ils se reconnaissaient immédiatement dans les traits qu’ils n’avaient pas inspirés, les leurs dans ses textes, leur demeuraient étrangers. Dans un entretien, elle expliquait fort sérieusement que, quelle que soit sa forme ou sa couleur, une plume était une plume et que les oiseaux n’avaient pas leur mot à dire, puisqu’ils les chantaient sans égal possible.

#152

Sa voix se confond avec un grincement de chaise. Impossible de savoir s’il a dit quelque chose ou si on s’est assis un peu trop lourdement sur l’antique mobilier de sa salle à manger. À bien y réfléchir, plusieurs personnes de son entourage ont des voix de meubles. Enfin, pour être tout à fait exacte, d’objets inanimés. Sa cousine Claudie, pour ne citer qu’elle, parle avec un ton de lorgnon. Elle ne dit pas ça parce que Claudie ne mange pas de viande et ne supporte pas de voir passer un chien dans le paysage — splendide — qu’on peut contempler par la fenêtre de son salon quand elle vous intime l’ordre de venir prendre le thé chez elle. Elle « laisse la vue » alors, dans un geste d’hospitalité qui ne trompe aucun familier : elle veut éviter le soleil qui donne directement dans l’après-midi et le désagréable contre-jour de ses hôtes. Quant à son fils, elle doit bien l’admettre, il a toujours eu le timbre d’un canapé affaissé, et son mariage n’a rien arrangé.

#151

Au départ, c’était du café pour réveiller les morts. Mais avec le temps et l’obstination à le servir toujours ainsi, l’incapacité à le préparer autrement, si puissant que les vieux le coupaient avec un trait d’eau, ou parfois avec un glaçon, le breuvage costaud a perdu son pouvoir de ramener à la vie. C’est devenu, sans qu’on y prenne garde, une commémoration. À l’Est, on verse un peu d’alcool par terre pour boire avec les absents. Une grande verticale traverse le monde du dessus et celui du dessous, tous les sols sont meubles. Chez mes grands-parents, la formule s’est resserrée, et voilà que je me retrouve à faire « du café pour les morts ». Un bon geste, en quelques sortes, comme les chrysanthèmes sur les tombes à la Toussaint. Jeanne avait une façon de dire : « Il est bon ton café » transformant cette phrase toute simple en un des plus beaux compliments que j’ai reçus. Marcel la dit à présent exactement sur le même ton, le nez dans son mazagran. Dans un monde d’imposture, je fais du bon café pour les morts.

#150

La gare de Stuttgart est en travaux. Cela saute aux yeux et pour cette raison, il est déconseillé d’en faire la remarque aux habitants de Stuttgart qui vous accueillent. D’ailleurs, si au lieu de débarquer naïvement dans ce chantier tentaculaire, vous vous étiez un peu renseigné, vous auriez parlé de la pluie et du beau temps, du voyage et des sandwichs. En effet, voilà ce qu’on peut en apprendre sans aller chercher bien loin : Les travaux de construction ont débuté en 2010 et devraient être achevés en décembre 2022 pour la gare et 2025 pour le nœud ferroviaire. Le projet fait l’objet de polémiques, les Verts y étant particulièrement hostiles. La démolition de l’aile nord de la gare le 25 août 2010 et l’abattage des arbres dans le Schlossgarten dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre 2010 ont constitué jusqu’à présent les points culminants sentimentaux des manifestations. La manifestation du 30 septembre 2010 dans le Schlossgarten, préalablement à l’abattage d’arbres parfois âgés de plusieurs centaines d’années, fut réprimée violemment par les forces de l’ordre. Le lendemain, une manifestation réunissait 50 000 personnes. (…)
Son coût a doublé, atteignant 8,2 milliards d’euros en 2021.

# 149

Elle avait bien dû noter ça quelque part, voilà ce qu’elle se disait d’abord, mais avec les années, piles des carnets sur le bureau, dans les tiroirs, grenier des archives, fonds déposé à la bibliothèque de l’université, fouiller était devenu plus long et aléatoire que réécrire. D’ailleurs, Il n’est pas certain qu’elle put réécrire. Parfois, elle croyait avoir écrit, alors que non, rien. Elle en avait parlé à la femme pleine de bon sens qui faisait le ménage deux fois la semaine. Elle s’était résolue à employer quelqu’un pour ranger : égarer les notes, c’était une chose, mais les factures, les papiers d’identité et les chaussettes causaient rapidement des problèmes d’une autre importance. Elle avait dû lui en parler et avait cru l’avoir écrit, puisqu’elle écrivait aussi au sujet de cette femme, notait des anecdotes qu’elle lui rapportait d’autres foyers, sans jamais nommer les personnages, mais tout le monde se connaissait sur le campus et ce n’était jamais bien méchant. D’ailleurs, elle contribuait probablement de la même façon à entériner l’image lunaire que ses collègues avaient d’elle. Quand elles prenaient un café pour conclure leur travail du matin, avant que l’une s’en aille vers d’autres pénates et l’autre vers l’amphithéâtre ou la bibliothèque, elles discutaient avec vivacité et riaient aussi parfois. C’est alors qu’elle avait ses meilleures idées : elles lui apparaissaient si nettement, qu’après coup, elle était persuadée de les avoir non seulement notées, mais écrites, d’en avoir fait un article ou un chapitre. Le phénomène s’accentuant, la professeure décida de se faire aider pour le ménage trois ou quatre fois par semaine. Mais elle découvrit alors que sa femme de ménage n’avait pas ce genre de disponibilité à lui accorder. Elle lui proposa alors de l’héberger, à titre gratuit. La maison était grande, d’autant plus qu’elle lui avait permis de reconquérir de nombreux espaces en jetant les cartons vides et en organisant une méthode de classement rationnelle. Avec tact et fermeté, Kassia déclina l’invitation : elle avait une maison, des enfants et parfois un mari dont elle n’avait pas l’intention de se séparer.

# 148

Les nuages bas

La photo ne les rendra pas

Elle se les garde

Noyés de soleil

Elle les aplatit si bien

Que tu ne vois rien

Des nuages bas

Qui savent n’être ni ici ni là

Hésiter, trembler

Et traîner leurs guêtres

De soie comme ils vont en suspens

Loin du ciel encore

Où ils sont inscrits

Par une main paresseuse

Ils restent tout près

Des champs et des toits

Mauves sur les champs de colza

Quand ils disparaissent

Alors on entend

Qu’ils chuchotaient à nos oreilles

Tu vois maintenant ?

# 147

La précision rapide du petit doigt qui crochète la manche alors que les mains sont déjà mouillées et savonneuses. Sa prestesse à réparer l’oubli de cette infime précaution toujours répété, n’est-elle pas la cause même de cet oubli têtu ? Mais le geste se fait avec une telle discrétion, le remarques-tu seulement d’ordinaire ? Cela va si vite, on ne peut presque pas parler d’un geste… une action ? Et ensuite, quand l’index et le majeur sont couverts de crème pour le visage, les paumes prennent le relais pour fermer le petit pot cylindrique, bien calé dans l’une tandis que l’autre, opère le quart de tour suffisant revisser le couvercle.

#146

Alors, comme en posant son oreille contre sa poitrine pour entendre bien précisément les battements de son cœur, elle lui demande : à quoi ressemblent-elles, ces crises d’angoisses ? À un chevreuil dans la lumière des phares. À un réveil en conduisant sur l’autoroute, quand un shot d’adrénaline te rappelle du profond sommeil d’une seconde, au danger, à la vie. Son cœur bat dans le lointain, elle a fermé les yeux pour mieux entendre et derrière ses paupières, elle voit son visage effaré et une série de petits verres remplis à ras bord d’alcool à 70 degrés alignés sur un comptoir. Lui voit son visage à elle, flouté par l’eau, comme du fond d’une piscine. Ils ne parlent plus.

#145

La plante se portait mieux, c’était incontestable, depuis que sur les conseils d’une étudiante chagrinée de la voir dépérir, il s’était risqué à l’arroser davantage. Il la tenait d’une vieille collègue qui lui avait confiée, florissante, quelques temps avant d’aller rejoindre la Grande Bibliothèque éternelle, qui les accueillerait tous tôt ou tard dans ses rayons. C’était une dame qui ne payait pas de mine, en dépit du soin qu’elle mettait à s’entretenir, fréquentant chaque mois le petit salon de coiffure en bordure du campus, où un monsieur qui faisait aussi la barbe teignait ses cheveux dans le même abricot que celui de son caniche. Elle appartenait à différentes sociétés secrètes où elle siégeait à une place d’honneur, et elle savait toujours quel livre prendre sur ses étagères pour sortir qui la visitait d’embarras, comme elle l’avait fait pendant des décennies à la bibliothèque de l’université. Il avait été très impressionné de voir qu’à la retraite, elle continuait à proposer l’ouvrage idéal, alors que le nombre de volumes auxquels elle avait désormais accès ne dépassait probablement pas le millier, en comptant ceux qu’elle entreposait dans sa cuisine, ses toilettes et son garage. D’ailleurs, elle répugnait à se lever de son confortable fauteuil à oreilles, et réussissait des miracles en se limitant aux livres à portée de sa main. En lui donnant la plante, elle avait précisé : « trop d’eau c’est la mort. Elle se contente de peu ». Et depuis plus de vingt ans, elle survivait sur son bureau. Il lui parlait, l’arrosait tous les quinze jours avec un dé à coudre. Ses longues feuilles minces, repliées sur elles-mêmes, lui évoquaient les romans égyptiens d’Agatha Christie, et notamment La Mort n’est pas une fin, ce dont il se sentait profondément reconnaissant. En contemplant sa renaissance plantureuse (depuis trois semaines, il était passé à un verre d’eau chaque lundi), un trouble inédit s’emparait de lui. Cette capacité légendaire à demeurer dans la plus stricte observance de la règle, des règles, et qui faisait l’excellente et terrible réputation dont il jouissait à travers tout le pays, de combien d’autres choses l’avait-elle privé ?

#144

Elle est debout dans la cuisine. Une petite chaussette argentée dans la main. Sur le rebord de la fenêtre, dans les bacs de simples, une branche de thym part de travers, on dirait le Sud.

#143

En lieu et place d’épopées, dans la famille, nous avons les procès. Des procès au long cours, où avant même le verdict, on en a déjà pris pour quinze ans minimums. Tout est bon dans le cochon, mais l’immobilier reste un nanan. La maison de famille est restée si longtemps en indivision qu’avec l’argent des avocats et des experts, on aurait pu en acheter deux pareilles. Il fait cette constatation sans aucune amertume. C’était la maison de ses beaux-parents, on dirait qu’il a vécu toute l’affaire – 20 ans tout de même – de loin, qu’il a regardé les sept frères et sœurs de sa femme s’empailler depuis les tribunes. Mais le procès, c’était la bonne chose à faire, ils en conviennent tous deux, en hochant tranquillement la tête : on va aux mariages, aux baptêmes, aux enterrements, on envoie des cartes pour les anniversaires, on prend des nouvelles et on convoque le ban et l’arrière-ban de la justice immobilière à chaque héritage.

#142

Il faut quand même dire qu’on n’avait pas envisagé qu’on serait juste jusqu’au bout. Le contraire non plus, d’ailleurs. Mais on pensait qu’avec le temps, ça lâcherait un peu aux coutures et on se retrouve à soixante-dix piges passées à compter ses petits sous à la boulangerie. Les Bahamas, je ne dis pas, mais un café croissant pour agrémenter la promenade et de quoi acheter un journal digne de ce nom, au lieu de récupérer la feuille de chou du café… Et puis s’assoir ! Le comptoir, c’est bien joli, mais à mesure que les jambes fatiguent, il prend une allure de déambulateur tout à fait déprimante. Tout ça, c’est pas la mer à boire, mais tout de même, une déconvenue.

#141

Les réunions chez le Doyen observaient un protocole strict. Le Professeur Tuppet, que tout le monde appelait Tuppet-Puppet, sans qu’on sache bien pourquoi, or la rime, arrivait systématiquement en retard. Elle détestait ce surnom, entrant dans des rages grandioses si elle entendait quelqu’un le prononcer et, il faut en convenir, elle avait l’ouïe fine. Ceux qui la côtoyaient depuis plus de deux décennies confirmaient bien volontiers que n’importe quel surnom lui aurait été également insupportable, mais qu’ils s’étaient attachés à celui-là et son succès auprès des jeunes générations entérinait cette préférence. On ne l’avait connue qu’habillée comme une grand-mère, mais pas comme sa grand-mère qui avait été en son temps une des femmes les plus élégantes du campus. Pour ce qui est des retards, la question est toujours la même : comment ? Tuppet-Puppet avait une façon particulièrement exaspérante puisqu’elle entrait dans la cérémonie du doyen en touriste — et je pense particulièrement à la horde bardée d’appareils photo dans le premier cloître de l’Abbaye de Tomar, alors même que des panneaux en abondance signalent par des pictogrammes qu’il est rigoureusement interdit de prendre des photos et qu’un peu de silence est bienvenu, le lieu étant toujours consacré et habité — donnant des signes ostentatoires de son inconscience du dérangement qu’elle provoquait. On pourrait dire bien des choses sur le Doyen — et on les dira, soyez-en assurés —, mais son goût du protocole convenait à l’ensemble du corps enseignant. Aucune remontrance n’ayant l’effet escompté sur Tuppet-Puppet — elles la rendaient au contraire encore plus agressive qu’à l’ordinaire —, ses retards furent incorporés au cérémonial et à chacune de ses entrées une rumeur quasi imperceptible ressassait son surnom, dans une sorte de comptine :

Late, late, late

Tuppet-Puppet

#140

À son réveil, le réveil n’avait pas sonné. Un signe. Il était tard, or elle ne dormait jamais tard. Un signe. Les draps rêches et coupants s’étaient amollis et adoucis dans la nuit et à présent, ils la cajolaient. Nécessité oblige, elle se traîna aux toilettes, puis à la cuisine. Indécise, elle entreprit un époussetage des étagères en attendant le sifflet de la bouilloire. Une carafe se brisa. Un signe. Elle emporta la théière et des vivres et retourna se coucher. La pluie se mit aussitôt à tomber bruyamment, chassant les deux oiseaux roucouleurs qui l’avaient probablement réveillée. Un signe. Plus les heures passaient, plus il devenait clair qu’il faudrait vivre autrement. Moins d’espace, moins de bruit, moins de gestes… Réduire la voilure. Alors des cordages et des voiles, des histoires de sirènes, de mât, des chansons de marins et toute la Grèce antique envahirent la chambre.

# 139

La seule chose qu’il l’ait vu faire d’un tant soit peu érotique consistait à retirer une moufle avec ses dents. D’ordinaire, cela lui suffisait amplement : il était doté d’une grande imagination dans ce domaine. Il pouvait tenir des semaines sur un geste, une intonation, un regard, une bribe de conversation, un contact accidentel, un reste de parfum chauffé sur une écharpe accrochée à la même patère que son pardessus… Il avait conservé précieusement l’image de la moufle pour un moment tranquille, la maison vide, une longue soirée bordant une matinée sans réveil. Son sens de l’économie des émois était tout aussi spectaculaire que son imagination. Il l’avait d’abord interprété comme la juste contrepartie d’une jeunesse perdue dans un coin sans intérêt. Mais le roman avait changé avec l’âge, certaines complaisances biographiques ayant atteint leurs limites. Dire qu’un coin est sans intérêt, par exemple, alors qu’il en aimait profondément les reliefs, la lumière et nombre d’aventures dont il refusait à présent de rougir. Il pensait à présent que l’émoi était chose rare, que ces instants qui le bouleversaient contenaient un reflet d’une chose très profondément enfouie en lui, une intensité proprement insoutenable, comme l’attraction pour la couleur rouge ou bleu glacier. Il se saisissait de ces apparitions — soudain, il était aux aguets, avant même de savoir ce qui provoquait cet état, comme il se représentait les chiens d’arrêt, la patte levée, sur le recul presque, comme pour rembobiner les quelques instants qui venaient de créer une alerte assourdissante, un bruissement de feuilles, un effluve sur l’eau… — puis, avec patience, précautionneusement, il les dépliait et leur or miroitait sur toutes les surfaces de son esprit et de son corps. En dépit de ce grand savoir-faire, de cette remarquable connaissance de son terrain, il en restait là avec la moufle. Il appelait, mais rien ne venait propager ni même entretenir l’étincelle de son désir. À force de torturer son esprit, une autre image se présenta de la jeune femme à la moufle : elle avait une sorte de souplesse au niveau des cervicales, elle avait une fois basculé la tête en arrière pour voir qui arrivait sans prendre de se retourner… mais rien ce soir-là, ni les autres ne lui permit de lier ensemble ces deux paillettes minuscules.

#138

Avec son costume sans cravate, il explique : « C’est un peu comme un ménage qui se dirait, tiens, je vais m’acheter une maison à Romainville puis cinq ans après un appartement à Paris, puis trois ans après un appartement à New York… »
La femme de petits sous est terrifiée par cette litanie de chiffres. Le K inscrit après les centaines, initiale de Katastrophe.

#137

Le Professeur Ægg était soucieux. Son appartenance à deux éminentes Facultés distantes de cinq heures d’avion lui avait semblé un équilibre idéal, d’autant que le prestige de chaque institution rejaillissait pour ainsi dire au carré sur son CV. Les voyages l’excitaient, il aimait les aéroports, les taxis, acheter des parfums hors taxe, dormir dans des hôtels que réservait pour lui une femme qui n’était qu’une voix — pouvoir énoncer la phrase « Bonjour, je suis le Professeur Ægg, vous avez une chambre pour moi », métamorphosait le lobby en décor de La Mort aux trousses — faire deux petits-déjeuners au buffet avant d’aller édifier par la qualité supérieure de ses raisonnements les amphis de phrénologie, pour les quitter quelques heures plus tard dans un nuage de fumée… Le professeur Ægg aimait les lauriers, raison pour laquelle l’adage « pour vivre heureux, vivons cachés » n’avait jamais fait partie de ses préceptes. Cependant, il l’admettait amèrement en avalant son deuxième café, c’était bien là le secret d’une double vie réussie. Or depuis quelques mois, chacune de ses employeuses le pressait de dire enfin ce qu’elle représentait pour lui : maison-mère ou troisième bureau, plongeant le pauvre professeur dans des affres de mari adultérin, alors même que sa vie amoureuse était tout à fait dégagée de ce genre d’ultimatum. En désespoir de cause, il décida de s’en ouvrir à une jeune collègue grammairienne dont l’entrain naturel parvenait épisodiquement à le distraire. Une déception : seule la question de savoir si on pouvait considérer Ægg comme un aptonyme doublé d’une calvitie, élégamment dissimulée par un rasage de près, l’intéressait.

#136

Elle n’appelait plus. Il ne s’inquiétait pas. Parfois il s’ennuyait, mais il savait y faire. Un jour, elle appelait à nouveau. Elle était de retour. Elle avait fait un long voyage. Elle avait vécu à des heures incompatibles avec les siennes. Il aurait aimé qu’elle lui confie davantage ses soucis. Il se serait senti plus solide.

# 135

Elle s’en était aperçue à l’occasion d’un séminaire dans le Montana. La neige l’avait surprise et ses bottes en caoutchouc étaient tout à fait inadaptées. Il fallait se rendre à l’évidence : son directeur de thèse la brimait. Elle n’était pas la première à se retrouver dans cette situation : l’autorité des spécialistes en la matière, quelle que soit la matière, faisait la réputation de l’Université et il n’y avait rien de surprenant à ce que cette autorité se commuât parfois en une forme plus spectaculaire. À l’instar d’une casserole de lait, les conséquences de ces débordements affectaient simultanément les parois de la casserole, le feu noyé d’un coup, le manche et la main qui le tenait (le gaz seul continuant discrètement à fuir en pareil cas). Tout cela, c’était le petit roman de l’épopée de la thèse, un lit de mesquineries et de contrariétés au-dessus duquel le sujet traité planait, tel un épervier dans le soleil. Elle remarqua soudain, dans le Montana, alors que son illustre professeur s’apprêtait à pénétrer dans l’enceinte feutrée où se tenait l’évènement, que les éperviers, pas plus que les autres oiseaux n’avaient vocation à demeurer dans le ciel ad vitam aeternam et que s’ils tournaient ainsi, ce n’était pas pour la beauté du geste, mais bel et bien pour repérer quelque chose avant de fondre dessus. Ainsi de la relation entre la splendide élaboration intellectuelle et des innombrables tracasseries qui moutonnaient dans la fange des bourbiers de ce monde. Cette comparaison manquait de finesse, mais elle procédait d’une intuition qui lui parut fort juste. C’est alors qu’elle réalisa à quel point les brimades de son directeur de thèse étaient déplacées. Il lui avait proposé un sujet de thèse, une niche dont il était le plus grand spécialiste au monde et dont elle n’était plus jamais sortie. Un chien de berger apparu tout à coup entre l’épervier et le troupeau des déceptions qu’elle gardait par-devers elle depuis qu’elle l’avait accepté. Elle n’avait pas vraiment d’idées de toute façon, en tous cas, aucune de cette hauteur. Dans quelques minutes, elle ferait une communication de première importance dans le Montana tandis que depuis la salle il lui indiquerait d’abréger, de se concentrer, d’aller au sujet, de ne pas dépasser le temps qu’il lui était imparti, par de petits signes secs, des soupirs et des roulements d’yeux. Factuellement, elle avait rendu sa thèse six ans auparavant, de sorte que son directeur de thèse aurait dû devenir un collègue, passant, si l’on peut dire de l’autre côté du manche. Mais de cela, elle ne prit conscience ni au colloque de Montréal, ni aux journées d’étude de Cambridge, et pas même lorsque son directeur de thèse prit sa retraite, laissant vacant une chaire prestigieuse où elle lui succéda. Dans le Montana, envahie par son intuition du chien de berger et de l’épervier, elle mélangea ses pages et cette distraction l’affecta si profondément qu’elle ne parvint pas vraiment à répondre aux questions, pourtant nombreuses, que suscitât son intervention.

# 134

Un arbre à fleurs roses imperturbable dans son printemps. L’herbe haute et grasse à son pied, traversée de soleil couvre quelques mètres carrés d’une fluorescence idyllique. Il faudrait tout arrêter et s’asseoir là, entre deux bretelles du périphérique, poser contre le tronc une tête soudain légère, manger l’herbe peut-être ?

# 133

Elles ne se parlaient plus. Elles ne se voyaient plus non plus. Finalement, ça avait toujours fonctionné comme ça. Quelque chose fondait une brouille et pendant des mois, parfois des années, elles n’avaient plus aucun échange l’une avec l’autre. Puis, un jour, elles se fréquentaient à nouveau. L’une faisait une visite et elles convenaient d’une autre rencontre, comme si rien ne s’était passé. Au fil du temps, il n’y avait plus qu’un épais brouillard, dans lequel elles s’entrapercevaient plus ou moins.

# 132

Il faut le dire à Pierre. C’est alors que tu t’en souviens : Pierre s’est suicidé. Il n’a pas laissé de note, il ne t’a pas prévenue. C’est cela qui n’est pas supportable : il t’a quitté avant même d’être mort. Ce désir, il te l’a tu. La solitude est une boue épaisse. La peine est terrible. Elle s’enfonce comme une lame. La douleur est incroyablement précise. Exquise. Ce genre de douleur qu’on éprouve la nuit, quand on rêve.

