Quand je suis né j’ai crié j’ai pleuré
J’ai cessé de pleurer j’ai pris le sein j’ai roté
J’ai dormi j’ai chié
Et j’ai tout recommencé
J’ai pleuré, j’ai crié
J’ai regardé intensément
J’ai fermé les yeux
J’ai grimacé
J’ai serré les poings
J’ai souri
J’ai eu mal au bide
J’ai serré les gencives
J’ai commencé à travailler ma première ride
J’ai ouvert la bouche
J’ai balbutié
J’ai pris de la bouillie à la cuillère
J’ai avalé
J’ai pleuré
J’ai chié vert la merde de bébé
J’ai fait dans les langes
J’ai fait sur le pot
J’ai ri
J’ai regardé dans le pot
J’ai été lavé, enduit de crème, de pommade MItosyl dans tous les plis de l’entrejambe
Je me suis redressé à la force des bras
J’ai franchi les barreaux du lit
J’ai crapahuté
J’ai poussé une chaise sans savoir marcher
J’ai tiré sur mes bras pour monter sur la chaise
Je suis entré par le haut dans la machine à laver
J’ai été trouvé dans la machine à laver
J’ai fait rire
J’ai ri
J’ai eu peur
J’ai pleuré
J’ai poussé une autre chaise
Je suis monté sur une caisse sur le balcon
J’ai grimpé sur le toit depuis la caisse
J’ai quatrepatté jusqu’au fait du toit
J’ai regardé les vaches de l’autre côté et la campagne au loin
J’ai fait peur
J’ai fait crier
Je n’ai pas bougé. J’ai attendu. J’ai vu la peur dans les yeux de ma mère.
J’ai été récupéré
J’ai inscrit un moment dans la peur familiale
J’ai marché
J’ai cavalé
J’ai pissé debout
J’ai grimpé partout
J’ai dit non
Je me suis grimé avec du blanc à chaussure
J’ai grimé mon frère
J’ai été pris en photo
J’ai été pris à bout de bras à bout de sourires
J’ai exploré le village
J’ai rencontré des visages
Je suis tombé. Je me suis relevé en pleurant
Je suis tombé. Je me suis relevé sans pleurer
Je suis tombé. On m’a ramassé
Je suis tombé sur les mains, j’ai regardé mes mains
Je suis tombé je n’ai pas pleuré car j’étais seul
J’ai grimpé sur un mur, j’ai grimpé à l’arbre, j’ai gravi les escaliers.
Je suis tombé dans les escaliers, j’ai beaucoup pleuré.
J’ai couru cul nu
J’ai couru à toutes jambes, à perdre haleine, par monts et par vaux
J’ai attendu mon frère, ma soeur, mon frère
J’ai joué seul
J’ai joué avec et contre
J’ai joué à être
Je n’ai rien dit
J’ai eu peur de jouer
J’ai joué à avoir peur
J’ai senti la peur
J’ai pleuré de peur
J’ai gardé les yeux ouverts dans le noir
J’ai fermé les yeux en plein jour pas longtemps
Je me suis endormi dans les bras de mon père de ma mère dans la voiture sur des chaises
Je me suis réveillé, je me suis rendormi
Je suis allé à l’école
J’ai voulu bouger mais je n’ai pas pu
J’ai écouté
J’ai entendu
J’ai répondu
J’ai souri
J’ai lu
Ça, j’ai lu
J’ai lu tôt
J’ai lu seul
J’ai lu sans que personne ne sache que je lisais
J’ai été découvert
Je savais lire et on a su que je savais lire
Je suis allé à l’école et je suis entré dans la classe où on apprend à lire
Je ne suis pas resté dans la classe où on apprend à lire
J’ai été puni dans la classe où on apprend à lire parce que je savais déjà lire
J’ai rêvé dans la classe où on apprend à lire
J’ai été puni pour avoir rêvé dans la classe où on apprend à lire
J’ai été interrogé dans la classe où on apprend à lire
Je n’ai pas su répondre dans la classe où on apprend à lire
Je rêvais. Je n’écoutais pas. Je m’ennuyais
Longtemps, je me suis ennuyé de bonne heure
Je regardais par la fenêtre
Je m’inventais des histoires
Je n’avais pas de bons points dans la classe où on apprend à lire
J’étais triste dans la classe où on apprend à lire
Je voulais lire
Je voulais lire ce que je voulais
Je ne savais pas tout ce que je pouvais lire
Je ne savais pas que je pouvais écrire et non pas seulement recopier
J’ai changé de classe
J’ai changé d’école, souvent
Je n’avais pas d’amis d’école à garder année après année
Je suivais ma mère d’une école à l’autre
Pendant la récréation j’ai joué
J’ai joué à écrire des mots
J’ai joué à chat perché ou pas
J’ai joué à l’élastique, à la corde à sauter. J’étais aussi fort qu’une fille.
J’ai joué au ballon-prisonnier
J’étais très fort au ballon-prisonnier
J’ai développé des stratégies pour libérer mes camarades prisonniers
Je me suis laissé prendre pour pouvoir saper les lignes adverses depuis l’arrière. Celles et ceux qui n’ont jamais pensé la tactique du ballon-prisonnier ne peuvent pas comprendre.
Je tirais fort. Je visais bien. J’attrapais les ballons dans toutes les positions.
J’ai commencé à jouer au foot comme gardien car j’ai commencé tard
J’ai joué gardien parce que c’est là qu’on met les nuls
Je n’avais pas peur
Je me jetais n’importe où, tête première. Je plongeais. Je m’entrainais à plonger sur mon lit. Je volais. Gordon Banks arrêtait la tête de Pelé, Curkovic contrait Gerd Müller. Je plongeais sur mon lit face au poster de Curko.
Je jouais, je rêvais. J’avais des gants avec des picots, un maillot renforcé et des genouillères.
J’ai joué au foot tard mais longtemps.
Je suis passé défenseur. J’ai joué sur les côtés parce que c’est là qu’on met les nuls
Ensuite j’ai toujours joué parce que je ne m’arrêtais jamais. Mes entraîneurs avaient besoin de joueurs qui ne s’arrêtaient jamais sauf quand il me disaient de m’arrêter, de ne pas bouger, de rester là, de ne pas jouer, de n’être qu’un pion.
Je me jetais au sol pour couper les trajectoires
Je sautais pour intercepter les ballons de la tête
Je finissais les genoux en sang
J’avais les ongles des doigts de pied noirs à force du frottement dans les chaussures à crampons. J’ai perdu souvent l’ongle des pouces des pieds
J’ai fait des croche-pattes, pour rire. Ça ne faisait pas rire tout le monde.
J’étais plus jeune que les autres au collège.
Je faisais le pitre
Je jouais avec les mots.
Je gagnais les concours de fautes dans les dictées parce que pour inventer les fautes il faut être capable de ne pas en faire.
Je me moquais des moqueries du prof qui ne supportait pas les fautes et qui parfois frappait de sa règle, tirait les cheveux, pour nous élever, pieds décollés du sol, larmes aux yeux, vers la langue pure des Gilets Verts.
Je faisais rire la classe
Je ne tenais pas en place
J’avais des fourmis dans les jambes
Je me faisais punir