# 131

Il lance un grand bonjour chaleureux. D’un coup, on se croirait dans la famille qu’on n’a jamais eue, ou au Bar des amis. Derrière sa vitre, la secrétaire médicale même paraît atteinte par cette vague bienfaisante. Les cheveux échappés de son chignon tremblant comme sous l’effet d’une brise des mers du sud… Le petit peuple anxieux de la salle d’attente échange des regards surpris. On croit un instant que le nouvel arrivé s’est trompé d’adresse. Des scénarios catastrophes s’échafaudent : peut-être vient-il pour des résultats d’analyse sur la surabondance de ses protéine bêta-amyloïde et tau et qu’il est sur le point de découvrir qu’il va complètement perdre la boule, ce qu’annonce cette légèreté de ton dans sa grande salutation enveloppante ? Peut-être croit-il sincèrement se trouver au Café des Sports de Mens ou aux fêtes de Binbin ? Il a pourtant l’air tout à fait normal quand il s’assied sur une chaise vert pâle, entre la femme rondelette avec un bébé qui pleure et l’homme avec la vilaine toux. C’est alors qu’une des médecins entre à son tour en lançant un petit bonjour facétieux. La stupeur s’accroît dans la salle d’attente, certains réajustent avec soin leur masque sur leur nez. Une pandémie, on sait comment ça commence.

# 130

La première volée de marches, elle la descend à toute allure, son gobelet brûlant dans une main. Sur le palier, elle s’arrête net, boit son thé d’un trait, avant de se précipiter vers la deuxième. Le retard n’est pas un animal qui se laisse rattraper.

#129

Sur le parvis dégagé de bitume-plage, comme au sommet d’une dune sèche, les guetteurs rendent l’immensité du désert à la ville partout arrêtée et recommencée, la ville brouillonne, ils la dotent d’un horizon qui invisible aux yeux des passants, mais perceptible un instant. Ils scrutent des directions différentes tandis que leurs compagnons dorment, ou discutent allongés sur leur coude. Les matelas de fortune, les sacs, délimitent un campement, un fortin, un refuge. Un des dormeurs, sous la couverture crasseuse est vêtu de blanc immaculé et son visage parfaitement oval, est paisible comme une statue qui pense.

#128

Un rêve tout entier dominé par un phénomène de phonème. Au réveil ne reste qu’une ligne de F et de R. Pas d’oiseau dans le rêve, mais le mot de l’oiseau, freux, était partout. Sortie au petit matin avec ce bruissement dans les oreilles, la ville vide, un corbeau marche avec distinction sur l’herbe verte des voies du tram. Comme il entend le bruit d’ailes qui m’accompagne, il ne prend pas la peine de s’envoler à mon approche, mais s’éloigne à un rythme parfaitement égal. Je me demande combien de temps vit un corbeau. Celui-là précisément. Peut-on parler d’une première attache ?

# 127

À ma naissance, on a planté un cerisier. Il grandissait plus vite que moi, et je me souviens lever les yeux vers lui dans le petit jardin en terrasse du ravin. Un jour, il donnerait des cerises et moi, on ne savait pas encore trop ce que j’allais donner… Finalement, il s’est pris un mauvais coup du lapin blanc de l’hiver, et on n’a jamais vu la couleur de sa confiture. En revanche, tous les autres fruits disponibles sur le marché passaient par la bassine en cuivre de Jeanne — la goutte perlait dans l’eau du pot en verre — pour finir sur les tables de l’hôtel dans de petits ramequins blancs, et sur mes tartines. Chez nous, tout le monde aimait les confitures, Jeanne elle-même n’étant pas en reste. Mais l’abricot était une pomme de discorde entre elle et son mari. Chaque été, elle en rapportait quelques caisses du marché, et Marcel, pourtant peu près de ses sous, en faisait toute une histoire. Les abricots étaient plus chers que la confiture. Pas celle de Jeanne, qui ne se vendant pas était sans prix, mais comparée à celles que nous n’achetions pas dans les supermarchés. En grandissant, j’élaborai un argumentaire formidable en faveur de la confiture d’abricots maison. Pour la forme, puisqu’en définitive seul comptait l’égal plaisir qu’elle prenait à faire ces confitures, à contrarier son mari d’une peccadille et à en manger. Je remarque que depuis qu’elle nous a quittés et que le dernier pot fait de ses mains a été vidé et lavé, Marcel achète ses confitures au Casino. Il se cantonne aux fruits rouges.

#126

Je pourrais prétendre que c’est l’Est, l’Union soviétique, l’auteur expatrié au nom interdit et l’histoire que racontait Leonid Kheifeitz, le vieux professeur de GITIS, à son sujet, qui m’ont fait chercher le livre. Il expliquait qu’après la réhabilitation du banni par Gorbatchev, qui avait fait grand bruit dans la sphère où ses livres s’échangeaient sous le manteau au risque de la déportation et de la mort, une visite de l’auteur à la mère-patrie s’organisait. Alors que Kheifeitz montait l’escalier de l’école d’art de son pas lourd pour aller donner son cours tout en feuilletant le journal du jour, le titre СОЛНЦЕНИЦЫН ВОЗВРАЩАЕТСЯ l’avait fait immédiatement se retourner pour s’assurer que personne ne l’avait vu lire le nom interdit. Il disait avoir compris dans ce geste que son idéalisme était mort. Et sa peur à jamais vivante. Mais ce n’est pas pour cela que j’ai cherché le livre. C’est son titre, doux et amer, impensable dans l’âpreté inséparable de ce que la Russie est pour moi, qui me l’a fait quérir : La Confiture d’abricot. « L’idée de composer des récits binaires, en deux parties, était venue depuis longtemps à l’esprit de mon mari (…) Il commença à rédiger ces histoires dans la première moitié des années 1990, qui coïncident avec notre retour chez nous, en Russie » explique Natalia Dmitrievana sur la quatrième de couverture.

# 125

Nous en convenons : un jour, il y a un moment, mais pas de date, pas de chute d’un âne, pas de coup de la foudre, ça a arrêté de tirer, de serrer la gorge et aussi le ventre, de coller au fond du palais un goût âcre, de faire battre le cœur malaisément. Les rendez-vous ont pris fin et nous nous demandons : est-ce ainsi à la fin d’une analyse ? Les rendez-vous ont pris fin puisque nous n’avions plus à nous retrouver de loin en loin, au prix des pires difficultés, de sacrifices cruels en abyme de mauvaise conscience. Ce qui n’est jamais séparé n’a pas besoin de retrouvailles. Il n’y avait plus non plus cette fouge, bave aux lèvres, de l’heure volée, l’heure décisive qui seule peut permettre de prouver qu’on a bien été là, jusqu’au bout. Un jour, nous n’avions plus rien à brandir. De cet effort, de ces victoires, il ne reste plus rien ou presque. Nous sommes devenus véritablement païens, ne quittant plus la page, notre peau au-dedans profondément parcheminée, encore vierge. Nous en convenons, à présent, nous nous laissons écrire.

#124

Ce que je voulais soutenir, dans la rousseur de mes cheveux, c’était deux figures de la lignée des femmes de ma famille. Le roux d’écureuil pop de ma trop jeune mère, les yeux au khôl derrière ces lunettes lourdes, m’allaitant au début des années 70 dans le salon de ces beaux-parents. L’auburn vanté des cheveux de ma grand-mère que j’ai toujours connue blonde platine. Une image et un mot. Auburn, une robe de cheval… Dans la rencontre avec mon troisième prénom, Audrey, je voyais apparaître le visage doux, drôle, et souriant de l’actrice américaine. Très vite le mystère de l’auburn indiscernable sur les photos en noir et blanc l’emporta sur la flamboyance. Je ne faisais plus que des reflets, mais pour qui m’avait connue franchement rousse, je demeurais telle. C’est seulement quand un surnom affectueux est venu nommer cette rouquinerie que j’ai cessé tout à fait. J’ai d’ailleurs cessé d’aller chez le coiffeur, purement et simplement, et voilà qui ne peut qu’évoquer le proverbe chinois : « Tu ne peux pas empêcher les oiseaux de la tristesse de voler au-dessus de ta tête, mais les empêcher de faire leurs nids dans tes cheveux, ça, tu le peux ! » Or « rook », je l’apprends ce jour, ne désigne pas seulement la tour aux échecs, mais également le freux : Oiseau tenant à la fois du corbeau et de la corneille noire, caractérisé par son bec étroit dont la base n’est pas garnie de plumes. Et d’après Michelet : « On assure que les freux [espèces de corneilles] poussent plus loin l’esprit de justice ».

#123

J’ai longtemps souligné les reflets roux de ma chevelure. Parfois, la main un peu lourde, voire le geste militant. En sortant d’une audition, où un metteur en scène m’avait expliqué que du haut de mes vingt-sept ans, je ne pouvais pas envisager de jouer une jeune femme dans les Shakespeare qu’il montait la saison suivante, je suis rentrée en rage chez un coiffeur en demandant qu’on me coupe les cheveux au plus courts. Le gars était très bien. Il m’a dit : je ne sors pas mes ciseaux quand quelqu’un est en colère. Il a soupesé la masse de mes cheveux. J’ai compris qu’il y avait d’autres façons de partir en guerre qu’avec le crâne rasé. Deux heures plus tard, je ressortais avec les cheveux presque rouges sur toute leur longueur. Ils tranchaient comme la lave sur la queue de pie de mon manteau noir. Quelques jours plus tard, j’avais rendez-vous avec un autre metteur en scène. Celui-là cherchait une assistante. Dans la vitrine, mon reflet ressemblait à un personnage d’Enki Bilal, très pâle avec le béret noir, le long cheich bleu roi et le flot rouge des cheveux. Je crois que c’est ainsi qu’il me vit m’asseoir en face de lui. Notre collaboration fut longue et fructueuse.

# 122

Elle avait un goût pour les métaphores martiales. Le départ prématuré et sans retour du géniteur pour une armée sans guerre pouvait l’expliquer. Cela matérialisait une forme de lignée entre eux. Une ligne de séparation également : il devait être depuis longtemps retraité de service de la nation, mais pour elle, il restait un bon petit soldat. On lui avait montré une photo, en treillis, entouré par trois bergers allemands. L’esprit de corps. À chaque étape importante de sa vie universitaire, avant d’entrée dans la salle d’examen, de se confronter à un jury, de postuler auprès du Doyen… Ave César, ceux qui vont mourir te saluent. Combien d’années lui avaient été nécessaires pour comprendre qu’ils n’allaient pas mourir dans l’arène, sur le moment même, qu’ils saluaient depuis leur place de mortels, l’empereur-dieu ? Longtemps. Dans la vénérable bibliothèque, elle se rappelait le jour où elle avait lu dans Aristote qu’il y avaient trois sortes d’hommes : les vivants, les morts et ceux qui vont sur la mer. Le volume était toujours à la même place sur l’étagère. Il n’y avait plus de fiches pour connaître le nom de ceux et de celles qui qui l’avaient lu depuis. Cette phrase avait-elle sauté à leurs yeux comme aux siens ? Avait-elle changé leur vie également ? Leur avait-elle permis d’avaler leur épée pour en faire un sabre ? Et le cas échéant, leur digestion avait-elle été aussi douloureuse ? Et leur déjection ?

# 121

L’objection revenait fréquemment : « dans mon interprétation, je vois les choses autrement ». Et l’image avec elle : Bernadette en extase dans sa grotte. Enfant, elle devait à la sainte son premier mot d’esprit. La tête couverte d’un exemplaire du Journal de Spirou, elle avait foncé au salon en criant : je m’appelle Bernadette ! Je m’appelle Bernadette ! Et pour ses parents interloqués, qui prenaient le thé avec le prêtre de la paroisse anglicane, elle avait précisé, dans un sourire triomphant : Bernadette sous Spirou !!! Son père bon public avait été pris d’un fou rire tel qu’il avait recraché un peu de son thé sur l’assiette de boudoirs. Le prêtre avait eu un sourire compréhensif. Sa mère, au comble de la gêne, avait expliqué en épongeant qu’on ne savait pas où elle allait chercher des choses pareilles. « Je crois qu’il est déjà marié quand il écrit ça. En tous cas, c’est ma vision du texte ». Revenir de ce souvenir d’enfance où la plongeait ce refrain familier lui coûtait et ce coût la plongeait dans une perplexité que les étudiantes prenaient parfois pour de la profondeur, d’autres pour une forme de peine que leur rébellion aurait provoquée chez leur professeure. Elles s’imaginaient que son esprit était à l’image de ses robes à fleurs désuètes, de ses grandes lunettes passées de mode dont les verres très épais lui faisaient des yeux pas plus gros qu’une tête d’épingle. En les réajustant, elle précisait qu’elle ne voyait rien. Les rieuses passaient de son côté. Puis, elle ajoutait qu’en revanche, elle aimerait beaucoup entendre le texte, pour commencer.

#120

Pour mes quarante ans, j’avais pris une décision. J’apprendrais à jouer d’un instrument de musique. J’apprendrais à jouer de l’accordéon. Ce projet flottait dans une utopie raisonnable, dont on se rend compte avec l’expérience que c’est un parfait bain de poison. C’est pourquoi je caresse une idée bien plus difficile à mettre en œuvre pour ma retraite. Sa réalisation commence aujourd’hui et je peux même dire qu’elle a commencé il y a trois jours quand un ami a évoqué le livre de Thom Van Doren Dans le sillage des corbeaux — Pour une éthique multispécifique, dans un café au fil de l’eau — oui, l’eau et son fil sont aussi, bien qu’encore très confusément de la partie — . Quand je parle de la retraite, je ne parle pas d’un âge précis, d’une date précise : comment cela me serait-il possible dans les circonstances présentes ? Il s’agit davantage d’un état d’esprit vers lequel je tends, je tends très longuement comme une droite qui finira un jour ou l’autre par rejoindre une autre, qui lui est presque parallèle, mais dont ce moment d’intersection n’est pas destiné à notre regard mortel. Je tends vers le retrait, vers une retraite, comme on l’entend dans les tragédies de Racine (austère, prompte, riche, longue…), signifiant davantage une moindre fréquentation de mes congénères qu’une pension ou l’absence de travail. D’ailleurs, il s’agira, avec ce projet chéri, non de moins fréquenter le monde, mais de le voir d’un autre œil puisque je souhaite, alors, devenir l’amie d’un corbeau.

#119

Eh, Madame, t’es un corbeau ou quoi ?
L’apostrophe m’avait cueillie. Pourtant, j’arrivais vêtue de ma redingote noire, sous laquelle je portais une robe noire, chaussée de mes bottines noires et coiffée de mon béret noir. La tenue-théâtre : le noir, toujours pauvre, toujours élégant, jamais vraiment sale, va te rouler par terre, faire la reine ou la servante. Et sur fond de banlieue grise en novembre, un corbeau était bien la première chose à laquelle on pouvait m’apparenter. Un corbeau venu picorer l’asphalte apparemment stérile aux yeux de ces habitants. Et dans ce lycée abandonné des peintres, des jardiniers et des maçons depuis de trop nombreuses années, je me demandais, comme eux, si j’allais rapporter quelque chose de ce périple. Le gars qui m’interpellait boxait dans une autre catégorie que la mienne. On lui avait dit plus souvent qu’à son tour qu’il était noir. Mais il savait que c’était faux. Sa peau était d’une certaine nuance de marron, et il l’avait d’ailleurs expliqué plutôt gentiment au premier gosse qui l’avait appelé « le Noir ». Cela remontait à la petite école et il ne s’était plus donné la peine depuis de ce genre de subtilités. C’était moi, le corbeau, pour lui, pour eux. Passée la blague, et la gêne du gaillard quand je soutins son regard qu’il manifesta par un redoublement de défi, je me demandais ce qui se passerait si j’expliquais à quel point il voyait juste. Ou plutôt, je me le demande à présent que je prends la pleine mesure de sa sagacité. Alors je me contentai d’écrire mon nom de dix lettres de long au tableau en majuscule, puis, après m’être assurée que chacun avait eu le temps nécessaire à sa lecture, j’échangeai le D pour un B.

#118

Elle avait succédé comme le printemps à l’hiver à un vénérable collègue. Du jour au lendemain, les petits archets, poussés tout droit, perce-neige de la première heure, s’étaient groupés autour d’elle. Ses très jeunes élèves formaient une petite troupe charmante et turbulente qui l’adorait. Sa blondeur, la fraîcheur de son prénom piaillé à tue-tête à la moindre occasion, son rire frais devant leurs maladresses, la fine ride verticale qui se dessinait sur son front quand elle jouait son instrument, le soir, dans des salles éclairées de cristal où les emmenaient leurs parents, conscients de l’importance du moment : autant de choses qui nourrissaient leur attachement, chaque jour plus profond. Mais ce qui l’emportait par-dessus tout, c’était son chevalier servant, un gaillard noir comme la nuit avec un bouc de diable qui venait l’enlever à la fin de la journée, pour quelque enfer sombre et magnifique où il régnait en maître, son archet en main.
Vingt ans plus tard, assis au dernier rang de l’orchestre, il le reconnaît au premier pupitre des violons. Une joie oubliée lui monte dans le cœur et il se répète en boucle une litanie de c’est lui ! c’est son ami ! Oui, c’est lui ! Ce ne peut être que lui ! Son ami ! Et il s’attend en frémissant à ce que les premières notes qu’il jouera embarquent l’orchestre dans un nuage de fumée. Son cœur d’enfant perce le gel qui l’entoure depuis quelques années, il s’en aperçoit. C’est alors qu’une femme vient s’asseoir à ses côtés, au dernier pupitre des violoncelles. C’est elle. Les voilà réunis à nouveau tous les trois, Déméter, Hadès et le petit chérubin qui les observait de tous ses yeux quand ils disparaissaient au coin de la rue, main dans la main, secoués de rires, lumineux, tendres… Il la salue par son prénom, tant aimé. Elle le regarde avec une molle surprise. Elle sort son instrument de la boîte, s’installe au pupitre, en rectifie la position en soupirant. Il lui rappelle la petite armée des archets brandis, son arrivée dans le conservatoire de la ville où il avait grandi. Elle pose sur lui un regard terne. Il lui dit combien elle comptait pour eux tous, là-bas, et le grand chagrin qu’il avait eu à la quitter quand ses parents étaient partis pour une ville plus grande. Ah oui, lâche-t-elle finalement, et ses yeux éteints se tournent vers son ancienne flamme, qui debout, demande le silence pour l’accord.

#117

Impossible de se souvenir si c’est le désir d’une forme d’avant-garde, la précipitation ou une nonchalance bon teint qui avait dicté ce choix. Il est trop tard à présent pour le rattraper. La radio sur scène était une vraie radio. Je pense que, secrètement, le metteur en scène espérait un effet Dario Fo, que le poste capterait momentanément la fréquence de la police et que comble de chance, un meurtre ou quelque chose de criminel serait en cours, créant ainsi un instant de vérité, dans cette grande blague du monde portée à la scène. Un des principes de la magie blanche consiste à ne rien souhaiter que de bénéfique à ses pires ennemis. Une promotion qui les éloignera à tout jamais de la ville, du pays, voire du continent. Un héritage qui les dispensera de travailler dans votre université. Une rencontre passionnée les vidant corps et âme de leurs forces dans l’extase (il n’est pas certain que cette dernière suggestion soit homologuée…). À son insu, le metteur en scène avait dû souhaiter trop fort et quand la nouvelle de la mort du président Kennedy traversa le plateau médusé pour arriver aux oreilles du public, on trouva son spectacle du dernier mauvais goût. Quelques personnes ne manquèrent pas de le faire immédiatement savoir en quittant bruyamment les rangs, et trois d’entre elles huèrent un bon coup avant de sortir de la salle. Sur la scène, les acteurs et les actrices étaient également sortis un moment de leur rôle pour échanger des moues dubitatives sur ce procédé racoleur. La plus âgée tourna d’ailleurs le bouton du poste pour le réduire au silence et reprendre l’interprétation inédite de leur adaptation de Memoirs of a Survivor. Elle avait dit dès le début des répétitions que cette insertion de l’actualité mettait complètement par terre la dramaturgie de la pièce, qu’il ne fallait pas dépasser les bornes en matière de politique-fiction… mais il faut se rendre à l’évidence, elle n’avait pas eu plus de succès que si un dieu lui avait craché dans la bouche. Bientôt les répliques fusèrent à nouveau. Seule la régisseuse générale, qui était également affectée au repassage des costumes, à la préparation du café et à la création son et lumière semblait se souvenir que les moyens techniques de la troupe des baladins du monde occidental n’offraient aucunement la possibilité d’un canular aussi raffiné.

#116

On avait cru longtemps que leur mésentente spectaculaire était fondée sur un différend d’ordre esthétique. Cela n’expliquait pas tout, loin de là et notamment la soudaineté de cette rupture de ban entre d’aussi vieux collègues, mais c’était réconfortant de les croire agités seulement de passions inspirées par leur art. Pourtant, leurs grands élèves qui se lamentaient au bar du coin en vidant pinte sur pinte donnaient davantage à la patronne l’impression de resservir les enfants d’un divorce cuisant, que de participer, même à son insu, à la Querelle des Bouffons. Les pauvres chats étaient malheureux comme les pierres, commentait-elle en payant sa tournée et il faut bien admettre que la moindre occasion leur était bonne pour prendre leurs jambes à leur cou loin de l’ambiance délétère qui régnait désormais sans partage sur leurs heures de cours. La vie universitaire offre heureusement de nombreuses échappatoires et entre les colloques internationaux, les échanges entre universités et les missions européennes, il ne restait plus que trois ou quatre pauvres chats pour subir l’épouvantable guerre de tranchées qui se livrait à l’étage des comparatistes. À la longue, on dut renoncer à la théorie du différend d’ordre esthétique, qui, tous l’admettent d’une seule voix à présent, cachait forcément une forêt et, ergo, un loup. Mais le noble argument abandonné, on n’entra pas pour autant dans le vif du sujet, et la pédagogie fut invoquée comme pomme de discorde entre les deux collègues. Cela dura ce que dure les roses : un semestre universitaire. Quand le véritable motif de la misère dans laquelle pataugeaient les doctorants depuis presque deux années se fit jour, il se produisit la chose la plus étonnante. Devant la combinaison de frivolité, de sordide et de pathétique de l’affaire, personne ne trouva plus de raison de s’en affliger. Au bar du coin, le nouveau juke-box devint l’objet de toutes les conversations.

#115

Le livre, je le lis petit à petit. Il n’est pas difficile, mais chaque chapitre, chaque page fait l’effet d’une révélation, pèse le poids d’une confidence. Même les confidences heureuses ont un poids particulier qui ne s’accommode que du silence qui les suit. L’annonce, récemment de l’arrivée d’un enfant longtemps attendu. Le livre que je lis est écrit en confidences, en voix modérée, la voix à l’intérieur de sa tête quand celle qui l’a écrit arpente les rues de Dresde ou de New York, quand elle réfléchit à sa table de travail. Je devrais dire : celle qui l’écrit, tant est forte l’impression qu’elle est en train de le faire. Je m’attends à la trouver assise sur le fauteuil de ma chambre quand je lèverai les yeux.

#114

À l’université, j’ai été son assistant. Si on peut dire : elle m’avait mis le grappin dessus et me payait de loin en loin, sans qu’il soit possible d’établir la moindre suite logique, et ne parlons pas de budget prévisionnel. Tout à coup, au milieu d’une phrase ou d’un cocktail, elle me regardait comme si elle me voyait pour la première fois et elle sortait une poignée de billets de la poche de ses grands pantalons de l’armée des Indes, en s’excusant d’être aussi peu rigoureuse. Un jour, elle m’envoie à l’autre bout du campus chez un confrère ethnologue pour récupérer son « petticoat ». Je n’ai pas osé lui faire répéter, je ne connaissais pas ce mot, mais je comptais sur l’ethnologue pour me remettre l’objet désigné sans sourciller. Il était parti en mission quand je me présente à sa porte. Sa femme considère ma demande avec une forme de perplexité, ou plutôt de lassitude et avec un haussement d’épaules, elle m’indique le jardin. Je me retrouve parmi les roses rares et les vivaces quand elle me rejoint, armée d’une pelle et d’une glacière. Là-dessus, elle me désigne un coin du gazon où creuser. Je pense à un rituel vaudou, l’ensevelissement des petticoats… inutile de préciser que je n’avais jamais entendu parler de l’affaire Petticoat ni de Margaret O’Neale. Le sac n’était pas enterré profondément, mais j’ai échafaudé plus de théorie en pelletant le mètre de terre qui le recouvrait que dans toute la suite de ma carrière. La femme de l’ethnologue pendant ce temps-là fumait de fines cigarettes en ôtant les pétales fanés des buissons de roses. Je n’osai pas ouvrir le sac, qui était taché et sentait fort mauvais. En deux temps, trois mouvements, elle referme la glacière et me met à la porte. Maintenant, il faut bien imaginer la scène. Le cours va commencer dans le grand amphithéâtre, j’entre triomphant avec ma glacière jaune moutarde. Mon professeur me regarde comme si elle me voyait pour la première fois. J’annonce le retour du petticoat. Elle ouvre la glacière avec un air vivement intrigué que je prends à mon crédit. La puanteur gagne tout l’espace confiné de l’amphi en une seconde. Elle s’exclame : « mais qu’est-ce que vous avez fait avec Winnicott ? » Notre collaboration a pris fin dans les minutes de panique qui ont suivi l’exhumation des restes de son fox-terrier de la glacière moutarde.

#113

Tout le monde voit ses yeux de biche. C’est un sujet. Leur animalité, davantage que leur grande beauté. Aujourd’hui elle est assise bien droite et elle ne tremble pas. Elle doit dire ce qui s’est passé. Mais ses yeux sont si grands qu’en l’écoutant, le gendarme croit voir la capture, la réserve, l’apprivoisement, l’enfermement et la curée. Il regarde ses yeux de biche et un vieux conte sur le mariage d’un homme avec une fée à queue de poisson lui revient en mémoire. Mais lui sait que c’est un conte et qu’en face de lui, c’est une jeune femme courageuse qui se tient bien droite, sans pleurer. Dans le conte, c’est le frère du marié qui vient tout gâcher avec sa curiosité maladive. Il se demande si on peut parler de curiosité quand on a décidé par avance ce qu’on trouverait derrière la porte close… Devant la forme extraordinaire de ces yeux, il se dit que c’est dommage, ces confusions qui ont rendu impossible le mariage des hommes et des fées. Un dommage irréparable, ainsi qu’elle lui fait savoir en signant la plainte.

#112

Bitume-plage. Ils sont assis parmi les machins. Un dort sur sa serviette en carton. L’autre regarde l’horizon du boulevard. Bitume-plage. Les machins sont très colorés aujourd’hui et ils flottent dans le vent, par morceaux. Le sol est bien lisse, en attendant un char à voile, deux cavalières au pas tranquille dans la lisière des vagues, des gosses en maillot avec leur équipement de bâtisseurs, un avion à banderole qui indiquerait bien nettement le sens de la vie, il reste assis sur son cul. L’autre se retourne dans sa capuche. Il prendra le prochain quart.

#111

La main, c’est encore la tienne. La tête aussi. Mais le reste du corps — ne faudrait-il pas dire les restes, à ce moment-là, les restes, les reliefs sur la table de la nature morte ? — ne répond plus. Sous ta main, c’est drôle, les proportions sont changées, la proprioception — c’est le mot exact et il revient sans peine, lui, preuve que la tête répond, comme tu viens de te le dire — la proprioception, bien articuler, n’est plus qu’un souvenir. Tu te souviens comment ça se passait quand ta main reconnaissait le reste du corps — on t’avait expliqué il y a longtemps (un ingénieur en robotique) l’extrême complexité de faire faire des choses simples pour la main humaine par des robots : recapuchonner un stylo sans regarder, par exemple —, tu te souviens comment il faut faire, mais en vain, puisque ce qui reste du corps est si différent de ce que tu as connu, toute ta vie, la semaine dernière… À la longue, l’étrangeté finirait par t’amuser, tu serais prise dans l’intrigue comme en lisant Kafka ou un bon polar ou le Guide de l’auto-stoppeur dans la galaxie. Seulement de quelle durée parle-t-on dans « à la longue » ? Tout va probablement continuer à bouger comme ça. C’est rassurant de se représenter les choses sous l’angle de la catastrophe, une chute libre dont tu repères le début aujourd’hui, mais qui sera sans fin à l’intérieur de toi-même, où ça ne répond plus.

#110

Ça n’est arrivé que deux fois. Un livre disparaît, absolument indispensable à un travail en cours. On met la maison à sac, on se retourne la mémoire, on retrace ses allées et venues depuis l’acquisition même du livre, qui, dans le premier cas, remontait à de nombreuses années. Il y avait bien longtemps qu’on n’achetait plus de livres d’art, de livres coûteux. Arrive un moment où toutes les possibilités rationnelles sont épuisées, toutes les cachettes jusqu’aux plus improbables ont été fouillées et toujours pas de livre et le travail attend en pianotant des doigts sur le comptoir. Là commence le merveilleux. Des scénarios s’échafaudent sans effort jusqu’au ciel. Le livre volé, le plus invraisemblable, hélas, reste celui qui inspire la plus grande tendresse. Il faudra lister tous les autres, qui n’excluent pas définitivement une intervention martienne ou divine. D’ailleurs, le premier livre ainsi évaporé ne traitait-il pas justement de l’Annonciation italienne et le second, du Golem… ? L’un comme l’autre a réapparu, dès qu’il n’a plus été temps de les mettre au travail. L’échéance passée, ils sont là de nouveau, exactement là où on avait regardé cent fois. Le goût demeure cependant de leur absence insoluble, pareille à celui du mot perdu qui revient toujours avec une tête de sosie, de jumeau : même et autre.

#109

Son cœur s’est arrêté. Il n’y a pas d’autre explication. Il n’y a rien à dire. Un jour, par quelque bout qu’on le prenne, le cœur s’arrête et avec lui le tic-tac du temps. Ainsi du sien. La vie continuait, il faut bien le reconnaître, sans le détail des secondes et des minutes. Restaient vaguement les heures. Elles ressemblaient à ces saisons qui vont par deux dans les pays lointains. Son cœur était comme le corps cassé d’une montre à gousset qu’on ne sort plus du fond de sa poche. Il tenait moins d’espace. D’autres objets plus utiles auraient pu le recouvrir, mais l’utilité elle-même avait disparu. Elle allait, avec cette cavité dans sa poitrine, vivre encore de longues années. Ou peut-être serait-elle emportée par un coup de vent un peu fort. C’était là tout ce dont elle parvenait encore à rêver. Un jour, on ne sait comment, un oiseau décida que l’emplacement vide et sombre convenait à son nid. 

#108 

Elle se sert un verre de génépi. Le crêpe crisse contre le formica. Elle envoie promener ses escarpins noirs sous la table. Il faudra replier les rallonges. Dans son souvenir, le goût est infect, mais c’est ça ou le liquide vaisselle. Ils ne gardaient plus d’alcool dans la maison. Elle attend le soulagement. Combien de fois ces trois dernières années s’est-elle dit qu’elle n’en pouvait plus ? C’est bien ce qu’elle pensait : infect. Amer. Trop sucré. Elle voulait qu’il ne soit plus là, c’est chose faite. Le soulagement n’est pas venu au cimetière. Elle compte sur une visite discrète et tardive, à présent qu’ils sont tous rentrés chez eux. Les condoléances arriveront encore pendant des semaines, des mois. Il était insupportable, tout le monde le lui accorderait. Son obsession des bouchons en liège, pour ne citer que cela. Elle voulait partir. Elle se disait que sa mort le réveillerait de ses lubies, qu’une fois seul, il regretterait ce temps gâché en vaines colères. Elle a mal au cœur. Elle se demande comment font les gens pour boire ça, en remplissant son verre à nouveau. C’est un coquetier. Elle l’a confondu avec un verre à liqueur. Le soulagement n’a toujours pas fait son apparition. La tristesse (au fond du coquetier, sur la tache claire du formica usé, dans la fermeture coincée de sa robe) lui fait savoir qu’il ne viendra pas de sitôt. 

#107

À l’image de mon déplaisir, la table. J’aimais le vide, l’ordinateur plat et élégant. Depuis deux mois, tout fout l’camp. Le calendrier de l’année comme sous-mains, concession déjà ancienne, temporisateur des angoisses de lapin blanc. La petite plante increvable qu’il m’avait offerte pour un anniversaire, dans son pot gris et blanc façon béton et qui porte le nom d’un directeur de prison sympathique, elle disparaît derrière une lampe tarabiscotée à trois tulipes vertes et jaunes, qui  n’a rien à faire là, mais qui éclaire, qui fonctionne pendant que l’autre, celle dite « d’ingénieur » couleur de chewing-gum soviétique, attend d’être réparée, s’ajoutant à la longue liste de ce qui est foutu, cassé, manquant . Un mouchoir avec du sang, rien de bien grave, le nez de l’hiver avec ses vaisseaux pris dans les glaces… Boxée, je me sens, d’ailleurs. Un petit bloc-notes étroit d’un très beau papier marqué d’une libellule d’or sur chaque feuille qui ont petit à petit perdu leur destination amoureuse, amicale, pour ne plus servir qu’aux échanges commerciaux soignés de la femme de petits sous. Le sac du micro, noir et rouge, le cordon fourré là-dedans : on dirait un dépotoir des années 80. Une soucoupe cerclé d’or, impossible de comprendre comment se sont retrouvé là une pince à linge en bois, une épingle à chapeau à trois perles mauves, une broche en ivoire, souvenir d’un vide-maison, les parents morts en quelques mois, les amis, la famille partout pour alléger la charge, les voyages à la déchetterie et puis à la fin de l’après-midi, pour alléger une autre charge, le choix d’un objet dans la boîte à bijoux…des boutons de manchettes, des cartes du Café Europa parfaitement carrées, mon nom dessus et mon adresse électronique avec ce pseudonyme que je traîne depuis plus de vingt ans, et qui ressemble à un petit escargot espagnol, caracolion, ainsi qu’un journaliste m’avait nommée par erreur dans une critique élogieuse, au demeurant, ou peut-être d’autant plus qu’elle ne m’était pas nominativement adressée, une clé USB que j’ai trouvé sur l’énorme ordinateur de dépannage qui mange tout le reste de l’espace de la table et coupe la vue sur le tranquille tapis vert olive et le petit meuble à volet où les carnets patientent, un ticket pour l’exposition des Jours Heureux / Archéologie des trente glorieuses au Musée urbain Tony Garnier où j’avais retrouvé mon frère l’an passé, le bristol d’un hôtel trois étoiles à Castellammare del Golfo, trouvé dans un livre d’occasion et dont je me dis qu’il ferait un bon début d’histoire ou de voyage, ce qui revient à peut près au même depuis plus de trois ans. Bref, la biche dessinée au centre de la soucoupe, personne ne peut savoir qu’elle est là, pas plus que celle qui attend de savoir si je vais achever un jour le livret de l’Arbre qui devint, dont elle est une des formes du  rôle-titre. Des stylos, le bleu c’est l’amie sincère qui me l’a offert, consternée de me voir sans, un matin à Laumière, comme si c’était l’attribut de ma divinité, des gouttes de vitamines D, un thermos noir comme un obus, une tasse Lucien Engel de Strasbourg posée sur un carré de carrelage noir. On ne s’aime pas en ce moment. J’écris au café. 

#106 

Félix est un homme interdit. C’est l’homme que s’interdit Marguerite. Ils sont très bien mariés, l’un comme l’autre. Félix et Marguerite auraient beaucoup à perdre en une seule nuit, plus encore dans une seule vie. Ils le savent l’un et l’autre, parce qu’ils ne sont pas nés de la dernière pluie. Ils sont bien décidés à ne jamais arriver à l’heure où ils n’auraient plus rien à se dire. Dès leurs premières rencontres, Félix a étreint Marguerite pour la saluer. Cette pratique perdure : ils ont de gros manteaux, des bonnets des gants, ils ressemblent à deux apparatchiks dans l’hiver soviétique des années soixante. En été, ils ne se voient jamais — sauf une fois, où Marguerite accompagnait son cousin dans ses dernières heures. Quand ils se sont étreints, lui en chemisette et elle bain-de-soleil, son chagrin s’est fiché entre leur corps comme une épée —. Ils ne savent plus vraiment quand elle a commencé à lui raconter avec une précision chirurgicale et poétique, cependant, les autres hommes. Il leur arrive parfois de dormir ensemble, tout habillés, laissant entre eux libre le mitan du lit et sa profonde rivière. 

#105

Les assiettes blanches, il ne peut plus les voir en peinture. Mais, à la maison tout le monde les trouve si pratiques… Pire tout le monde les aiment. C’est lui après tout qui allait en prison une fois par semaine pendant des mois. C’est son déjeuner qu’on lui faisait passer ainsi, recouvert de plastique et qu’il emportait sans l’avoir déballé, assiette comprise, dans sa grande sacoche. Il le mangeait sur la route du retour, en fin d’après-midi, pour ne pas flancher. L’assiette restait dans la bagnole, sa femme la rapportait dans la maison le lendemain en revenant des courses. Elle pensait à la Pâque juive sans trop savoir pourquoi. Ils n’avaient pas brisé d’assiettes à leur mariage. Avec le recul, c’était un regret doux et déplacé. 

#104

Elle l’avait trouvé joli garçon. « Joli garçon ». Qui dit cela, de nos jours ? Sa grand-mère, mais elle était morte. Il n’était d’ailleurs plus si jeune. Pour sa grand-mère, il l’aurait été, mais il avait quand même une bonne quarantaine. La réunion allait son train de chiffres, avec leurs petits wagons de statistiques, et de données techniques. Elle faisait bonne impression. La présidente la couvait du regard. On croyait l’entendre dire à la ronde : c’est moi qui l’ai faite. Elle avait espéré cette reconnaissance et voilà qu’il avait dit le mot « désir ». Un mot que personne n’attendait à la réunion biannuelle des concepteurs d’engins mécanisés du futur. Et il insistait, souhaitant se faire bien comprendre, interrogeant toute la tablée sur la sincérité de leur « désir ». Elle avait levé les yeux vers lui, il n’était pas joli garçon. Il était… là. Il pesait plus qu’eux tous réunis. La pièce basculait vers lui. Il ne s’adressait pas à elle précisément, mais elle l’entendait mieux que quiconque, comme si ses oreilles avaient été spécialement équipées pour ce moment. Ils se voyaient depuis quand elle passait en ville. Deux ou trois fois par an. Son âge, son apparence l’indifférait totalement. C’est le mot « désir » dans sa bouche qu’elle étreignait à chaque fois. 

#103

Il ne lui manque pas le premier jour, ni la première semaine, au bout de dix jours, parfois, elle se dit : Tiens, on s’est vu la semaine dernière, ou celle d’avant. Mais ça passe vite, un train qui traverse en une seconde le fil des pensées qui patientent au passage à niveau.  La dernière fois, c’était bien, c’est toujours bien de le voir, elle sourit quand même et puis la barrière se lève et elle reprend la route. Mais, sans crier gare ! un jour au lendemain, son absence est inacceptable. Une souffrance soudaine, névralgique. Elle se met à compter les jours. Elle rêve de montagnes, de cailloux blancs, d’escaliers de pierre. C’est simple de l’appeler et de proposer une rencontre. Rien ne se met en travers. Ce manque est un vêtement trop lourd pour le temps qu’ils traversent. Pourtant il n’est pas question de résoudre cette énigme, qui reproduit chaque moi son cycle de joie, de tranquillité, de douleur, de questionnements, de joie… 

#102

Elle remarque, trop tard forcément, qu’elle oublie toujours le jeudi. Le lundi a gardé sa marque d’école, il frémit dès le dimanche soir. Le mardi est un jour d’intense travail. Le mercredi, il y a toujours au moins un ami à voir. Et voilà le jeudi… Qu’est-ce-qu’il fait là ? Dans le meilleur des cas, c’est une journée en plus, inespérée, un délai : la mort qui fait demi-tour à la porte parce qu’elle a oublié d’éteindre la cafetière chez elle avant de partir moissonner… Elle part marcher dans la ville, car les jeudis oubliés sont toujours citadins. Elle téléphone à des gens qu’elle se désole de ne pas appeler plus souvent. Elle accepte une traduction de dernière minute pour donner un coup de main à une vague connaissance… Dans le pire des cas, les jeudis oubliés s’empilent les uns sur les autres sur une seule date : elle devrait être ici et là simultanément, la rue est barrée par un carambolage de rendez-vous, d’engagements. Quand quelqu’un autour d’elle parle de «la semaine des quat’ jeudis», sa gorge se serre et, un instant, elle se demande quel jour on est.

#101 

Finalement, ils se ressemblaient tous. Une certaine épaisseur dans la nuque, une moue butée et sombre dans la concentration, des yeux derrière lesquels ils pouvaient vivre des semaines entières, parfaitement retranchés, un raffinement extrême qui empruntait le chemin banal d’un rasage scrupuleux, du choix d’une écharpe où courait un fil inattendu, mais à peine visible, une qualité de peau à même de supporter le plus ardent soleil, les plus lourds parfums et une méfiance avertie à l’égard du monde qui ne se rencontre que chez les grands singes. Endormis, ils étaient les fils magnifiques d’une même fratrie. Éveillés, ils ne se reconnaissaient entre eux que pour un instant, à contrecœur et parce qu’elle avait lourdement insisté. 

#100

Il est trop jeune, c’est tout le problème. Les visiteurs lui font peur. Il a des enfants à aller chercher à quatre heures, alors il fait ça le matin. Or, le matin, le soleil n’est pas du bon côté. Les visiteurs lui disent : on n’y voit rien ici ! c’est noir comme dans un four ! Et puis il fait froid. D’ailleurs c’est plein Nord !… Il leur réplique qu’il a un ami qui est guide dans le Grand Nord, avec les traîneaux, les chiens et les nuits qui durent six mois de l’année, lui pourrait leur en parler du froid. La température à l’intérieur des igloos est souvent tout juste au-dessus du point de congélation, mais c’est le pire des cas. À plusieurs et avec un peu d’entrain, la température peut monter à quinze degrés Celsius. Avec un peu d’entrain et une lampe à huile. Voilà ce qu’il réplique aux visiteurs dépités : qu’ils manquent d’entrain, que dans l’après-midi, il en irait tout autrement. Et il trépigne de surcroit. Elle ne croit pas qu’il ait ce genre d’amis : un guide à traîneau. Il doit être abonné à une chaîne documentaire… enfin, de tous les agents immobilier qu’elle a rencontré, c’est encore le moins calamiteux.

#99

Elle n’habite plus les étages à présent, l’escalier est trop fourbe. Mais elle sait qu’elle finira par y retourner, définitivement, dans quelques temps, quelques années au mieux, quand elle ne pourra vraiment plus se déplacer. Avec la dernière énergie, elle montera dans la chambre inondée de lumière l’après-midi et jusqu’au soir et elle vivra là comme à l’hôtel. Si vraiment il ne se trouve personne pour lui porter ses repas, elle s’arrangera avec un panier à ficelle, depuis la fenêtre donnant sur la rue, où le soleil vient le matin. Les commerçants du coin l’ont toujours connue, ils se débrouilleront pour ne pas la laisser mourir de faim, ils le font déjà avec le chat du quartier… Allongée dans la lumière avec un gros livre qu’elle n’ouvre plus que pour en sentir le poids, elle pense à sa vie : quand elle vivait de l’autre côté, dans la maison mitoyenne. La chambre du premier y est baignée de la même lumière. C’est presque comme si elle y vivait encore. Aux beaux jours, on ne sait plus vraiment dans lequel des deux jardins la glycine est plantée : elle déborde le mur commun de toutes parts, d’allers et venues exubérantes. De l’autre côté, le jardin avait l’air plus grand, mais c’est sûrement une illusion. Sous ses paupières fermées comme un rideau d’or veiné de rouge, elle perçoit vaguement derrière la tête de lit les bruits de sa vie précédente.

#98 

Je préfère ne pas me voir, j’ai déjà perdu ma jumelle. Impossible de dire s’il parle tout seul ou au téléphone. Et comment savoir s’il parle de sa sœur ou d’une longue vue ? Mais comment pourrait-il se voir avec une lorgnette ? Techniquement, c’est irréalisable ou éventuellement avec un miroir situé au loin, mais alors que verrait-il sinon un jeune type barbu dont le visage serait partiellement caché par l’outil-même qui lui sert à regarder ? On comprend mieux pourquoi il déplorerait l’absence de sa sœur jumelle, l’illusion, contemplant son visage d’y voir un reflet du sien, un reflet aimé… Mais il est bien trop âgé pour l’avoir perdue au supermarché, ou sur la plage. Et il y a tant de désordre et de chagrin dans sa voix. Et l’enfant qui n’arrête pas de demander : « à qui il parle le monsieur ?», que lui répondre ? 

#97

À la cantine du personnel, elle a invité une amie du passé, qu’elle a reconnue parmi les clientes, le jour des roses. Elles sont assises à présent à une table pour deux. À celle d’à côté, Julia (elle dira plusieurs fois son nom), le regard vide. L’invitée se lance dans un résumé succinct des vingt dernières années, mais qui apparaît déjà trop long et trop coloré pour cette salle de restaurant presque déserte. Profitant d’une pause dans ce récit, l’organisatrice interpelle Julia. Immédiatement sa tête d’hydre s’avance vers les deux amies, tandis qu’une autre semble toujours amorphe dans le creux de son coude sur la table. Elle dit à nouveau son prénom, puis, sans s’interrompre : « Depuis un an, il ne se passe plus rien. Je m’occupe de ma mère. Je pensais qu’il l’avait compris, quand je reste dormir couchée en crevette sur le seuil de la chambre des enfants, quand je me cache dans les rideaux, mais je crois que ça le met en colère. » Pendant qu’elle parle, l’invitée voit très clairement un ample pardessus de laine ocre-rouge, frappé de minuscules pieds de poule derrière quoi se cache encore une autre tête de Julia, blonde, toute petite. Elle a également la certitude que le mari de Julia, se nomme Théo, ou Hugo. Oui, le H et le O, c’est certain. 

#96 

Plus il répétait qu’il y avait eu erreur sur le postulat de départ, plus elle redoutait qu’il n’ait plus l’intention de quitter son salon. Le dimanche soir, la télévision donnait en pâture des histoires de docteurs qu’elle ne voulait manquer sous aucun prétexte. La raison principale était l’inintérêt absolu qu’elle avait pour le sujet. L’action, le suspens, les coups de théâtre du scénario, tout cela glissait sur elle comme l’eau sur les plumes d’un canard et pourtant, quittant son canapé après trois heures de cette médecine, elle se sentait comme nettoyée. Exactement comme sa voiture après le passage sous les grands jets et les rouleaux qui caressaient la carrosserie avant de lui appliquer une infime couche de cire protectrice. Elle roulait ensuite jusqu’à la chapelle des Monts où elle allumait un cierge, sans destination précise et finissait sa journée avec les docteurs américains. Tout cela marchait harmonieusement ensemble. Elle le regarda prendre son manteau. N’avait-il pas plutôt évoqué un consulat de départ ? 

 #95 

Il y avait plusieurs tiroirs à son bureau. Un meuble solide. Aucun n’a jamais été fermé à clé, bien que cela soit techniquement possible : chaque tiroir étant doté d’une serrure. Mais la clé ? Les clés ? Qui sait aujourd’hui ce qu’elles sont devenues ? Les enfants aiment à jouer avec ce genre de jeux miniatures, clés de tiroirs, de boîte aux lettres, clés des portes du buffet, des valises… La pièce elle-même n’était jamais fermée. Dans le premier tiroir, il conservait un répertoire. Rien de précieux comme ces livres reliés de cuir et dorés sur tranche que possèdent les personnes d’importance, ou qu’on offre parfois pensant faire plaisir ou manquant d’idée et qui impressionnent tant qu’ils restent vierges avant de finir dans un vide-greniers, coupable d’avoir conservé leur air flambant neuf, alors qu’ils sont parfois les doyens de la tablée. Dans le tiroir, se trouvait un simple répertoire cartonné, dont la couverture passée laissait imaginer qu’il avait traîné un temps sur le bureau, abondamment éclairé par une grande fenêtre sans volets. Pourtant, personne ne conserve le moindre souvenir d’avoir vu le répertoire sur le bureau, ni quoi que ce soit en dehors de la lampe et d’un stylo à pompe. Le répertoire est écrit avec des encres différentes. Il contient peu de noms. Il réfléchissait longtemps, plusieurs années parfois, avant d’un inscrire un, car une fois qu’il était consigné là, il n’était plus question de le reprendre. 

#94 

Se réveiller avec un bras en moins. Il y eut un soir, il y eut un matin. Dorénavant, ce sera comme avant, mais un bras manquera. De très nombreuses choses ne seront plus faisables, mais plus nombreuses encore celles auxquelles on ne pense pas et un jour, on a le nez dessus : c’est un mur qui s’élèverait soudain au milieu du couloir condamnant l’accès à la salle de bain — toujours possible, mais au prix de quel détour ? Sortir dans la rue en chemise de nuit, longer la maison par la venelle qui sent la pisse de chat, escalader la fenêtre… — Et il n’est même pas encore questions des choses auxquelles on n’aura jamais pensé, comme si la perte du bras pouvait les éradiquer d’avance, les extraire avec la racine, les tuer dans l’œuf. Le bras, c’est une métaphore, le mur, une façon de parler, mais il n’y a aucun doute : c’est petit à petit qu’elle prendrait la mesure de celle qu’elle n’était déjà plus. 

#93 

Il s’est arrêté un instant, rabot en main, pour observer la traînée de bave sèche et brillante qui festonne sa planche. Il se demande finalement si la vie que nous portons au revers, n’est pas tout autant notre vie que l’autre, l’officielle, celle que nous croyons vivre puisqu’elle est faite à notre image et à notre ressemblance… Elle nous ressemble comme une sœur (sa sœur lui ressemble trait pour trait, comme elle ressemble à leur père et à leur grand-mère, ce qui n’est pas sans relation avec cette comparaison), mais l’autre, son exact opposé, n’est-elle pas toute proche, et d’une certaine façon, qu’il ne s’explique pas bien, mieux connue de nous ?  L ‘escargot porte l’extérieur et l’intérieur de sa coquille. Quelle partie discerne-t-il le mieux ? 

#92 

Une sieste. Une simple sieste de quinze minutes. Elle s’est réveillée, à regret, cinq heures plus tard. Il fait nuit entre les lames du store, mais le réverbère dispense le strict nécessaire. À tâtons, elle gagne la cuisine, flottant dans un étrange bien-être. L’eau à un goût de chlore très prononcé… à moins que ce ne soit le verre ? Six ans auparavant, l’opération, l’extase anesthésique… Ses paupières sont lourdes à nouveau. Elle n’a pas vraiment ouvert les yeux depuis son réveil, elle y renonce. La lune à des cornes de vache. Elle dort cette nuit-là d’une traite jusqu’au petit matin. De ce jour, le sommeil devient son but, son désir, sa préoccupation par excellence, la perspective béate de ses journées. Les mesures indispensables sont prises : les volets demeurent clos, elle n’allume plus jamais la lumière. Au lieu de partir en vacances, elle achète des oreillers profonds comme la mer, une couverture pesant un homme. Lentement mais sûrement, la réalité quotidienne prend la couleur du rêve. Juste retour des choses, puisque son sommeil bienheureux en est dépourvu. 

#91

Elle s’est adoucie. Voilà ce qu’ils disent d’elle, depuis qu’ils la pensent sourde. Ils ne prennent même plus la peine de parler dans son dos. Elle a mis de l’eau dans son vin. Sûrement pas. D’ailleurs, elle n’en boit presque plus. De vieilles querelles se sont détachées d’elle, c’est cela qu’ils devraient savoir. Certains efforts également, celui de les écouter par exemple. Elle est dans son monde. C’est bien une idée à eux, sous prétexte qu’elle ne fréquente plus le leur, elle serait isolée, dans une bulle, ils disent cela aussi « dans sa bulle ». Cela doit les rassurer de convoquer ce genre d’images enfantines, puisqu’ils ne supportent pas de la voir vieillir. Il serait plus intelligent d’admettre qu’ils n’ont aucune idée de ce qui est à l’œuvre. Ils se retranchent derrière des expressions que les autres vieux leur servent parfois sur un plateau. La vieillesse est un naufrage. Parce qu’ils font autre chose, peut-être, que dériver d’une compromission à l’autre, dans la force de l’âge ? À la Tate, elle aime aller voir les marines de jeunesse de Turner. Si elle y emmenait son voisin, il arrêterait peut-être de lui seriner cet adage au moindre pépin de santé. Il ne faudrait pas vieillir. Qu’est-ce que c’est que ce conditionnel ? Il ne faudrait pas reprendre jusqu’à l’écœurement de ce gâteau si raffiné qu’ils ont apporté, mais que faire d’autre avec eux pendant ces longs dimanches ? Il ne faudrait pas les vexer en leur disant leurs quatre vérités, mais on peut au moins y rêver en prenant l’air sourde, en douce.

#90

Il attrape les silhouettes qui passent par là, de vagues connaissances : le type qui fait passer les gosses rue du Renard, une fleuriste chez qui il n’achète jamais rien, deux jeunes gars rigolards qui font le siège d’un banc, tard dans la soirée par tous les temps, une vieille promenée par son chien moche… et il les colle dans ses romans, ses nouvelles, ses journaux, dans toutes ces choses qu’il écrit. Il les trafique bien un peu, il les bricole comme au fond d’un atelier, sur l’établi où chaque outil a sa place désignée. Il ne les torture pas, il les pousse plutôt dans le sens de leur pente, il suit toujours la veine de leur bois. Rien que de très banal, dit-il, dans ces pratiques. Ce qui l’est moins, c’est cette façon qu’il a de saluer chacun d’entre eux à la manière d’une vieille connaissance quand il passe à vélo. Le plus drôle, c’est que peu s’en étonnent : ils lui sourient familièrement, au contraire.

#89

Elles ont vingt-cinq ans, lui annonce-t-elle. Derrière son comptoir, il les contemple à nouveau. Il s’en est bien occupé. Il est toujours très consciencieux. Elles sont très belles, dit-il en réajustant un lacet. Elles viennent de chez André, je n’aurais jamais cru qu’elles tiendraient le coup… Vingt-cinq ans, tout de même, on ne travaille plus comme ça. Je n’aurais jamais cru dire un jour une phrase pareille non plus, une phrase de vieile. Et pourtant si… Il hoche la tête : nous aovns connu des jours meilleurs, des manteaux amiaux qui s’élimaient pendant dix ans, de sacs de voyage increvables… Vous avez raison : c’est peut-être davantage une vieille phrase qu’une phrase de vieille. Vous savez le plus rôle ? C’est un secret, mais à vous je peux bien le dire, vous comprendrez. Quand je remets ces godillots, je marche sur le sol d’il y a vingt-cinq ans. Vous rajeunissez ? Pas du tout ! c’est le sol qui retrouve ses marques sous mes pas. Je vais les passer avant de quitter votre boutique, vous verrez.

#88

Ils s’étaient donné le mot, un mot de ralliement, mais plus j’y réfléchis moins cela me semble vraisemblable. Mettons qu’on leur avait donné un mot, un mot de ralliement, un même mot pour tous, mettons qu’on leur avait fourré dans le bec écrit, oui, écrit sur un de ces bouts de papier fin comme tout sur lesquels s’impriment provisoirement les reçus de carte bleue, voilà, ça ressemble davantage à ce qui a dû se passer : c’est pas bien difficile de leur coller quelque chose dans la bouche quand ils sont là, hagards à tout heure du jour et de la nuit, assis sur le muret les yeux dans le vague, ou déambulant sur des tiges de verres tremblotantes, scrutant le sol à la recherche d’un peu d’or oublié, de quelque chose qui se fume, qui se met dans la bouche, justement, clac, le mot sur le papier roulé à la manière de ces cigarettes minuscules qu’on importait des Indes autrefois, clac le mot et illico, roulez jeunesse, ils sont saisis d’une détermination incroyable pour des loques pareilles, et ils courent amasser des trucs et des machins, tout ce qui leur passe sous la main, poubelles, chaussure égarée, laine de verre, bout de sandwich, bouteilles sapin de Noël sans plus trop d’aiguilles, poussettes cassées, tout on vous dit, et ils entassent ce butin sur des grilles chaudes à même le sol, éloignées de deux ou trois cent mètres de celles des autres, tout ça pour se balancer leurs trucs et leurs machins avec une force colossale pendant tout une partie de la nuit (la plus sombre) et les rares à passer par là voient des objets voler bien au-dessus de leur pauvre tête bien fatiguée, sans y ajouter fois et les autres continuent les tirs avec la grâce des bûcherons au concours de lancer de tronc, les chaises en métal cabossées, les conserves de viande pour chien, les sacs de clémentines pourrissantes volent jusqu’à s’écraser alentour des grilles chaudes et ça dure toute la nuit ce cirque. Maintenant, ils dorment à plat ventre au milieu des détritus, inconscients, sur les grilles. Voilà, c’est ça la pitié.

#87 

Quand, au juste, se termine  
La saison des mandarines ?

(Qu’on me tienne au jus. Merci) 

#86 

Soudain, elle avait pris d’eux tous un grand congé. Combien de temps cela avait-il pu durer sans que personne ne n’y trouvât rien à redire ? Une semaine ? Un mois ? Cinq années ? Nul véritablement ne s’en est aperçu. Pas plus qu’à son retour, cette façon qu’elle a de ne rien exprimer qu’en vers de douze pieds. 

#85

Une petite dame en manteau beige, de celles à qui l’on dit encore : « Qu’est-ce qu’elle prendra la p’tite dame ?», avec béret beige bien assorti sur sa coupe de cheveux impeccable. C’est la fin de la journée, mais son maquillage n’a pas pris une ride, il est resté bien sage fines, tant qu’on voit ses yeux clairs au travers, il n’a pas filé sur ses lèvres minces — on comprendra plus tard qu’elle l’a probablement retouché pour l’occasion — . Un léger déséquilibre… une hésitation à couper la route pour arriver la première trahie seule son âge. Autrefois, elle serait passée devant avec autorité. Elle sait qu’elle est moins stable à présent, mais autrefois, elle était pressée, impatiente, enfant déjà, elle était ainsi. Depuis quelques mois, l’attente est devenue exquise, au point qu’elle redoute que l’autre femme, plus jeune, ne lui cède sa place, finalement. Mais non, il y aura toujours des femmes pressées. Elle, attend, les narines frémissantes, les yeux baissés. Les demandes des autres la font sourire sous cape. Personne ne sait ce qu’il convient véritablement de faire là, à cette heure précise. Puis, c’est son tour : « Je voudrais deux baguettes chaudes ». Elle repart, son paquet dans les bras. Le quartier flotte dans la douce lumière de son extase. À cet instant, la vie frôle la perfection.  

#84

Ses yeux lui ont fait très mal après l’opération. Jamais, dit-elle, elle n’avait connu une douleur pareille. Même à ma pose d’un stérilet, demande l’autre. Elle apprécie en connaisseuse. Oui, le stérilet c’est quelque chose aussi, mais bref… fulgurant. Oui, fulgurant. Les yeux, ça n’en finit pas. Il les écoutait avec attention. Il a précisé, moi, j’attends la presbytie pour enfin voir net de loin. C’était une conversation joyeuse, on peut le dire. À l’opposé de celle, où, quelque heure plus tard, elle tente d’expliquer précisément les modalités de la métamorphose qui commence à l’occuper.

#83

Comme souvent, la dame de l’allée verte a oublié de prendre ces médicaments. Elle vocifère dans les plantations, se rebelle contre des tortionnaires visible d’elle seule, insulte les passants pressés du matin, mais toujours à bonne distance. Ou bien a-t-elle encore une fois refusé de prendre ces médicaments qui font d’elle une pauvre vieille femme apathique et marmottante que personne ne songerait à  désigner comme la dame de l’allée verte.

#82

La station était vide. Elle allait repartir quand un jeune type pas assez couvert arrive à bicyclette. Elle s’approche de la borne où il dépose l’engin. Vous êtes mon sauveur, lui déclare-t-elle avec enthousiasme. Il se retourne pour se trouver nez à nez avec cette petite femme emmaillotée comme une poupée russe. Elle répète : vous êtes mon sauveur. Effrayé,  il répond qu’il ne peut rien faire pour elle, qu’il vient seulement travailler là… Elle lui montre la station vide, le remerciant  pour le vélo. Quand il comprend qu’elle ne veut pas lui vendre de bible, il se sent si bête qu’il s’excuse en bafouillant et puis file à son travail.

#81

Ils étaient assis dans les fauteuils profonds de cet établissement chic, des fauteuils extrêmement confortables, appelant à l’abandon, au relâchement complet des membres, à l’assoupissement, les yeux clos  à demi… pour rien au monde ils n’auraient voulu chez eux de ces gros sièges tendus de laine blanche fixée par des clous globuleux en métal argenté, dans lesquels ils étaient assis depuis une demi-heure sans presque rien se dire. Elle vida sa tasse. Tout était fini entre eux. L’habitude seule faisait tenir ensemble les journées qu’ils passaient côte à côte, disposés comme ces fauteuils prétentieux de part et d’autre d’une table minuscule où chaque chose se présentait en portion individuelle, emballées séparément dans du papier cristal. Combien de temps encore pourrait-elle supporter d’être si peu écoutée, si peu regardée, si peu aimée ? Un voyage, pensait-elle, un voyage peut-être pourrait encore les ramener sur la même rive… J’aimerais que nous partions en voyage, dit-il alors, brisant le silence qui avait trop duré sans même qu’il s’en soit aperçu.

#80

Voyager loin sous l’empire de l’océan.
Sans l’étrangeté des yeux d’Osmin, ce bleu pâle et froid comme un torrent de montagne, il n’aurait jamais pensé au Nord, à l’Islande. Selim est profondément méditerranéen. Sa mère, chypriote, sûrement.

#79

Le bar n’a pas de nom. Pas de nom annoncé : une marque de bière à consonance latine et qu’on peut boire en Afrique comme au fin fond des Balkans, est sa seule enseigne. Les habitués l’appelle sans doute autrement, par son nom, ou un nom plus ancien, ou peut-être par celui de la propriétaire. Depuis qu’il habitait la ville, il l’avait toujours vu fermé. Les habitués avaient dû trouver à taper le carton ailleurs depuis belle lurette. Voilà ce qu’il se disait, chaque fois qu’il passait dans le secteur, mais hier, il pleuvait à seaux et le café était ouvert. Il n’avait pas la possibilité de faire le détour, d’entrer dans le bar illuminé par des petits néons publicitaires, où il distinguait le dos des habitués collé à la vitrine. Cet après-midi, après le déjeuner, il s’est empressé d’y retourner. Il a eu ça en tête toute la matinée : après le déjeuner, j’irai prendre le café au bar sans nom, je rencontrerai enfin les habitués. L’espoir un peu vain de devenir l’un d’entre eux, lui réchauffait l’âme, même s’il présageait que le café serait terrible… Le bar est fermé. Comme toujours. Les rideaux blancs ajourés de petits rectangles sont tirés. Leur maillage géométrique ne laisse rien deviner de l’intérieur.

#78

Les petites têtes noires s’égayent à la surface. On dirait une sortie piscine mais l’eau a la couleur d’un bouillon.
Les oiseaux, on ne peut que les décrire.

#77

Au réveil, j’ai pensé au voyage vers…(vers où d’ailleurs ? Un bled paumé au Canada, près d’un lac, j’ai dû noter ça quelque part…) et je ne savais plus lequel de mes personnages l’avaient entrepris ni finalement pourquoi. Et je devais en arriver là, fatalement, à mener sur des années une histoire de personnages qui marchent dans les pas les uns des autres, se cherchent, s’annoncent, mais toujours effacent leurs traces.

#76

Il a renversé sa tête vers l’arrière, pour appeler un contact, pour dire : « même quand tu es dans mon dos, même si tu te caches de moi parce que tu as honte, je suis là pour toi. Tu ne veux pas que je te voie souffrir ? Tu ne veux pas que je te voie aux prises avec ton fantôme ? Bien. Je comprends. Je comprends ça également à présent. Tu me l’as bien expliqué. Tu as dit la seule chose que j’avais besoin d’entendre — je ne parle même pas de savoir — d’entendre de ta bouche, pour traverser à tes côtés, ferme, solide et aimant, à tes côtés la grande nuit de ta douleur et de ta colère. Je suis là. Je trouverai le moyen d’être toujours là. Je renverse ma tête, ma gorge est offerte, je ne crains rien de toi et viendra un jour où je ne t’inspirerai plus la moindre peur non plus. Tu es blessé comme un animal et farouche. Je suis là. Veux-tu appuyer le sommet de ta tête contre l’arrière de la mienne ? Que ma tête devienne ton reposoir, si tu le souhaites, ne serait-ce qu’un instant. Chaque point de contact de mon amour est désormais, tu me l’as dit, notre amour. Je ne savais pas qu’il était si simple d’être fort. Il suffit de vouloir porter dans ses bras le poids de la douleur de celle que j’aime. Ce que nous avions n’est pas perdu. Ce que nous avions est comme l’enfant que nous aurons : il nous quittera un jour pour nous revenir, grandi, autre et pourtant toujours nôtre, quand bien même il s’appartiendra entièrement, quand bien même il aura fait don à un autre de son cœur, comme je t’ai donné le mien, mon cœur battant… » Elle s’est appuyée contre lui. Il est devenu la caisse de résonance de son espoir mêlé de larmes. Son enceinte. Sa caverne.

#75

On ne lui avait pas dit qu’il était possible d’avoir des yeux neufs. Une rétine toute fraîche, tremblante d’émotion contre la surface du matin clair de l’hiver. Les contours de chaque immeuble, de chaque réverbère, de chaque arbre, bien redessinés, appuyés sur le fond du ciel à peine bleu. La précision extrême de la ville soudain, mais dans le même coup d’œil, une forme d’éloignement. Cette ville, si belle, si triste, si laide, si lumineuse, si habitée, si déserte, si fastueuse, si jeune, si misérable, si grise, blanche, noir… cette ville n’avait plus rien à voir avec l’homme qu’il était. Vivre là ne disait plus rien de lui. Ce n’était plus qu’un à-plat sur lequel il se découpait, se décollait pourrait-on dire. C’était terminé.

#74

D’ordinaire, elle est seule dans la petite salle entre rue en travaux et cour en travaux. Depuis des semaines, cette cantine à cadres est décotée. Elle prend son petit-déjeuner. Elle en a déjà pris un avec son mari et sa fille, mais c’était leur petit-déjeuner. Ici c’est différent : il y a un plateau individuel, un croissant et une boisson sucrée mais vraiment saine. Le nom lui confère cette qualité, tandis que le goût ramène la classe de neige, le ski, le lait concentré-sucré figé dans son tube. Ici elle lit un magazine féminin. Elle n’achèterait pas ça (qu’est-ce qu’elle pourrait bien en faire après ?) mais justement, ils sont à disposition. Elle ne sort pas le croissant entièrement de sa petite pochette en papier. Aux States, ils mettaient l’alcool dans ce genre de pochette… Ce matin, une femme était installée, en face de sa place à l’autre bout de la salle, quand elle est arrivée. Elle ne peut pas s’empêcher de lui jeter en coup d’œil en sortant la corne de son croissant du petit sac, et l’autre lui sourit. En partant, elle lui souhaite même une bonne journée. La garce.

#73

La pierre ancienne et le verre froid. La vieille pierre sourit sous cape. Qui est encore dupe de part et d’autre ? Nos fausses barbes ont remplacé les masques sanitaires. Bonjour… Emmanuelle ? La brève hésitation en prononçant mon prénom est l’ultime vestige de la politesse millénaire qui consistait à ne jamais nommer d’abord qui ne s’était pas nommé soi-même. Mickaël, enchanté ! Oui… l’est-il ? Il n’en croit pas un mot, ce qui n’empêche rien, notons-le. Il sait très bien que c’est mon prénom : je corresponds si bien au descriptif qui lui a été fourni : 50 ans, manteau et toque noirs, cheveux longs. Et je suis exactement assise là où je dois me trouver. S’il n’hésitait pas légèrement en me nommant, me laissant en devoir d’acquiescer, la possibilité de corriger la prononciation, il paraîtrait arrogant. Cette option n’a pas été retenue dans les sphères décisionnaires. On lui a préféré cette petite valse-hésitation suivie du désuet « enchanté ». Il sait que je sais. Il est concis alors.

#72

C’est arrivé comme la pluie dans un ciel sans nuage. Une goutte — on ne sait pas d’où elle vient, on vérifie machinalement qu’il n’y a pas un balcon à géraniums, on sourit à l’idée d’un oiseau pisseur dans l’azur — et puis une autre plus lourde d’où sourd une vague inquiétude, elle tombe sur le bras comme une heure de colle — on pense par association à l’eau lourde, à des jeux d’enfants où les liquides du corps se transformaient d’un coup en acide, comme le lait qui tourne — et tout soudain, une averse effroyable. Pour le mal du pays, ça s’est passé exactement comme ça. Des milliers — soyons honnêtes, plus d’un million — de personnes vivant dans la Capitale submergées dans l’heure par l’irrépressible besoin de retourner d’où elles étaient venues, là où elles avaient grandi. S’ensuivit le spectaculaire exode vers la province et les conséquences qu’on sait.

#71

Il n’avait jamais appris le Français. Jamais vraiment. Ce n’était pas nécessaire : ses amitiés, ses amours étaient chinoises elles aussi. Pour le travail, il se débrouillait. Doté d’une faculté d’observation peu commune, il suivait le fil de l’eau. À son arrivée en France, une de ses collègues lui avait demandé de lui apprendre un idéogramme par semaine. Elle ne retenait pas le bruit du mot : elle en était tout à fait incapable et elle lui préférait l’histoire qu’il lui racontait pour éclairer le dessin. Trente ans plus tard, on peut les croiser au Relais du Vin, une fois par semaine, menant bon train la plus étrange conversation. La vieille dame lance des mots comme des briques : « creux », « Enfant dans le ventre »… Il les attrape, marque un léger arrêt, son visage toujours juvénile s’éclaire soudain et un mot chinois jaillit. Ils rient beaucoup ces deux-là. Ils réfléchissent parfois très profondément, dans l’écart des mots, des sens et des sons, comme depuis une tranchée.

#70

Il est rentré chez lui du pas des cosmonautes. Il s’était absenté moins d’une demi-heure, mais plusieurs années lumières semblaient lui être passées dessus. Elle en a arrêté la vaisselle pour lui demander si tout allait bien et sans prendre le temps de s’asseoir, ni même d’ôter son petit manteau, il lui a raconté, sans en revenir, le nouvel open space de sa banque en fusion.

#69

Le destin a une frange jaune au rayon informatique de la FNAC. Plein de sollicitude, tu accompagnais ta compagne et son ordinateur dans le coma. Dans un même temps, très tracassée par la perte des données, le retard dans son travail et ses corvées et beaucoup plus réfléchie, réfléchissant d’ailleurs à une vie sans cet autre compagnon, une vie de carnets et d’ordinateurs de rencontre dans des lieux publiques… Chacun a un point stratégique autour du poste du vendeur, aux prises avec un client âgé et tatillon, qui profite de l’ouverture des soldes pour enfin acquérir un de ces appareils avec toutes les options. Sa peur des virus rappelle d’autres salles d’attente. Frange jaune t’a dit : «Il va se bouger, le papy !» avec une certaine impatience et vous avez entamé une conversation à bâtons rompus. Et ce soir tu es assis sur un divan, dans la pièce qui est, désormais, ton cabinet.

#68

Il vibre comme une corde. On le voit légèrement double, comme sur une photo, un bougé. Il a minci, mais ce n’est pas ça. Il est sorti de l’école, mais ce n’est pas ça. il y a la photo d’une jeune femme blonde dans son portefeuille, qu’il ne montre pas mais qui se laisse voir, mais non, pas ça non plus. Ça ne lui va pas mal, mais comment lui dire ? Les mots se cherchent encore quand il explique son élégance — tout en noir — : il était d’enterrement le matin même — blême —. Son accompagnateur. Pas trente ans. Cancer foudroyant. Trois mois.

#67

Tu te souviens de la blague sur les putes et les footballeurs ? Le pigiste que son rédacteur envoie au Brésil et qui renâcle : «Au Brésil, y’a que des putes et des footballeurs… ?» toujours pas ? Je pers un temps fou à te raconter ça. Non, je ne voulais pas te raconter une blague, c’était… une contextualisation. Tu vois le gars qui fait passer les enfants au feu rue du Renard ? Quel conte? Ce n’est pas un conte ! C’est ce que j’essaie de te dire. Je n’ai jamais parlé d’un ogre J’ai dit des putes et des footballeurs, mais je n’ai jamais dit ogre. D’accord, si tu veux, je l’ai déjà dit, oui, j’ai déjà dit ogre dans ma vie, mais pas là! On ne sait plus avec moi ? On ne sait plus ou ion ne sait jamais ? Décide-toi! Bon, je parle du gars au passage piétons rue du Renard, la rue que je prends chaque matin, ce n’est pas un conte, c’est ma vie ! si tu ne fais plus la différence quand je raconte c’est davantage ton problème que le mien, non ? Concentre-toi. Oui, j’ai bientôt fini. Je n’ai pas seulement commencé mais j’ai bientôt fini. Le gars fait traverser les enfants comme une… ah, j’ai oublié le mot, tu sais, une … dame-sucette ! Ne fais pas cette tête! Je n’insinue rien, c’est le terme anglais : lollypop-lady, à cause du panneau STOP qu’elles utilisent, tout rond, là-bas, au bout d’un manche à balai… Je n’invente pas. Tu n’en vois pas en France, c’est tout, ici c’est une autre méthode. Les bras en croix et des petits signes « allez, allez mes petits chéris » avec les doigts repliés. Tu me suis ? Alors Julio, rue du Renard, une fois les gosses passés, y compris les retardataires du bonhomme vert à qui il a fait son signe « Allez, allez, c’est bon, je fais barrage avec mon corps», Julio, il remercie les cyclistes de leur patience. Les automobilistes ? Aussi, mais ils n’entendent pas avec les vitres fermées. Il dit avec une belle voix grave :« Merci et passez une bonne journée». Une voix du pain au four. Le rapport ? Le rapport avec quoi ? Ah, il est brésilien. Dans une autre vie, il bossait au Bois. Oui, comme le Loup. Enfin, le loup avec son chaperon rouge.

#66

Elle a la voix d’un homme au téléphone. Autrefois, elle piaillait affreusement. A la longue, elle a fini par se faire à l’idée et au son et à l ‘air un peu surpris des gens qui la rencontrent après avoir parlé avec elle au téléphone : son corps piaille toujours, lui.

#65

Elle oubliait de manger quand elle travaillait. Elle était absorbée pendant plusieurs heures d’affilée, une journée parfois et, bien sûr, quand le travail s’arrêtait, elle restait sans force, hagarde presque, assise sur un banc en face du bureau d’accueil, véritablement perdue. Elle s’en souvient tout à coup, en réalisant combien il lui est facile de sauter ce repas, d’avoir les oreilles qui sifflent et un certain mal de tête en échange d’une légèreté immédiate. Quand j’étais petite fille, les moutons je les gardais / J’étais encore dans ma jeunesse, j’oubliais mon déjeuner / Un matin, Maître se lève pour venir me l’apporter/ Tenez, tenez, petite fille, voici votre déjeuner… Il lui apportait à manger. L’obligeait doucement à s’arrêter. Refusait ses atermoiements. Il n’est plus là pour la surveiller à présent.

#64

Une grande fille avec un ciré jaune. Charpentée, équipée, piaffante. Elle prend son terrible besoin de se mettre à l’œuvre pour de l’enthousiasme… ou peut-être n’est-elle pas sa dupe ? Peut-être le déguise-t-elle ainsi pour le rendre supportable. A elle, aux autres… Elle attend que ça commence, comme on voit cette adolescente chez Doris Lessing attendre que ça commence, le sexe, l’amour, la vie de femme, tandis que là, dans son ciré jaune, elle attend que sa vie de femme qui travaille commence. Dans les deux cas, c’est déjà commencé, mais comment le sauraient-elles : c’est, en bien ou en mal, une telle déception de l’image qu’elles s’en font.

#63

Il se dégage de lui une telle intégrité qu’au moment où il retire ses lunettes, ses lunettes parfaitement opaques, elle réalise qu’elle n’a jamais vu son regard. Si on lui avait demandé, jusque là, de décrire ses yeux, elle aurait cru en être capable, de bonne foi, peut-être l’aurait-elle fait. Certains sons laissent dans la mémoire une trace de couleur. Sa voix, les échangent qu’ils avaient eu, la légèreté courtoise qu’il affectait en toute occasion pour ne pas faire porter son tourment par d’autres, sachant fort bien qu’il n’était plus en mesure de le dissimuler totalement, qu’il s’était pris dans ses cheveux gris, dans l’expression de son visage au repos, sa façon de bouger ses mains soignées, l’odeur de ses habits du dimanche, élégants et impeccables et qui sont les seuls qu’elle lui connaisse, sachant, en clair, qu’il en était constitué, désormais, de ce tourment. Jusqu’à ce qu’il retire ses lunettes noires parfaitement opaques, elle croyait le connaître, elle s’en rend compte à présent, mais les yeux qui sont là, qui regardent éblouis et émus alentours, ses yeux battus, cernés de grandes poches fripées et sombres, ont pris lap lace du regard qu’elle lui prêtait et c’est un homme autre qu’elle considère soudain. Bien plus fragile et en conséquence, drôle de conséquence des vases communiquant des trajectoires et de la grâce que les humains y déploient contre toute attente, un homme plus digne.

#62

Fin de journée au supermarché. Allez, allez, ce n’est pas le moment de faire une mise à jour, dit la caissière pour accélérer la sortie du ticket. Je propose : une mise à nuit, alors ? Elle rit (mise à nue).

#61

Vingt jours avant la prochaine paye. Mathématiquement impossible.

#60

Nature morte de Louise Penny : la critique de Une Famille parfaite de Lisa Garner, le polar lu juste avant. J’aurais pu écrire un cliché, mais non. On fait pas ça au Canada. Dans le whodunnit, être malin ne suffit pas pour ne pas se faire prendre la main dans le sac du blabla.

#59

Les rêves encore. Une affiche pour une marque d’infusion à effigie de panda (l’animal noir et blanc n’a pas de problèmes de sommeil avec sa libido à zéro, mais plutôt des problèmes d’existence, de survie, contre quoi les tisanes ne peuvent pas grand-chose). On annonce : N’abandonnez pas vos rêves ! Comme si nos rêves étaient autant d’enfants en bas âge, d’animaux domestiques, de cow-boys mortellement blessés : des corps impuissants objets de notre volonté, de notre toute-puissance…

Plus tard le même jour, comme dans les Exercices de styles de Queneau, sur les coups de 7h, conversation avec un adminsitratif matinal sur le seuil de son bureau. Tu as passé de bonnes fêtes ? Il a un instant d’hésitation. J’ai lu un livre… qui m’a troublé, occupé, remué? Je ne suis plus certaine du mot qu’il a dit, mais ensuite nous avons parlé de Ma Vie de C.G Jung jusqu’à se que le jour soit levé. Puis, nous nous sommes félicités d’avoir aussi bien commencé la journée.
Que faire à présent, sinon traverser un Paris où chacun parlerait des rêves, du rêve, comme dans Matthias et la Révolution avec 1789…

#58

«Chaque rêve a son prix» précise sans ambages l’affiche du film Chippendales’. Mais enfin ! … Les rêves, dont je sors à peine pour lire cette ânerie, les rêves de la nuits, ont-ils un prix ? En quoi les Chippendales sont ils «un rêve», et de qui ? Autant de questions dont seule la première pourrait présenter un intérêt réel. Every magic comes with a price, on connaît la chanson, mais les rêves sont du côté du naturel, à la porté de chacun : on ferme les yeux, on dort, on rêve. S’en souvenir, bon, c’est une autre parie de manches. Il y a — nous sommes pour nous-même — une instance de régulation. Le jour, le rappel des rêves de la nuit n’est inoculé que dans la mesure du supportable, une fois que nous sommes éveillés. L’instance de régulation est corruptible ou plutôt, on peut la bâillonner en lui collant dans la bouche de gros champignons hallucinogènes. Les rêves passent alors, mais ce sont des rêves de champignons et non de nuit. On peut aussi blinder l’instance de régulation en l’abrutissant de médocs ou de Médoc. Plus rien ne passe en image des rêves de la nuit dans la journée, mais une contrebande prend pour lieu le corps, les actions et finalement la forme du rêve fait irruption (plaque rouge, furoncle, cycliste qui débouche d’une petite rue avant que tu aies pu freiner)

#57

Sylvie, si pâle, inquiète d’ennuyer nos élèves, merveilleusement entassés dans sa petite salle, dans les gradins d’occasion de table où s’assoir surplombant les chaises. On pense à Deleuze, sans la fumée. Trois profs là-dedans, cadors dans leur domaine. Quelle importance leur ennui ? Dans dix ans, ils se souviendront encore d’avoir été là, au premier jour de l’année.

#56

Avec un banc en bois et deux barres sur pieds, bricoler un fond de cale pour Billy Budd dans la salle de danse. Cette petite boîte aux quatre vents vaut mieux que l’immensité du parquet nu et dans ce peu d’espace vide, Victor s’est immédiatement trouvé mieux. Dans un deuxième temps, adjoindre un compagnon de la cellule d’à côté — sorte d’Abbé Faria — qui l’entende sans le voir. La disponibilité de Victor fait de l’opération unn succcès.

#55

Les jours et les nuits ne font plus rien d’autre que se suivre et le font si parfaitement que tous ressemblent à s’y méprendre à hier et demain. c’est un long tunnel où peu de chaleur vient des corps endormis sans un mot l’un contre l’autre. Une vie d’ours. Pas une minute n’est consacrée, gaspillée à en mesurer le poids, la peine, sinon nous verrions que nous sommes à genoux et que c’est ainsi que nous prétendons avancer vers la lumière.

#54

L’idée perdue est revenue quand je faisais la vaisselle du petit-déjeuner. Un série de questions au sujet de Malice. Les mots eux-mêmes sont comme des chevaux sauvages à présent : ils sont loin, mais pas inaccessibles, on connaît leur nature — il en irait différemment s’ils étaient des pistils de pissenlit ou des lettres perdues transportées vers l’Australie en courrier postal —, on saura reconnaître leurs grands corps près d’un point d’eau. L’approche silencieuse et pacifique fera alors toute la différence et je pourrai poursuivre ces chapitres de questions par personnage, inaugurées à l’été par L’Âge du capitaine dont je suis assez contente et qui a simplifié radicalement l’élaboration de L’Archive Sauveterre.

#53

Ce qui est terrible avec la régularité formidable, c’est qu’après une semaine, deux jours parfois, je ne sais plus ce que j’ai écrit dans les pages du journal. C’est vraiment une pratique d’écureuil. Je sais qu’il y a des noisettes enterrées quelque part — en lieu sûr, puisque je n’y aie plus accès —, enfin, je crois. J’ai peut-être rêvé l’écrire.

#52

Une phrase est passée dans le réveil du matin. Une phrase pour Malice. Le schéma est toujours le même : elle semble si évidente que je ne la note pas. Je la répète pour le plaisir d’entendre ses phonèmes couler de source. Elle me promet des pages d’écriture — plus de deux milles signes en tous cas —. je me souviens qu’elle contenait des questions en enfilade. A peine deux mots pour chacune. LA coquille vide de la forme seule demeure.

#51

Observant le petit garçon boire son chocolat à la petite cuillère, je pense à la petite cuillère de Cortazar, celle qui a une vie propre. La vision s’élargit, quelque chose se met à distance quand l’essence des choses — notamment celle de la petite cuillère — se dilue dans l’immensité. Le petit garçon touille, boit avec des précautions, nettoie sa cuillère en la serrant entre ses lèvres, la brandit à la hauteur de son oreille.
Son émerveillement en remontant l’allée bordée de plots lumineux dans la grande cour carrée, quand il voit les arbrisseaux nus et illuminés d’une longue guirlande. On dirait des êtres. Ainsi les voit-il, sans la médiation d’un on dirait. «Qu’est-ce-que c’est ? Mais qu’est-ce-que c’est ?» Je me demande s’ils impressionneront sa mémoire si neuve. Arrimer la mémoire des enfants a été , un temps, une obsession à l’adolescence.
une montée d’immeuble neuf et bourgeois, à Ugine. Un petit garçon malheureux. Nicolas, je crois. Est-ce que je le gardais ? Non. On me laissait simplement avec lui tandis que sa mère versait des seaux de larmes dans le giron de la mienne.
Elles auraient mieux fait de boire un verre en fumant des clopes.

#50

« Je n’arrive pas à écrire de la fiction. Je ne peux pas écrire de la fiction… » On entend de ces trucs ! Comme s’il y avait jamais autre chose qui nous soit accessible ! On affabule comme des fous ! On narre à toute berzingue, au moindre gars qu’à la tronche en biais au comptoir d’un kebab, en zieutant son futur qui — vraiment — ressemble à John Wayne, non ? Ou bien à Virlojeux ? Même les modes d’emploi ont un mal de chien à rester objectifs puisqu’ils sont l’objectif d’un seul, qui les écrit, qui s’imagine comment il ferait, peut-être même qu’il essaye, mais puisqu’il le raconte, en omettant les coups sur les doigts, les ratés « ah ben faut tout recommencer », c’est de la fiction aussi, non, cette perfection ?

#49

Un plus petit format. Et voilà. Je prolonge ce journal.Simple comme l’œuf de Colomb, Mangez-moi, la magie ça rend plus petit pour passer sous les portes.

#48

Malice n’est nulle part. Sa tasse fume encore. Malice fume dehors dans le matin carré de la fenêtre du haut de la porte. Les glycines du mur d’en face lui font une Marie-Louise.
(Dans la maison de Valérie Delbore — je n’ai d’abord pas reconnu la comédienne, mais tout de même, un trouble à ce visage, à cette voix douce et sans mollesse —, à l’étape de Semur-en-Auxois, j’ai laissé le volume trouvé de l’Éternel fiancé, d’Agnès Desarthe, sans rien lui dire.)

#47

Les autres sommeils dérangeaient celui de Petite Source. Ils trouvaient l’eau de ses rêves, émoussaient leurs arêtes, tranchantes comme la crête des montagnes où même la neige ne peut s’accrocher, que les oiseaux, les rares oiseaux à pouvoir s’aventurer si haut, évitent d’un écart brusque et large. Il fallait donc que Petite Source dorme seule, dans une pièce vide, seul son lit, embarcation filant vers les rapides.

#46

La mort du Commandeur, à présent, j’en ferais le centre. Je la traiterais du côté des vivants, à côté d’eux. Le désordre, l’incompétence, l’ahurissement, la trivialité. Choisir la garniture du cercueil. Ces satinettes moches, les mêmes qu’aux panoplies de vilaines petites marquises de petites filles. Ou les robes de ces poupées qui cachent des rouleaux de PQ. La mort me met dans une saine colère avec son tralala.

#45

©Kota Takeuchi

Skier seule dès l’âge de huit ou neuf ans, un terrain de jeu d’une centaine de kilomètres carrés. Ils savent où tu es : tu skies. Ils ne savent pas exactement où tu es : tu skies quelque part sur ce terrain de jeu. Les gars des remontées mécaniques te connaissent tous, du bar, de la famille. Tu ne risques rien. L’air dessine ta silhouette si précisément. Tu files. Tu improvises. Tu traverses des mondes en fendant l’air. Quand tu t’arrêtes, tu as pris dix vies. La solitude est pour toujours magnifique.

#44

Thuraya, piece from ©Rashed AlShashai

À Albertville, j’avais oublié cette cour sous un porche d’immeuble où nous portions les chaussures à réparer. Uniquement des garages et puis une ou deux baraques, dont celle du cordonnier. Tu transportes ça en plein désert et avec une loupiote ou deux au milieu de la nuit, une sacrée faune, ça donne le Marché des Vacillantes.

#43

Les chambres sont distribuées de la façon suivante : au fond, celle des enfants de Pierre, un garçon et une fille, qui ne viennent que deux fois par mois, à droite, sans fenêtre, la chambre de mon frère, qui tout à coup a 19 ans à nouveau, à gauche, une chambre pleine de chaises de restaurant chinois, couvertes de satinette verte, avec une vue sur… un gigantesque trou dans la ville, chantier d’hôpital ou d’opéra. Les adultes dorment dans la pièce principale : deux grands lits à barreaux s’y font face. On pourrait penser aux lits partagés des grands-parents de Charlie et la Chocolaterie, mais c’est très différent. La fille de Pierre profitait autrefois de son sommeil de plomb et du divorce de ses parents pour se glisser dans son lit au milieu de la nuit. C’est ce que je fais également, alors même qu’il dort avec sa nouvelle compagne, Émilie. Je deviens de facto une fille de pierre pour quelques heures. Dans la journée, les lits ont disparu. Je propose d’allouer la pièce aux encombrants chinois à mon frère, qui a besoin d’espace. Ainsi les enfants de Pierre auront chacun leur chambre, dont une sans fenêtre, mais ça ne crée pas de problème. Non, le sujet, tandis que je commence à débarrasser les chaises vertes, c’est davantage cette pièce dont le titre comporte le mot « bleu », sans que je le saisisse nettement, où Émilie souhaite à tout prix emmener Pierre, qui n’en dit rien, mais à qui ça ne dit rien.

#42

© David La Chapelle

Pierre a fait la lumière sur un Turandot dont il faut croire que je l’avais mis en scène (au TCE ou à Bastille), même si je n’en gardais pas grand souvenirs, très occupée à voler une veste dans une loge côté public.
Ensuite, nous entrons illicitement dans un appartement chic, très beige et bois. Il y a là derrière une double porte close, le cabinet d’un médecin ? D’un analyste ? Entendant la femme de ménage, nous trouvons un abri dans une armoire à balais, en plastique noir, donc nous refermons astucieusement les portes sur nous. Elle est venue prendre l’aspirateur dans le placard au-dessus de nos têtes, sans rien voir.

#41  

La couleur orange me fait de petits signes amusants comme des jouets de l’enfance : le cul carré d’une camionnette — de cette orange tirant sur le brun si typique des années 70 —, un foulard en polyester à grosses fleurs pris dans les affaires de la Jeanne pour distraire un mal de gorge, les petites clémentines corses que j’apporte ici et là pour marquer les rencontres d’un Noël ancien, la cuvette des toilettes au fond du couloir encombré, sombre et sale, si pop qu’elle a l’air d’avoir voyagé dans le temps…

#40

© Sam Szafran

Ne pas attendre les idées.
Ne pas se fier aux idées.
Les idées vieillissent vite. Elles passent. Si tu es là avec ton filet à papillons et de quoi les épingler illico sur le papier, bon. Mais si tu les gardes dans ta boîte, elles dépérissent. Elles deviennent comme ces phrases qu’on prévoit de dire à un rendez-vous. Du toc.
Les mots, par contre, compte là-dessus, comme sur un fil qui dépasse pour détricoter tout le pull-over, tout ce qui sépare de la nudité, à la vitesse grand V. Les mots dépassent de partout, y’a qu’à se pencher, ils te tombent dans l’oreille, ils te sautent aux yeux, ils se placardent dans ton esprit alors que tu frôles un manteau en sortant du métro, quand l’odeur chimique d’un produit pour les vitres te ramène chez ta tante plus vite qu’un coup de pied au cul, ou si un maladroit fait tomber une petite cuillère par terre.
Les rêves qui te restent en tête, sont des mots, que tu peines à dire tant ils ont une drôle de tête à l’air libre. (J’ai lu quelque part que c’était ainsi qu’était apparu le premier poème. Un homme fait un rêve divin, un rêve de dieux, dont le souffle le traverse. Ils lui révèlent des choses d’une indicible beauté. Au matin, il tente de dire son rêve aux hommes qui comme lui ont dormi près du feu. Il n’y parvient pas. Son échec, c’est le poème.)
Parfois même les rêves te disent des mots comme « Géranium violet, pièce bleue, ici… », des phrases entières : « Il est pour moi votre sang pur », des titres pour ce que tu es en train d’écrire, « tombé mort »…
Les chansonnettes idiotes ou non qui surgissent sans crier « gare ! », sont aussi de grandes pourvoyeuses de mots et puisqu’ils se présentent, tout bonnement, ne va pas chercher midi à quatorze heures : tire dessus et laisse venir l’écheveau.
Après, le temps… on ne sait pas combien de temps ça dure. Ni celui qui t’est imparti ni celui qu’il faut pour écrire ceci ou cela. La seule chose qui semble certaine, c’est le temps qu’il faudrait pour écrire ton chef-d’œuvre : tu ne l’as pas. Personne ne l’a d’ailleurs, c’est un trompe-l’œil pour se gaver de regrets et d’excuses, pour se misérabiliser à bloc. Ce qui est sûr, c’est que ce n’est jamais fini, mais que tu décides d’arrêter parce que c’est prêt ou parce qu’un éditeur miséricordieux te tire ton manuscrit ou parce que tu as autre chose à écrire qui pousse très fort, comme si tu mettais des enfants au monde, des sextuplés, par exemple. Tu n’arrêtes pas parce que c’est parfait, ou parce que tu es arrivé au résultat que tu escomptais. Tu peux toujours escompter, c’est humain, mais c’est très con. Ça bouge tout le temps, ça ne devient pas ce que tu prévois et c’est heureux. Ça s’ouvre, alors ne referme pas en suivant pas à pas ton petit plan plan. Comme les enfants, on te dit.
Ah aussi, ça : relire. Si tu ne relis pas les livres des autres. Si tu es plutôt pistolet à un coup, ça s’annonce mal pour relire ta prose. Barthes dit (en synthèse) que relire c’est lire. En relisant, ça se démonte et ça se remonte, un mécano qui aurait rencontré un mikado. La relecture, c’est un rendez-vous : repasse-toi une chemise et réserve dans un endroit calme avec une bonne lumière. Quand il y a plus de 80 caractères par ligne, l’œil fatigue et s’agace. Tu y penserais si tu donnais ton manuscrit à lire, non ? Oui, on va dire que oui. Alors, ordonne bien la charité et prépare-toi une sortie papier aux petits oignons, parce que tu vas passer un long moment à la table des matières. Il sera bien temps d’envoyer balader les titres de chapitres et de sous-chapitres, ces étais moches, quand ça tiendra debout, quand tu commenceras à voir vraiment où ça t’emmène.
Signe-toi un chéquier en blanc d’autorisations. Citer. Commenter. Retourner. Couper. Récupérer. Recycler. Changer la destination de la page, comme quand tu achètes une usine pour en faire une maison. Ce récit essentiel, tellement intime, qui met en scène des tas de ressemblances à des situations et à des personnes existantes au point que tu trembles à l’idée que ta tata, que tu vois à chaque mort d’évêque, tombe dessus en cherchant une recette de dinde aux marrons sur _750 grammes_… qui pourrait s’offusquer que ce ne soit plus toi, mais Ulysses, voire Paulette qui le vive ou le dise ou le rêve ? Et puis, s’il était besoin de la littérature pour s’empailler en famille à Noël, ce serait un moindre mal, non ? Ton polar est devenu une histoire d’amour ? Ta SF, un pamphlet politique ? Tu ne peux connaître ce que tu veux dire qu’à postériori.
Ne laisse pas tes fictions rétrécir au lavage. Ne les ébouillante pas, ne les inquisitionne pas, ne les lave pas à l’acide parce qu’elles te scandalisent. Tu devrais tuer une poule noire à chaque grosse lune pour que cela advienne : la phrase que tu ne reconnais pas dans ton texte, l’histoire sans intérêt que tu ne peux pas t’empêcher de prolonger pour voir jusqu’où elle va, le genre qui contredit ouvertement tout ce qui t’est cher…

39

dear oblivion © Aiko Tezuka

Parfois on apprend trop tard. On n’est pas prévenu. Le gros Brahms, sortant de la gare sous la pluie battante, courant tant que faire se peut jusqu’au cimetière, arrivé trop tard, chope la mort. Ça reste raisonnable. Trop tard pour l’enterrement dans les limites de l’acceptable. Et puis amende honorable : Brahms emboîte le pas de Clara quelques mois plus tard. Mais là, dans le cas qui nous intéresse, on sait vaguement la mort. Quand ont te demande, tu dis, oui, je n’en ai plus de ce côté-là. Mais depuis quand ? Vague. Après lui. Mais pas tout de suite. Quelques années après, mais on est encore trop jeune pour savoir quand. Est-ce qu’on nous l’a dit, seulement ? Oui. Forcément. Vaguement ? Et beaucoup plus tard, tu comprends qu’elle est morte pendant ta vie d’adulte et que tu n’as pas voulu le savoir. Mais beaucoup, beaucoup plus tard.

38

© Hopper

Embrasure de porte. Grande arrivée de lumière jaune. Dos de l’enfant à fossettes, l’enfant a fossettes, l’enfant à faux sept (les jumeaux de Corinne qui marchaient dès leur septième mois, la double laisse au poignet), l’enfant à fosse, certes (petit ange de pierre sous la neige)… Sept mois. Cette fois. C’était moi ? Une phrase se dit. De la lumière là aussi. Le chiffre 7 explicite.

37

Andromaque 96

Enfin je viens à vous et je me vois réduit
À chercher dans vos yeux une mort qui me fuit
Réservoir à phrases d’autres, les lister reviendrait à répéter l’énoncé de mon existence, son contrat, son mode d’emploi, jusqu’à ce que mort s’ensuive, car cinquante autres années ne me seront pas données

36

© Chagall

L’aube vaut la peine. Le silence. Rester au lit lire. Emmerder le monde. Dans la ruelle, ils attendent leur tour. L’aube est clarté d’esprit. L’aube tombe à pic pour Deux Scènes ou Narration de Gertrude Stein. Il y a tout le temps. Un chapitre de Wasjbrot. Ou Kabassova. Penser à Osmin. Est-ce qu’il voyage ? Est-ce qu’il hiberne au bord d’un lac ? Un morceau de spectacle s’est écrit tout seul pendant la nuit. Un fil qui dépasse. C’est tout ce qu’il en reste. C’est bien suffisant. C’est voyant. Pas besoin de noter. Mais besoin d’écrire. Le Journal d’un mot. Toujours déjà en retard. Pas encore sorti les trois premières années que la quatrième s’achève. Penser à Tolkien. Écrire pour se ramifier. Perdre de vue toute publication… Le mot de la semaine, dans les yeux. Dans le blanc de l’œil. Rien ne vient. Laisser écrire. Si une idée revient, s’en méfier. C’est une vieille idée, Dieu sait où elle était allé traîner. Possiblement périmée. Les vieilles idées ont un papier dans leur portefeuille. Elles exigent de ne pas être réanimées. Rêver à tenir un journal de 480 caractères espaces compris. Un journal trop facile. Journal de ce qui passe. S’en saisir avec une grosse patte. Le coller dans le carnet avec de la glu qui déborde. Onomatopée. Il n’y a plus de temps. L’entrée du Journal d’un mot m’a embarquée trop loin. Plus de force pour le retour. Encore une fois. Nostalgie du papier par-là dessus. Choisis ton camp, camarade. Ramification ou publication. Lâcher la guide. Se raisonner. Renoncer à la charmante compagnie d’écrire. Sortir du lit. Emporter un livre au cas où.

35

Milos Kopecký in Le baron de crac (1962)

Un moment du Soulier de Satin presse à la porte, alors qu’il est apparemment question de Cléopâtre… la lettre du texte ne reviendra pas, je l’espère pourtant, tout en le résumant son esprit, semblable au baron de Münchausen se sauvant lui-même de la noyade en se tirant des eaux par les cheveux. Cependant, je fouille les tréfonds — et pas les confins : c’est une descente le long d’un fil à plomb, pas une chasse à courre —. J’en remonte une vieille godasse de souvenir : la scène jouée par un couple « ville et scène ». Mauvais. Mais cette fois-ci, je suis assise entre eux, légèrement en retrait, et plus dans le public.

34

La femme du marchand ©Boris Koustodiev

Pour rien au monde, il ne manquerait le réveillon de sa tante. La cuisine est toute petite. On l’attend, on le chérit, là-bas, avec toute la cousinade. On mange, qu’est-ce qu’on mange ! Qu’est-ce qu’on mange ? Qu’est-ce qu’on mange cette année quand il n’en finira pas d’arriver ? Si pour rien au monde, vraiment, alors par quel motif supernaturel est-il retenu loin de la tablée ? Et faut-il seulement une raison pour échouer dans ses habitudes ? Dans ses projets ? Si c’était pour rien ?

33

Une fois que s’est assis, même sur un vélo, une grande inspiration, comme pour une apnée de petit bain sur les mondes sous-marins carrelés de bleu et peuplés d’êtres pâles aux yeux fixement ouverts, une apnée pour voir, ça durera ce que ça durera, une pièce lancée en l’air, ne sait quand retombera.

32

La bouche d’enfer de la sortie du parking est bouchée à présent. On doit sortir ailleurs… Le quartier a été si longtemps désagréable et absurde — que sa joliesse d’à présent la met mal à l’aise. Quand le grand hôtel international surgit dans le coin de son œil, la peine revient, manière d’un soulagement. Elle croit un instant que nous étions là pour l’annonce de ma fin de partie. Elle était assise seule, là-bas, au milieu des oranges pressées. J’avais appelé pour m’excuser de mon retard, d’abord, puis de mon absence.

31

Je veux, non je voudrais, je souhaiterais comme la douzième fée, la dernière à passer, oui, je souhaite, qu’une bonne fois pour toutes, on arrête de répéter le mot « bienveillance ». Répéter les mots à tout bout de chant les vide de leurs sens, les vide du dedans comme les instruments à vent, la salive les use, les creuse et ils ne sonnent plus bons à rien. Alors, arrêtez de répéter les mots, à part « répéter » qui est fait pour être répété, parce que c’est du costaud avec ses trois é identiques et ses consonnes qui pétaradent, mais « bienveillance » ? « Bienveillance » ne tiendra pas le coup, c’est moi qui vous le dis.

30

©Polina Olowska

Le jeudi, les mots croisés sont plus difficiles. Mais là, c’était un jour facile. Il n’y avait rien à voir sur la photo, un vieux duvet carbonisé, sur un bout de trottoir, à côté du mot « hypothermie ». Mais ce sont plutôt les mots croisés qui m’intéressent. Peine perdue : je répondais à toutes les définitions par « duvet ». Il y avait ce gars qui vivait dans le renfoncement de l’ancienne pâtisserie, sous le cygne qui ornait encore la devanture. Qui crame un mec déjà à terre  ? Ou son maigre bien ?

29

© Amy Gansell

Laisser traîner ce bras était un mauvais calcul. Traîner est peut-être un peu excessif : il est resté au sol quelques instants à peine avant d’être ramassé. Plus exactement, il s’est à peine écoulé une trentaine de secondes entre le moment où j’ai aperçu le bras et celui où le type en combinaison intégrale l’a ramassé. Il a fait ça assez négligemment et c’est probablement ça, le plus regrettable dans cette affaire. Tandis que les possibilités offertes par ce membre abandonné sur le trottoir se multipliaient dans ma tête à une vitesse faramineuse, il se contentait de le ramasser comme n’importe quel autre machin que les gens laissent devant les conteneurs, avant de le balancer dans la broyeuse du camion poubelle.

28

© Rashed Al Shashai / A Concise Passage Al Ula, Saudi Arabia,  
( Image courtesy of Lance Gerber, the artist, RCU and Desert X )

Sur un cargo. Trois mois. Tu peins, j’écris, nous lisons. J’y pense sur mon vélo, j’y pense en annulant des rendez-vous pour pouvoir travailler à d’autres rendez-vous, mais toujours l’instant d’écrire, cette carotte dont je suis l’âne, se dérobe et comme l’âne que je suis, je m’en étonne. Romain m’envoie des mosaïques de Barcelone, et je me demande quand je reviendrai au Marché des Vacillantes, et comme je suis un âne je suis aussi Osmin, qui ne retrouve plus jamais le chemin vers cet étrange lieu d’échange où tout troc est possible — la fiction, oui, en voilà une définition —. Il n’est pas certain qu’il ait existé ce marché, il s’est monté la tête d’une histoire qu’on lui aura racontée, une histoire sortie d’une bouteille comme une exhalaison empoisonneuse. Plus les commandes d’écritures s’amoncellent sur mon bureau, mieux j’entends l’appel du Marché des Vacillantes. J’y laisse une oreille, tant pis et d’ailleurs, ces jours subsahariens, ces jours de marché du travail, qui occupent mes aubes et me laissent idiote de fatigue avant la tombée du jour, sont-ils si différents de l’apparition fulgurante et nocturne du Marché des Vacillantes ? Le pas lent et lourd d’Osmin est le mien bien davantage que la grâce qui fait un larron du Pacha Selim. Bientôt cinq ans que nous ne nous quittons plus, qu’ils surgissent dans la réalité la plus quotidienne. Une silhouette encapuchonnée dans la rue, cette vieille main qui choisit patiemment un fruit au supermarché des pauvres, une bague sauvage sur un doigt citadin, le poids de mon propre pas, mon bonnet d’âne.

27

© Magritte

Elle est enfin parvenue à manger un sandwich au saucisson. L’autre n’osait pas : le choc des cultures, on n’est pas arrivé là pour réunir en un grand tout ce matin de la majorité à l’issue d’une nuit de fête sur quatre étages de bric et de broc donnant sur la montagne, et le quotidien bien bordé de la grande école à architecture classée. Elle mâche vigoureusement : du gros pain, une épaisse couche de beurre et des rondelles de saucisson d’un demi-centimètre de haut. L’autre guette la fissure, le tremblement, le détail annonciateur du séisme qui gronde. Rien. Mais tous les éléments ne sont pas réunis. Elle boit une rasade de thé pour faire passer la bouchée. Il manque un verre de rouge, et il n’est pas 7 h du matin. Mais, tout de même, elle est culottée de jouer ainsi avec l’espace-temps.

26

steenman Garvera

Son absence, annoncée au milieu d’autres — malades, occupés ailleurs… — peine davantage. Je le note parce que ça me surprend. Aucune raison pour cette peine, qui à la fin du jour reste en surbrillance. Mais en filigrane apparaît un autre manque, partenaire au long cours, le manque de pierre. Parfois il se manifeste dans des rêves de balcon de granit, de balustrades en calcaire, de cailloux posés au sol suivant un dessin qui demeure comme son dessein, un mystère. D’autre fois, il se signale par le prénom, jeu d’anthroponymie, et j’attache une importance qui m’embarrasse à ceux qui, comme lui, le portent. Cela me surprend à chaque fois. C’est ainsi que depuis le fond du temps, il se rappelle à ma mémoire.

25

©mat collishaw

Un papillon — un gros papillon noir — à moteur — lourd comme un bourdon — un B52 — l’avion, pas le chignon — pas chouiner, non plus — encaisser, le ventre, encaisse depuis toujours ? — en fait des caisses de pire empire — ça va pas mieux ? — Tu as encore mal ? — parfois, plutôt la plomberie — des vieux radiateurs en fonte sur trois étages — un immeuble vide — énorme réverbération — tout le monde entend — mais tout le monde a un ventre — tout le monde connait au moins un ventre autre — accueillant et glougloutant — et chaud et lourd comme un vieux radiateur en fonte — la bouillotte, bien sûr ça aide — rien que le nom aide à présent — je te prépare une bouillotte ?

24

 Gallos – King Arthur Statue

J’avais oublié qu’on pouvait à ce point être assis. Il n’y a plus de différence entre mon corps posé-là sur ce banc, à cette tribune, dans ce gymnase où ça s’affaire et crie de tous côtés et mon vieux pardessus militaire, carapace si roide qu’elle tient presque assise à mes côtés, regardant le match à ma place. Il faudra aller s’asseoir dans un calme pareil, quelque part — à la mer du Nord ? — pour deviner comment écrire… l’histoire ? La vie ? Les racines ? La fatigue ? L’impensable tumulte courageux derrière les uniformes de ceux et de celles qui par deux fois m’ont rappelé, ces derniers jours, ce qu’être assis peut signifier. Autour de moi ça joue, ça hurle, ça scande, c’est beau à voir, cet entrain, les ruses des joueuses, leur dépit au point perdu, la simplicité de leur corps pour quelques heures dérobées à la chirurgie modificatrice de l’adolescence… je vais partir pour la mer. Trois jours. Avec mon seul pardessus pour compagnie.

21

Brendan Jamison and Mark Revels Build Sugar Metropolis

Il fallait prévoir du thé et du café, arriver tôt pour aménager la salle, mettre les petites chaises lourdes en cercle, quelque chose d’enfantin et d’amical avec leur petite taille et leur assise de couleur jaune, verte, rouge sombre… C’était l’occasion de rencontrer une drôle de paire de loustics bien intentionnés, qui veillent au bon ordre des lieux, en défaisant éventuellement ce qui venait d’être fait, l’attribuant à un désordre de la veille. Tout ça, rien que ça pour bien recevoir ces visites attendues, les corps fatigués par le réveil à 4 h, par le travail longtemps avant le lever du jour. Oublier le sucre, un manque d’attention. Impardonnable. Courir le chercher en dépit des protestations, une réparation dont les fils se verront toujours.

20

On se demande ce qui réunit ces deux-là. Pas l’âge en tous cas, ni la nationalité apparemment, encore moins la fonction. Cependant, elle est arrivée jusqu’à la table haute où il reste accoudé tout en l’écoutant. L’échange est bref. Il la regarde de tous ses yeux, le mort et l’autre. Il hausse très légèrement les épaules — cela va de soi ce qu’elle est venue demander de si loin — et acquiesce d’un petit hochement de la tête. Elle va repartir ayant obtenu satisfaction et à regret, pourtant. Il va jusqu’au comptoir. Il ne sort pas d’argent. Il n’attend pas. Ce sont ses prérogatives de son ancienne d’employé au ménage. Il rapporte deux gobelets de café avec sa démarche chaloupée. Elle lui sourit. Ils boivent le même café, sans plus rien dire.

19

 ©Peter G Hall

Elle est allée directement à lui. Elle lui avait fait signe de loin. Un signe de la tête. Dès qu’il lui répondu, avec son sourire d’ailleurs, elle a traversé la salle blanche et froide, pour le rejoindre à sa table. Les corps qui traînent toujours là, en début de matinée, elle les a facilement évités : ils sont amortis, lents, endormis encore pour certain et elle, vive, impatiente. Voilà des mois qu’elle veut lui faire sa demande et le moment est venu. Il se tient appuyé sur le mange-debout, appuyé sur ses avant-bras et ses deux mains se réchauffent autour du gobelet de café. Elle lui demande de la rejoindre un autre matin. Elle lui dit que tout est arrangé, qu’il n’aura pas à travailler pendant ces deux heures-là. Il sourit.

17

Installer des bancs où l’on puisse s’installer sans avoir l’impression d’être dans un avion, dans un train, des bancs où s’étaler, des bancs baptisés de noms noirs, au moins ça, des bans de bancs dans une même direction, des bandes de bancs bancals, chahutés par la vie, pour apprendre l’équilibre aux enfants courts sur pattes dans les parcs des villes.

16

The smell of cold © Cecile Filipe

Un t-shirt rose informe et si fin qu’il laisse voir le détail de ses seins. Un bas de jogging gris trop court. Un caban par là-dessus qu’il ôte en entrant, quand les autres ne savent plus quel stratagème inventer d’écharpes à carreaux, de bonnets de laine, de petites doudounes superposées à des chemises respectables, de gros cols roulés, de jacquard de station de ski, de manteaux boutonnés jusqu’en haut, pour jouer de quelques degrés la salle mal chauffée.

15

Don Giovanni ©Laurence Tissot

Le corps, je n’avais jamais pensé à ça : qu’est-ce qu’il devient ? Qu’est-ce qu’on en fait ? Comment faire pour évacuer le corps ? Même au corps, au corps tout simplement, je n’avais jamais pensé, ni au désordre que ça produit, un corps, comme ça, mort, au milieu du plateau.
Eh ben, crois-moi si tu veux, ils l’avaient laissé sur la plage arrière !
On nous dit de fuir dans ces cas-là et vous parlez d’amour, de l’amour…
Vous voulez de l’aide pour enjamber ces fauteuils ?
Une larme furtive…
Jeudi 9h45, c’est un décalage horaire
Chercher à se parler est en soi déjà une façon de se parler.

14

Pousser la porte d’un magasin. Impossible de se rappeler quand, quand la dernière fois, comme ça, pour rien, pour voir, il y avait des lions dans la vitrine et dedans des lions aussi, imprimés sur des écharpes, des léopards sur des boîtes, il y avait eu un moment, des moments où, comme ça, entrer et acheter une écharpe, oui, ça se faisait et d’autres choses pendant qu’on y était, de petits cadeaux pour plus tard, pour des amies qu’on ne verrait pas avant des mois, des petits bracelets pour les filles, mais d’abord une écharpe, une étole même, après l’avoir vu, lui, lui avoir parlé longtemps, une étole ist toll, une étoile de près pour entretenir la lumière vive et joyeuse des rencontres… pousser la porte de ce magasin, la barre verticale en laiton, l’entrave du diable, c’est lourd et lointain, rentrer d’un long voyage, d’un long sommeil, pousser la porte d’une des boutiques éphémères du marché des vacillantes, qu’est-ce qu’on trouve ici ? Qu’est-ce qu’on cherche ?

13

Elle est tombée debout. Ses vieux genoux encaissent mal la cascade, mais tiennent jusqu’à preuve du contraire. Les marches, raides déjà en temps ordinaire, deviennent traîtresses avec la pluie, les nuages noirs assombrissent encore le bas de l’escalier. La cataracte n’aide pas non plus. Bien avant d’en arriver là, elle sait qu’elle va tomber aujourd’hui. C’est un rendez-vous sans autre surprise que l’attente. Elle va tomber, elle peur bien sûr, mais elle est également curieuse, elle ne le dirait pas à tout le monde, curieuse de la douleur. Combien ? Comment ? Elle est tombée debout et tout vibre encore autour d’elle pendant quelques instants. Elle est debout, mais la chute n’est pas encore tout à fait finie, comme au cinéma, ces films où quelque chose apparaît à la fin du générique, alors on reste, on attend, debout, comme elle, en manteau avec son sac de course à la main. Finalement, rien. Rien cette fois-ci.

12

Il est l’heure. Ça commence toujours ainsi, par une convocation. Un bristol de la Reine de Cœur qui réduit à l’état de lapin blanc : quasiment toujours impossible de répondre dans la seconde, dans la minute et alors les pénalités tombent à rythme régulier, comme les pièces dans les cabines téléphoniques scandant par leur chute la conversation amoureuse de longue distance, l’incapacité à dire ce qui pourtant tenait le cœur la veille, le jour même, une heure plus tôt, ou il y a un quart d’heure quand il a fallu arrêter le vélo, interrompre la course tant pressait l’aveu, la déclaration, le mot exact. Loin de toute notation se tisse un maillage serré de mots exacts, qui se répondent si facilement qu’il est facile de croire qu’ils attendront le papier. C’est un bain de source chaude, dans un petit creux de volcan. Les unités tombent au fond, je ne sais toujours pas renoncer à l’élaboration de ces métastructures de vent, l’eau est douce, les nuages racontent tant d’histoires, je devrais être attablée, noter, le retard ne sera jamais rattrapé… le lapin blanc passe tout à son agitation, je le regarde passer. Il n’y a rien d’autre à écrire que la perte de ces paroles, ce retard définitif : la poésie est le rêve, le poème, la tentative de l’énoncer en pleine lumière.

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© Natalia Goncharova

C’est dans la petite tête que ça écrit quand les cris cessent de crier sans arrêt dehors, mais aussi quand se tait la voix qui lit, qui en litanie dit et redit « Tu n’es pas là, ce n’est pas en train d’arriver, c’est comme les couleurs, toi, bleu tu vois, mais les autres pas le même, peut-être vert même, ou canard et pas si vif dans l’œil, bleu qui dort et méfie-t’en du taon aux grosses piqûres en bord de rivière où l’eau dore et t’hypnotise, boa autour de ton cou qui boit une gorgée d’oubli dans la lumière qui joue et peint sur ton visage d’indien le vrai camouflage, tu n’es pas là, rassure-toi, ce n’est pas en train d’arriver… » La voix qui lit appelle d’ailleurs et ailleurs, on lui répond, des petits personnages, grognons du peu de cas qu’on fait d’eux s’échappent des contes et des tapisseries, des ombres des sapins sur le sol en bois cru de la terrasse où pendent les grands draps entre tentes et cinémas et là, oui, là avec une croix, autre chose se raconte qui déjà s’écrit.

Sur un fond blanc de gaufrette, des courbes et des volutes bleues aux dentelures vénéneuses. Dans la fièvre, les longues heures alitées font voir des yeux étranges, et des profils narquois et des empourprements bleus toujours, bleus comme les ombres de la neige qui attend patiemment dehors que la maladie s’écoule par le nez. Goutte à goutte dans la faïence du lavabo et du bidet aux robinets semblables, métalliques, difficiles pour les petites mains pareillement gauches, mais capables déjà de tenir un stylo. Bille ? Plume ? Feutre ? Rien, aucun. Le cahier disparaît de la table qui n’existait pas, à peine un large et bas rebord de fenêtre qui s’enjambe comme de rien vers la terrasse où le linge de l’hôtel obstruerait la vue, n’était le vent qui soulève les draps un instant et la jupe de Maryline sur le petit classeur aux anneaux durs et pinçants pour les doigts maladroits. L’obturateur de la mémoire borde de noir le hublot du scaphandrier descendu aux profondeurs pour chercher vainement la première ligne, de la première page du premier texte et trouver, trouver, sans cesse tout autre chose. Il n’y a qu’une seule ligne c’est celle qui s’écrit là — la voyez-vous ? —, c’est le narguilé qui puise à la surface de cet instant l’air qui lui parvient tout en bas et pour voir quoi ? La cuisine à l’étage du dessous cuisinait à plein régime et à la « 3 » plus furieusement encore sans cahier, sans plume, ni bille, ni feutre, dans la petite tête aux mains gauches ça raconte des histoires, des histoires, des histoires.

10

Pendant que je passe la frontière, que je passe en vitesse, puisqu’il n’y a plus ici qu’une ligne sur une carte routière qui peine à se matérialiser sur l’asphalte, toutes les autres me font de l’œil : je pourrais tout aussi bien traverser la Scandia bulgaro-turque dans l’incertitude d’être trahie ou tuée par mon guide, poireauter des heures à la douane Pendant que je passe la frontière, que je passe en vitesse, puisqu’il n’y a plus ici qu’une ligne sur une carte routière qui peine à se matérialiser sur l’asphalte, toutes les autres me font de l’œil : je pourrais tout aussi bien traverser la Scandia bulgaro-turque dans l’incertitude d’être trahie ou tuée par mon guide, poireauter des heures à la douane libanaise en espérant que mon ambassade va pouvoir m’expliquer pourquoi je suis fichée S, m’endormir sur un banc de métal dans la zone internationale de l’aéroport de Moscou entre deux rondes de chiens, jouer au ballon-pied avec les gosses des breaks surchargés de malles, de cages, de filets, aux portes de la Serbie, dans la fumée des barbecues improvisés pour tuer le temps suspendu, ne plus jamais revoir la couleur de mon passeport embarqué dans la pile multicolore du contrôle à l’aube du Belgrade-Sofia, à moins que je ne l’aie déjà déchiré dix ans plus tôt au bord de la frontière atlantique, jeté dans les toilettes d’un hôtel bien tenu de Porto, tiré la chasse et dès lors, qu’importe le devenir de tous les faux qui lui auront succédé ? Ce n’est plus jamais moi, jamais mon nom, qui voyage, quitte, part, abandonne.

9

Tu vas vouloir regarder, traîner, t’arrêter même. C’est pourtant juste à côté, c’est toujours l’Europe, tu penseras « ça va passer crème, comme une ombre beige sur un mur blanc » et puis tu atterriras et tu seras là comme un gosse, avec ton regard qui tape tous les coins du flipper, même dans la forme des nuages tu trouves des différences, et le vieux tram, qui avance avec la grâce d’une tronçonneuse de métal boiteuse, où on te demande de payer pour ton sac, cette façon que les gens ont de ne pas s’excuser quand ils se frôlent, quand ils se heurtent, de ne même pas faire attention — tout le contraire de la banlieue, tu vois, des ghettos, où on essaie d’étouffer dans l’œuf le moindre embryon de conflit —, là-bas, tout a déjà été étouffé, enfoui profond comme les guérites en sous-sol avec les clopeurs accroupis sur le trottoir pour y acheter une cartouche ou une bouteille par le vasistas. S’attarder c’est pour les attardés. Toi, tu traces, tu es de là où tu es, profite d’être un mâle caucasien et disparais dans ton désintérêt pour ce qui t’entoure.

7

La cicatrice sur le nez, en demi-lune sur le bout du nez, son arrondi si parfait, les mauvaises langues prétendaient que c’était là le résultat d’un méchant coup de rasoir, qu’elle avait été assez bête pour vouloir se raser le visage (la moustache ? Des poils drus de sorcière sur le nez ? Les sourcils pour ne plus laisser qu’un trait dessiné par ses soins ? Quand on ne sait pas se servir d’un rasoir, qu’en est-il d’un crayon ?…) | Les cheveux courts, bouclés et gris. Jamais autrement, mais elle avait bien dû être aprêtée, permanentée , peroxydée, de son époque, quoi ! Si peu de souvenirs quand pas de photo pour faire croire le contraire, pour flatter notre mémoire, la caresser dans le sens du poil jusqu’à ce qu’elle donne, coup de tête ou longue griffure, la suite du peu qui se voit | Les yeux noirs, les rides ingrates, burinées, des sillons noirs de la cendre de toutes ces cigarettes allumées bout à bout | Les longs lobes, allongés des boucles lourdes. Cette peau de son visage, douce à force de coups |

6

©Betty Tompkins

Je l’ai dit à ma cousine : tu as vu ? Elle a changé son prénom quand elle s’est mariée, l’a changé pour « Annie », de sorte qu’il rime — et richement encore — avec son nouveau nom, Cordoliani. Ma cousine a ouvert de grands yeux. Et c’est là qu’intervient le prestige, dans le tour de magie. Le tour consiste par exemple à faire disparaître un objet — dans le cas du prénom à l’intérieur du nom, l’objet qui disparaît c’est le voile qu’on avait devant les yeux, ou plutôt sur les oreilles et qui nous a empêché de savoir qu’on entendait cette rime pendant des années. Bon, le tour est joué. Le prestige c’est le moment où ce qui a disparu réapparaît — souvent ailleurs, dans la poche de quelqu’un qui assis trois tables plus loin ou juste derrière l’oreille d’un enfant —. Alors j’ai dit à ma cousine : regarde ! Son vrai prénom, celui qu’on lui avait donné à la naissance (Ida), il s’inscrivait au cœur de son nom de jeune fille (Vidale).

5

… regarder à travers la fenêtre fermée, là, tout près, dans l’unique allée du jardinet qui bordait de briques et de faïences en demi-lunes ses plates-bandes de pensées : des pensées cueillies, semblait-il, dans ces ciels trop beaux, ces ciels versicolores et comme reflétés des vitraux de l’église qu’on voyait parfois entre les toits du village, ciels tristes qui apparaissaient avant les orages, ou après, trop tard, quand la journée allait finir.

Les pensées ont le cœur noir. Les pensées sont les fleurs d’un mal lointain et puissant, comme le thé, infusant le sacré dans leurs robes de fêtes épiscopales, velours de violet profond, jaune de dimanches jamais ordinaires, rouge intérieur du calice. Les pensées sont fragiles, délicates et raffinées, bien téméraire pourtant celui qui les diminue en fleurette, même dans le secret d’un mot d’esprit, d’un moment d’ennui à ras bord de la fenêtre.

Les pensées ne sont pas mignonnes ni jolies, non plus que les ciels qui s’empressent au-devant d’elles, avec ou sans précipitation. Car il faut voir ce cortège indénombrable où les créatures célestes, en âge d’être mariées au pays des contes, se chipent la place d’un souffle, brisent les rangs au moindre coup de vent, se coudoient brutalement jusqu’à ce qu’une pique de la longue aiguille de l’horloge vénérable les perce à jour et les dégonfle comme une voile, dont l’esquif s’esquive sans qu’on ne puisse jamais en connaître le nom. C’est que le chambellan commis à l’office des annonces manque toujours, en vrai lapin blanc, ou, s’il est apparu en oracle dans une autre fenêtre, il demeure dans l’erreur ou l’approximation qui sent pauvrement son charlatan. Seules leurs vêtures entrevues ou contemplées devant les pensées en majesté laissent deviner le rang de ces beautés en l’air : finesse des étoffes, façons des dentelles, subtilité des bains dont la nacre flatte les fleurs, luxe des brocards de la fin du jour, empesé des grands deuils nocturnes et souplesse des demis, juponnés nouvellement de lunes gibbeuses, échappées par miracle à la censure des rideaux épais, recouvrant pour la nuit comme un mouchoir de magicien ce défilé intangible… afin seulement de le poursuivre en rêve demi-éveillé grâce à l’entremise d’une marquise qui, quelque part en ville, attend au seuil du sommeil pour tirer un trait révérencieux et fantasque entre l’air qu’on respire et celui où l’on vole.

Au-delà d’étiques antennes à qui, hier encore, on pouvait demander la lune sur pied en gros plan, mais dont la vanité rabattue sert à présent de perchoir aux corbeaux, plus malins que les plus diaboliques faiseurs d’images fausses, au-delà des cheminées qui entretiennent un commerce obstiné de fumée avec l’air froid, prétendant vendre des nuages au ciel comme d’autres du sable au désert, en dessous pourtant des calligraphies blanches des longs courriers, c’est à dire exactement entre les deux, vont leur train, volant tout leur saoul, de minces coursiers d’un gris si clair qu’il les confond avec l’horizon du petit matin, fiancés à leur mission d’une bague discrète où s’insère, fine comme l’air, la feuille qui enserre le message. C’est ce rouleau infime qui les a mis en marche, qui les a mis en vol, Golems duveteux à l’œil rond, anodins jusqu’à disparaitre dans le paysage citadin, cette toile peinte d’illusions d’optique. Et on s’étonne, trop occupés à regarder les pieds, les devantures, la hauteur d’homme, on s’étonne au mieux des ruches sur les toits installées, mais pas des pigeonniers.
J’insèrerais ici un des tutos inquiets de Sasha sur la communication codée
Pas des pigeonniers, dites-vous ? La bibliothécaire s’étonne que je les aie remarqués. Comment lui avouer sans créer une gêne que je consacre rituellement une de ces journées à marcher la tête au ciel ? Modestement, je baisse les yeux vers la tasse qu’elle ressert, fine porcelaine, fleurs et oiseaux me replongent dans ses pensées. Ami je vous écris du fond d’une cantine. Le vent crie et le ciel a sa couleur turquine. Il est bleu mais hostile. Il se fait plus d’un an que vous n’écrivez plus de lettres maintenant…Et ici d’autres nouvelles de l’absence de nouvelles
Souhaitant m’égaler à vos héros qui meurent. Je conduis conducteur les canons qui demeurent : Quatre-vingt-dix soixante-quinze et cent-vingt long, mes chevaux argentins volent tel l’aquilon…

4

©Michelangelo Pistoletto

Dormi la tête dans le feu. Un clin d’œil, la lune au zénith, vaporeuse dans le cadre bien net du velux.
un autre genre de plaisir que je trouve à ne sortir qu’à la nuit, à suivre au clair de lune ces chemins où je jouait jadis au soleil ; et la chambre où je me serai endormi au lieu de m’habiller pour le dîner, de loin je l’aperçois, quand nous rentrons, traversée par les feux de la lampe, seul phare dans la nuit.
À quoi bon la lune après Proust ?
Rachel avait un de ces visages que l’éloignement … dessine et qui, vus de près, retombent en poussière. Placé à côté d’elle, on ne voyait qu’une nébuleuse, une voie lactée de taches de rousseur, de tout petits boutons, rien d’autre. À une distance convenable, tout cela cessait d’être visible et, des joues effacées, résorbées, se levait, comme un croissant de lune, un nez si fin, si pur, qu’on aurait aimé être l’objet de l’attention de Rachel, la revoir autant qu’on aurait voulu, la posséder auprès de soi, si jamais on ne l’avait vue autrement et de près
Proust, la lune et l’actrice, toute une ronde de comparaisons merveilleuses. Impossible de retrouver exactement celle de oùù la lune fuit la coulisseRendormie. Par terre, contre un mur beige et rêche, des cartes roulées. Regard vaguement en plongé là-dessus, l’intérieur ocre d’une d’entre elles. Sinon rien.
La nuit, je mens
Beaucoup plus tard, levée, habillée, en compagnie, toujours endormie. Impossible de s’arracher au feu, au bivouac du canapé.
Des montagnes de questions
Tout parvient de loin. Loin derrière les murs-masques de Tristant Mat. Sur le sol, d’autres pas recouvrent les mes traces, les effacent, je les vois, estompées, poussière balayée par ces passages renouvelés. Disparaître, le passé est passé.
la lune blanche comme une nuée, furtive, sans éclat, comme une actrice dont ce n’est pas l’heure de jouer et qui, de la salle, en toilette de ville, regarde un moment ses camarades, s’effaçant, ne voulant pas qu’on fasse attention à elle

Pour mémoire : De la Passante au Passant. (Proust, Baudelaire, Levinas et la Réponse des Muses)

Hôtel L’écho du lac à Gérardmer (hors sujet)

3

La gueule de la libraire encaissant mes huit euros pour l’Alphabet des Femmes de Gospodinov. Cette façon de ne pas sourire, de ne pas croiser mon regard, d’à peine desserrer les dents pour le protocole élémentaire — d’ailleurs pas bonjour. J’en ai lancé un à la cantonade en entrant, oui, comme dans une librairie de province et non dans le temple du livre à deux pas de La Sorbonne. Pas par provocation : la porte était ouverte, c’était un jour férié, il faisait beau, je ne viens jamais dans ce quartier, la dernière fois en avril, j’avais acheté La Lisière de Kassabova, parce que l’Écho du lac était indisponible, et puis trop cher encore. Une personne affable m’avait indiqué le rayon des Balkans, et son inutilité dans ma quête : elle écrit en anglais, elle est au rayon littérature anglaise. J’ai oublié ça et j’ai cherché à nouveau dans le mauvais rayon. Inévitablement, je n’y ai pas trouvé ce que je venais chercher, l’Écho du lac à nouveau. Et plus tard dans l’après-midi, j’ai écrit ces quelques lignes au sujet du lac de Saint-Bon, ce souvenir que j’avais évoqué le matin même avec une amie au café, un café, « La lumière », où j’avais lancé un bonjour à la cantonade en entrant, alors que j’y venais pour la première fois, mais là on m’avait répondu, et accueillie chaleureusement. Nous avons bu du thé et du café alternativement, et j’ai raconté la quête d’Ida, ma grand-mère disparue à plus d’un titre (morte, oui, mais où, enterrée où ? Mariée où ? Née où ? Épouse quoi si pas seulement Cordoliani ? Ou femme de qui à part femme de chambre… ?) dont je piste les traces : cette quête généalogique (ce jeu de nous) constitue la meilleure réponse que j’ai apportée à la douleur de mon genou, disparue elle aussi, depuis. Et par extension, des souvenirs de mon grand-père, que je ne cherchais pas, sont revenus sur le devant de la scène. Je ne les avais pas oubliés du tout, mais ils étaient relégués (dans un autre legs, donc), ils n’étaient en rien pertinents (et il faudrait l’écrire père-tinent, bien que je ne sache pas quoi faire de cette désinence, pour l’instant… tient, tenant, mais quoi ? La place, toute la place, du père qui fait faux-bon, sûrement et toujours cette hésitation sur l’orthographe de Saint-Bon ou Bond ? Bonté ou lien ? « Patience ! », je me souviens que c’était l’injonction familière de ce grand-père-tinent. Il lui en aura fallu pour refaire surface au lac. Patience…  ! Comme dit Golaud, exaspéré par l’incapacité de son fils de sept ans à satisfaire sa curiosité maladive. Pourtant, à bien y réfléchir, mon grand-père disait davantage « Bonté divine »… Mais l’exaspération terrible, qui respire lourdement et roule des yeux, voilà leur point commun. Encore aujourd’hui, je me sens tout près de ce petit garçon qui la sent gronder comme l’orage.) —, pas bonjour, et à peine merci et pas au revoir non plus, il aurait fallu l’effacer, avec une grosse gomme à rature, la gueule de la libraire, posée derrière son comptoir snob, incapable de voir combien de planètes favorables s’alignent pour que je sorte avec l’Alphabet des Femmes sous mon bras et dans la tête, l’écho du lac.

Latvia 1930’s Ogre Pie Lubejas Pazisti Savu Dzimto Zemi Postcard

2

Saint-Bon. Ou Bond ? La tarte aux myrtilles. Toujours vous deux. Pourquoi n’était-elle jamais de ce coup-là ? Un bord d’eau. Tu lèves à peine les yeux. La tarte. Ça devait être beau autour. Familier. La montagne. Le lac… Il aimait probablement ces moments, seul avec toi. Il était toujours gentil là-bas. La tarte et tout… Mais la terreur était incrustée en profondeur, comme la crasse des pubs pour la lessive. Tu ne levais pas les yeux. Le bas de son visage, la vilaine barbe grise, à peine te restent.

1

Il est tard quand je reçois son message. Il dîne seul, totalement seul, dans le restaurant d’un hôtel cinq étoiles à Ankara. Il est tard aussi à Ankara.

Je le vois au milieu des tables montées et intactes. Toutes les lumières de la grande salle allumées. Elles tapent les verres alignés par trois devant les assiettes doublées — et aucune n’est celle où l’on mange : la plus petite, on la remplacera par celle qu’on aura préparée en cuisine, qui sort du four et qui brûle la main empressée qui apporte l’entrée. La plus grande demeure, elle n’est là que pour éviter le contact trop brutal avec la nappe. Elle est là pour les tâches, les miettes, les coulures, les arrêtes… — et les nappes aussi qui s’empilent, — le Bulgomme, qui amortit les bruits, qui amortit le bois sous son coude, et puis une sorte d’alèse, un petit linge qu’il ne ferait pas beau voir, alors seulement le damassé et puis encore une autre, en losange par-dessus — écrasées de blancheur.

Nous avons créé un hôtel ensemble. Je fais ça tout le temps, il faut dire, je (re) crée des hôtels dans des spectacles, dans des textes. L’hôtel du Lys d’Or. Il était peuplé de fantômes, qui gardaient visibles l’impact de leur mort (le collier rouge des guillotinées, le trou noir à la tempe des joueurs de roulette…)

la mort est un processus rectiligne.

Voilà qu’il y est au Lys d’Or. « Méfie-toi des glaces sans tain de la salle de bains ».

Plombières, Ankara, quelle différence à partir d’une certaine heure ? D’un certain train ?

Je le vois assis là-bas, mais tout de suite, je vois Osmin. Je l’installerai là-bas, à sa place. Je ne garderai rien de l’ami, que son sentiment de décalage, d’absurdité, d’une forme de solitude accompagnée de très loin… J’ouvre un chapitre.

Je revois aussi la salle de restaurant à l’étage de l’Arbatskaia. 1990. Des mange-debout malgré le chic, à cause du chic ? Trop de lumière, là aussi.

Et la salle de restaurant à l’hôtel de Londres d’une station balnéaire bulgare. En étage, également, déserte. Nos cuillères lourdes comme nos langues après cette interminable journée de répétitions en cinq langues. La veille, il y avait eu une tempête…

Je rêve qu’on me maintient la tête dans les toilettes. Tu pointes : « Dans les étoiles ? Dans l’étoilette ? »

A propos de Emmanuelle Cordoliani

Joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle a été décorée par Beaumarchais ( c'est un raccourci mais pas une usurpation ) et elle travaille avec la même équipe artistique depuis des lustres ( le Café Europa ) ce qui fait sa fierté et sa joie. Voir et explorer son site emmanuellecordoliani.com

87 commentaires à propos de “carnet des jours suivants”

  1. la gueule de la libraire est parfaite et j’aime ces tendres pensées bien plus belles que ce qu’en disent les parterres et autres rond-points, et on peut les aimer jusqu’à les manger… mes meilleures pensées donc

  2. mes lectures ne sont pas toujours suffisamment attentives :je remonte souvent trop vite. Ce n’est jamais le cas quand je plonge dans tes carnets où j’observe toujours des paliers de compréhension. Mais je ne sais pas pourquoi, cette prudence. Jusqu’à ce que ce onzième jour, merci Emmanuelle, tu livres la clé: « L’obturateur de la mémoire borde de noir le hublot du scaphandrier descendu aux profondeurs pour chercher vainement la première ligne, de la première page du premier texte et trouver, trouver, sans cesse tout autre chose. »
    Merci.

    • Je te remercie pour ta persévérance et ta vigilance. Je en suis pas certaine de vouloir écrire autrement : écrire pour moi, c’est descendre. Connais-tu Le syndrome du scaphandrier de Serge Brussolo ?

  3. un peu fatiguée du marathon ce soir, je me suis posée un peu ici entre ta 11 et ta 15, je m’y suis sentie bien, j’aime tes photos (de toi?) rien d’intelligent à dire mais je tenais à le dire

  4. Oh, Emmanuelle ton texte #21, et le rôle du sucre au gens de peine…, la place du sucre, qui donne un coup de fouet et se fait récompense, enfance, attention à soi-même avec un peu de pas grand chose, un ou deux carrés, et un peu de mieux être à gommer l’amertume,

    • Quelle joie que tu aies vu ça ! Je pense souvent à toi pendant ces rencontres, et à Roselyne également.J’aimerais que vous soyez là. Je suis sûre que vous seriez heureuses avec nous. Et puis tu écrirais librement, tu écrirais de la poésie. Moi je suis encore toute engoncée dans ces moments si puissants et si simples…

  5. Un peu plus de temps pour lire. J’aime ta façon distanciée d’aborder tes textes, distanciée pas forcement le mot juste. Tu as toujours des détours inattendus qui m’éblouissent. Oh! la la Emmanuelle!

  6. (n’avais pas disposé d’assez de temps pour me lancer dans la lecture de ton beau carnet illustré)
    distance toujours avec le sujet
    et oui bien d’accord, ces mots qui ne veulent plus rien dire à force de… ces mots pour boucher des trous des brèches…
    je te rejoins, Emmanuelle…

  7. pour le 61, en parfait accord: c’est juste impossible
    pour la mise à nu(e) en une nuit (ou l’inverse) accord parfait aussi
    c’est une bonne idée de continuer le carnet – j’ai oublié quand ont commencé les voyages mais c’est une erreur grossière – je ne suis pas certain de réparer (le carnet est très, très, très lourd – pour s’afficher, il met une dizaine de secondes…) mais peut-être (il y faudrait une ligne)

    • Est-ce que ce qui pèse (dans ton carnet ou le mien, ou pareil) ce sont les photos ? Perso, j’ai arrêté, contrairement à toi (je crois) les photos venaient a posteriori, illustraient. Plus le temps de ça.

  8. le 66 est (sensiblement) exactement (plus ou moins) le portrait de ma mère (je l’aime toujours) (elle fumait des disque bleu filtre – ça explique à peine) (elle me disait quand le téléphone sonnait de le répondre, puis faisait des gestes…) (trop bien – vazy)

    • Tes fréquents passages tiennent à flots ce journal de plus. Sans quoi il se prolongerait dans les profondeurs, où l’on ne voit pas grand-chose. Ces portraits qui se suivent, je ne peux pas m’empêcher de me demander à qui ils pourront bien parler, étant la seule à connaître les modèles. C’est complètement idiot, évidemment, les musées sont pleins de visiteurs et de visiteuses qui se foutent bien des modèles. Et puis, quand j’avais écrit mon premier conte, la Bonne Étoile d’Orso Batomet, on me disait souvent : « C’est exactement mon histoire ! » Ou des choses approchantes (tu vois le truc ?). Bref, on devrait le savoir que le dispositif fonctionne mais l’assurance de ta maman rassure tout de même (et tes encouragements)

  9. Rétroliens : #carnets individuels | Piero Cohen Hadria – le Tiers Livre | écrire, publier, explorer

  10. Bonsoir Emmanuelle. J’arrive à être à jour avec ton carnet, j’ai quelques trous, parfois du mal à trouver le temps pour tout. Je n’ai pas bien compris le 97, mais je le relirai, c’est tout. Je viens de lire « écrire l’hiver XVI » , tu n’as toujours pas ton ordinateur? ( ce carnet je le continue aussi, pour moi, en ce moment c’est beaucoup noter des titres de livres- ton passage sur Borges m’a accrochée-et je ne voudrais rien oublier!)

  11. Oh chère Simone ! Merci de cette régularité ! Pour la #97, elle vient d’un rêve… j’en note dans le carnet, en les maquillant comme des camions volés. Et comme j’écris en ce moment sur des figures mythologiques et notamment sur l’Hydre de l’Herne, ça donne ce texte bizarre. Bonne nouvelle de te savoir également embarquée dans le périple du carnet. Borgès (entretien pour son 80e anniversaire), c’est un compagnon formidable.

  12. Tellement beau ce 99. Je pense à toi dans ma chambre inondée de soleil.
    Je ne vais plus oser te répondre : J’hallucine quand même, ton travail, tous les textes de toi inconnus encore, plus « écrire l’hiver XVI », les carnets, « Osmin », le voyage et ce spectacle où tu dis quelques unes des villes invisibles d’Italo Calvino…cette invention continuelle. Tout cela, je le reçois avec gratitude. Merci beaucoup, Emmanuelle.

  13. « doux et déplacé » ça va avec regret comme avec désir
    il me semble
    pense à faire remonter dans les numéros « dernières contributions »
    hein
    :°))

  14. la 106 : elle déchire (comme on dit maintenant)
    la 110 : aussi, mais plus personnelle (ils étaient minimum trois ou quatre mille et ils ont disparu dans le feu – je ne sais plus les retrouver même si j’en ai renouvelé certains…)

    • C’est vrai qu’il y aurait cette histoire à écrire, celle des livres partis en fumée, la bibliothèque d’Alexandrie et puis les autodafés… un évêque italien pendant l’inquisition soulève tout de même cette interrogation : à quoi bon brûler des livres ? La parole des livres est morte. La parole des acteurs est vivante.

  15. 114 : sans doute faut-il se méfier (comme de la peste) de la femme de l’ethnologue (présumé coureur) (petticoats quand tu nous tiens…) (ça ressemble à David Lodge…)

  16. Il me plait bien ce 114. Quel est ce Winnicoat puant, enterré dans le jardin ? Énigme pour moi. (c’est que je suis trop sérieuse, j’ai cherché l’histoire de l’affaire Petticoat, Margaret … What is this Winnicott?

    • Dans mon esprit, Winnicott est un chien, petit, genre fox terrier. Mais je me rends compte en lisant ton commentaire que j’ai oublié de le préciser. Mais est-ce bien important? D’ailleurs c’est la lecture de ton dernier voyage que m’est venu cette histoire d’universitaire ( tout ça c’est la faute au professeur José Lopès-Ibor).

  17. J’aime bien les histoires d’ethnologie (plutôt celles des forêts ou des igloos, mais l’université est un lieu que les ethnologues n’ont pas encore pris pour objet d’étude, alors je prends). J’aime bien aussi les histoires de la psychanalyse (quand elles ne demandent pas de prérequis mathématiques trop poussés). Mais les recouper, je n’aurais pas imaginé, ni Jack. Tu le fais pour nous, c’est bien. Et avec l’esprit enfantin de Winnicott. Il manque juste un squiggle.

    • Je lis ton livre. Par petits morceaux. Je fais tout par petits morceaux. Le crabe de Chalais, j’étais passée à côté. Je comprends mieux l’angoisse. Sa couleur. La psychanalyse en équation me colle des migraines, mais j’aime plutôt bien sa façon de raconter. Tu crois que Jack trouve que Winnicott c’est un bon nom pour un fox terrier ? Squiggle, quel bruit génial.

    • Merci Ugo de ton passage. Tu es un peu le doyen de cette étrange université… Je me demande si je ne devrais pas me lancer dans une biographie de Winnicott : il y a une vie avant la glacière moutarde.

  18. J’ai évidemment pris un retard monstre dans la découverte,en lecture suivie, de ton magnifique labyrinthe poétique et théâtral. Avec la référence Winicottienne qui m’est familière, je garde momentanément, l’immusion d’un squiggle possible entre l’auteure prolifique que tu es et la lectrice de plus en plus flottante que je deviens au fil du temps. Je pourrais donc rebondir à bien des endroits de ta dense litanie à Dièses # numérotés. Faudrait-il inventer une marche arrière en incluant des signeq Bémol pour vraiment remonter à la source de ton torrent verbal si vivant et original ? Je renonce à m’y repérer, faute de pouvoir réagir ou ne pas à bon escient. Je suis pourtant convaincue qu’une « correspondance » est possible dans le flux par textes interposés , même de loin… Mes expériences verbales procèdent du soin .Les tiennes semblent avoir pris de l’ampleur dans le coeur même de la mise en mots, en voix et en scène de textes à provenances multiples. Entre le peu de mots, la difficulté de profération des mots et leur profusion, entre le non-verbal du corps, la gestuelle sans sous-titrage, et l’éloquence de la voix, travaillée au millimètre près… que de paliers, que d’impasses, que de malentendus et d’incompréhension ! Comment apprend-t-on à respirer facilement dans l’écriture d’un.e autre que soi ? Par quels moyens y réussit-on parfois ? C’est ce mystère et ces questions que je touche en te lisant, aussi dans tes publications de poèmes au jour le jour (tes riches choix). Je raconte cela un peu en vrac. Mais c’est ce qui me vient ce soir. Tu n’es pas obligée de répondre. Flotter c’est aussi nager dans la langue commune.

  19. J’ai évidemment pris un retard monstre dans la découverte, en lecture suivie, de ton magnifique labyrinthe poétique et théâtral. Avec la référence Winnicottienne qui m’est familière, je garde momentanément, l’illusion d’un squiggle possible entre l’auteure prolifique que tu es et la lectrice de plus en plus flottante que je deviens au fil du temps. Je pourrais donc rebondir à bien des endroits de ta dense litanie à Dièses # numérotés. Faudrait-il inventer une marche arrière en incluant des signes Bémol pour vraiment remonter à la source de ton torrent verbal si vivant et original ? Je renonce à m’y repérer, faute de pouvoir réagir ou ne pas à bon escient. Je suis pourtant convaincue qu’une “correspondance” est possible dans le flux par textes interposés, même de loin… Mes expériences verbales procèdent du soin. Les tiennes semblent avoir pris de l’ampleur dans le coeur même de la mise en mots, en voix et en scène de textes à provenances multiples. Entre le peu de mots, la difficulté de profération des mots et leur profusion, entre le non-verbal du corps, la gestuelle sans sous-titrage, et l’éloquence de la voix, travaillée au millimètre près… que de paliers, que d’impasses, que de malentendus et d’incompréhension ! Comment apprend-t-on à respirer facilement dans l’écriture d’un.e autre que soi ? Par quels moyens y réussit-on parfois ? C’est ce mystère et ces questions que je touche en te lisant, aussi dans tes publications de poèmes au jour le jour (tes riches choix). Je raconte cela un peu en vrac. Mais c’est ce qui me vient ce soir. Tu n’es pas obligée de répondre. Flotter c’est aussi nager dans la langue commune.

  20. Impossible de supprimer mon premier message de réponse pour ne laisser que le suivant sans coquille…Il semble qu’une fois envoyé on ne puisse plus supprimer; j’aimerais trouver la solution… Mais je ne suis pas mécontente de mon lapsus clavicus : « immusion » à la place d »illusion… ça sonne « émulsion »… donc pas si éloigné de l’impression engrangée…

    • Merci Marie-Thérèse pour ce long commentaire, un texte en soi, finalement et qui répond en s’écrivant aux questions qu’il soulève. Ces questions forment une synthèse de mon travail que je suis bien incapable de faire et qui me manque souvent. Peut-être si l’envie te prendre de répondre à un texte précis par un texte, envoie-le moi avec son numéro et je le joindrai à ma page de blog avec une autre police, tout simplement ?

  21. #117 : la dernière suggestion est plus que parfaitement homologuée – il n’est pas certain,cependant, que nos ennemi.es sachent s’en saisir – ce que j’en dis…

  22. j’entend ici la possibilité d’un « canular » qui n’en serait pas un, mais ressemblerait beaucoup à la mort de kennedy.

  23. #127 : avant hier (26 Mars), dans le champs devant la maison, on a été planter sur la droite, au fond, un tilleul pour une amie (Arlette le Tilleul) et un autre (plus encore sur la droite, près de la haie qu’on est en train de reconstituer) pour B. (une espèce de tradition tenue par les grands-parents semble-t-il plus : le grand-père de mes filles (de l’autre côté) a planté pour la première (l’aînée, ainsi que lui) un chêne en bordure de route, et un taxus bagata pour la deuxième, à l’arrière de sa maison en forme de chaumière) – puis sur la gauche en bordure de champ à nouveau, non loin du figuier deux bouleaux et un poirier histoire de faire bonne mesure, car le jardin recèle outre trois cerisiers, deux autres poiriers, de nombreux (5 ou 6) framboisiers un groseillier un noisetier – pour les abricots, ma paxette est du même tonneau que le Marcel en question :elle leur préfère (et de loin) les mûres et les cerises (napoléon pour une part) des habitants du jardin)

    • Ces filiations d’arbres, c’est quand même un truc. Cette capacité des humains à développer tous azimuts des affinités électives, de désirer l’amitié des animaux, des arbres, des éléments…

  24. #133 : il en était (presque) ainsi d’elle et de sa sœur- l’une vivait rive droite, rue de Rivoli, l’autre quai Voltaire (depuis 70) – deux cents mètres ? à peine – elle l’avait aidée hébergée cachée (années 60), elle et lui (son mari) l’avaient sortie de prison – ils et elles se soutenaient (je n’embellis que peu) – à la mort du mari de sa sœur (qui était mon père) elle comme son frère (à elles deux) étaient présents et leurs sourires (à elle comme à lui son frère) embellissaient cette perte (ça ne fait rien, tu sais, il faut que nous partions, quiconque d’entre nous) (elle était là quand sa sœur s’en alla – j’y étais aussi bien sûr et l’emmenais, dans ma voiture rouge, jusqu’à son hôtel – j’étais là aussi ce matin de juillet, à la Salpétrière, quand la veille elle s’en était allée – ses cheveux blancs sur le drap jaune – je l’aime toujours – jusque toujours – TNPPI)

    • Une découverte TNPPI.Merci. Ressort de l’histoire des soeurs (oncles, tantes, beaux-frères, marraines ?)quelque chose de très doux. Je me dis que tu as lu dans mon texte une forme de douceur similaire (douceur-soeur). C’est un étonnement pour moi, pas du tout ce que je pensais avoir écrit, mais si, peut-être justement. en voilà un commentaire-clair!

  25. Rétroliens : #carnet individuel IV | pch – le Tiers Livre | écrire, publier, explorer

      • Ah tant mieux – pareil – il m’est assez sympathique (Bachelard ou quelque chose du feu, je crois) –
        on n’a pas fêté dignement 150 mais c’est trop tard à présent (pour 200 hein, à l’Avenue ou ailleurs)
        #156 : parfaitement mis en place – un vrai synopsis (la boulangère du 154 aussi, d’ailleurs)

      • Bah, pour les marathoniens dans notre genre, 150 c’est de la petite bière. On s’en recause aux alentours de 365. Sinon, t’as le nez creux, La boulangère du 154 réapparaît dans 156. Et tu trouves que ça fait synopsis… C’est vrai que c’est une possible sortie de chantier d’un récit entamé y’a un bail et perdu pour une part (je viens de m’en apercevoir) avec le dernier ordinateur, mais toujours existant en papier dans une forme intermédiaire (mais ça avait si pénible à écrire cette première partie, je ne savais pas que c’en était une, alors m’y recoller…). La boulangère en revanche, en revancharde, elle vient toute seule, tranquillement, sans à coups. Faut voir…

  26. avant hier marchant dans les rues, elle portait en écharpe sa toute petite enfant et me disait « jamais je n’ai eu autant de mal – de toute ma vie – jamais » elle me parlait de ce moment-là où il fallait rédiger, et puis encore avec hargne et ténacité – et tenir contre son directeur même – puis soutenir (je me souviens, c’était dans un amphithéâtre en sous-sol, elle portait sa « petite robe noire » (non de fée) (ou peut-être oui), sur l’écran 4 par 3 à droite de l’estrade on voyait l’image de l’enseignant qui l’avait accueillie à New-York pour son stage, et qui lui posait des questions en direct transocéanique : il était en t shirt sans trop de couleur, passé, vaguement débraillé, complimentait, interrogeait, une espèce de connivence) (mais la voiture qui passe, devant elle, où elle est assise à l’arrière, ça a quelque chose de vraiment magnifique)

  27. #169 : lorsque je traversais la rue pour aller chercher une baguette (ou plutôt un jocko) au Familistère qui faisait le coin d’en face de cette maison de briques rouges, l’épicière (c’était une épicerie que ce Familistère comme il y avait plus bas dans la rue une « Ruche » et plus loin un autre coin dans l’autre rue une « Coop ») portait sur le compte (ça n’a pas duré longtemps ce compte, parce que mon frère et moi – et mes soeurs aussi bien, si tu veux savoir – faisions des courses intempestives et assez illégitimes de biscuits ou gateaux vandame) la somme de 53 centimes – aujourd’hui, la « même » baguette tape les 1 euro dix (il n’est d’ailleurs pas avéré qu’elle fasse le même poids) (le jocko est ce qu’on appelle par ici un pain, ou un parisien : je n’ai pas souvenir du prix à payer, mais il y avait trop de mie dans ce modèle-là) soit plus de sept (nouveaux) francs (je convertis toujours malgré moi – une espèce d’habitus) (les anciens ont cessé d’exister en l’an 60 (je crois) du siècle dernier)

  28. Rétroliens : carnet individuel V | pch – le Tiers Livre | écrire, publier, explorer

  29. #183 : (me fait penser à Vicence, mais elle était mariée – son mari se levait pour nous accueillir, jean pull cachemire dans les bleus chemise vichy montre à l’avenant – « bonsoir » (en français, steuplé) ils regardaient la télévision, neuf heures et demie peut-être, on revenait de chez Righetti (un restaurant connu de la ville, peu cher, délicieux) – la ville bourgeoise, dans les ocres, les herbes qui frisent aux deux fleuves – des canards, des poules d’eau, un ragondin – et en dehors les cités brutes et brutales) elle montrait sur le plan « ici les palais, là le théâtre et ici … » – bed and breakfast, 100 euros la nuit – la chambre au sous-sol, un petit balcon fleuri qui donne sur le fleuve, une merveille – 100 euros quand même – des œuvres d’art sur tous les murs des meubles de la même eau – le salon d’une bonne cinquantaine de mètres carrés, des fauteuils des canapés, la table d’hôte – le matin des fruits au sirop « je les ai faits cuire dans du vin, vous aimez ? » un cake des laitages des jus de fruits des compotes des confitures « celle d’abricots, je l’ai faite mais pas celle de mûres » – aux murs des œuvres d’art ancien, des dessins de la ville, trois fenêtres – un genre d’apparition – le sol de marbre de couleurs, des oranges et des bleus, des tapis – son prénom Fiorelisa) – je suis en retard

    • Merci pour ce souvenir très heureux. On a revu le ragondin, avec Will, l’an dernier à Jonzac sur une terrasse de bois au croisement des eaux. Il avait l’air bien.

  30. Quel est le principe de ce texte ? C’est un carnet ? Avec fréquence fixe d’écriture? Le format me plaît et m’inspire alors que je cherche encore celui qui me convient. Et puis là où l’avenir coupe pixerecourt c’est presque chez moi, ce drôle d’endroit, cette drôle d’impasse, il était lucide et cynique celui qui s’est dit qu’on l’appellerait impasse de l’avenir…

  31. Rétroliens : carnet individuel VI | pch – le Tiers Livre | écrire, publier, explorer

  32. pour #248, il manque la dimension science-fiction (je dis ça à cause de la mort (à 93 piges quand même) de Philippe Curval – obituaire de ce jour) où ce « nerf de guerre » ou « roi du 20° » est relégué en place adjacente – il me semble (je me trompe sans doute) que ce personnage, même s’il est important, n’est pas essentiel (je suis (reste) assez fleur bleue (plutôt violette), midinet oui naïf non) : il y a le pouvoir (qui est lié, je sais bien) et la puissance (serait-elle sexuelle) qui sont les personnages principaux (et la beauté des choses) (nous ne cessons de loucher vers l’économie…)
    pour #241 j’ai ce sentiment quand en station balnéaire on se promène en novembre (j’aime cette chanson « hors saison » que j’ai déjà indiquée – https://www.youtube.com/watch?v=VRR08MzNoVg)
    pour tout le carnet (et surtout (évidemment) le mien) j’adore ce que disait Montaigne : « nous ne faisons que nous entregloser » ou quelque chose d’assez proche
    pour le reste (s’il y en a), j’ai (depuis longtemps) adopté la maxime que je te prie (au sujet de ce commentaire) (et des autres) de suivre (je vois bien ce qu’il en est et que, sans la revendiquer, tu en uses) « bien faire & laisser dire » – bonne suite

  33. Tu t’amuses bien avec ces notes de carnet à la suite du Journal d’un mot dans lequel je picore, je corne, je souligne en traits verticaux. Cela me donne une indication de ce qui est possible d’écrire dans ces espaces ouverts et cloisonnés que sont les plateformes numériques. Tu as le « talent » (peut-être à ton insu)de glisser des portraits vivants mais pas trop vitriolés dans tes paragraphes, juste un peu moqueurs et dubitatifs. Je sens ton habileté à ménager la chèvre et le chou et surtout à exercer ton pouvoir avéré d’orchestration des situations et des scènes prélevées. Tu restes donc du côté du manche question interactions entre ton imaginaire et celui des autres. J’ai découvert cette histoire de bistrot (?) grand-parental, dans lequel petite fille, tu étais probablement à l’affût de toute la Comédie humaine… Tu as engrangé pas mal de choses et c’est ce qui m’explique ta propension à rester fine observatrice et un peu taiseuse sur tes pensées plus intimes. Le monde même proche est pour toi un théâtre qui n’est pas que d’ombres. Tes tentatives de poèmes me touchent.

    • Chère Marie-Thérèse,
      Bien vu. Je vais prendre le temps d’un long décorticage de ces différents axes de lectures qui m’éclairent sur ma pratique. J’aurai en effet grâce à toi beaucoup à dire sur l’estampille « intime » et sur ce que l’on voyait, assis confortablement sur le coffrage du radiateur qui tenait le long de la vitrine du bar, et déjà la lettrine inversée.
      Un grand merci

  34. #300
    alors emmanuelle 300x1000bravos

    (le carnet des jours : ça commença quand et (en gros), c’était quoi la consigne? 1 post par jour, en forme toujours?)

    (ça commence à faire un très long post. pas facile à remonter/redescendre/commenter. vous avez décidé ça ensemble ? 1 post pour tous les posts plutôt qu’un post par post? – je sais pas si ça se dit encore « post » )

    (#293 : je ne détesterais pas en bénéficier ;))

  35. #303 : (extra) l’orange mâchonnée par la patronne ressemble à s’y méprendre à celle qui éclairait la mort du jardinier (laquelle pointe directement vers l’opus d’un ami mien et cher, Lulu deuch’Nord (aka Lucien Suel), »Mort d’un jardinier » que je me permets de te conseiller si tu ne l’as point encore lu – il est en folio)

  36. Rétroliens : # lire et dire | vers l’avant, encore – le Tiers Livre | écrire, publier, explorer

  37. #332 : ça m’a rappelé (comme me rappelaient les poèmes express de l’ami Lucien) (mais c’était plus rigoureux) (j’aimais beaucoup cependant) ce film où le Blier père faisait l’instituteur (il incarnait Freinet Célestin) (je n’aimais pas tellement cet acteur, sauf dans le Quai des Orfèvres – par autre exemple, « les tontons flingueurs » non – cette espèce de « clique » ou cloaque du cinéma français d’une certaine qualité plus ou moins burlesque – non pas d’ailleurs et cependant que celle de la »nouvelle vague » (la clique je veux dire) ait toutes les qualités – les Audiard Darc et autres (moins) Girardot Delorme Robert etc. pour aller au fils du Bernard lequel porte haut le flambeau de la vulgarité) (ce que j’en dis) – « L’école buissonnière » ,Jean-Paul Le Chanois, 1949)

    • Quelque chose me dit que pour saisir l’allusion, j’ai intérêt à aller voir le film… ça doit se trouver (je t’avais parler de mon passage par Freynet la dernière fois qu’on s’est vu ? Ce doit être pour ça…).

    • (ce n’est pas non plus d’un très grand changement – mais c’est bien aussi – merci donc)
      #380/1/2/3/4 : une Grisette en bas du faubourg (du Temple), en face du buste de Frédéric Lemaître (alias Pierre Brasseur dans « les enfants du Paradis » (Marcel Carné, 1945))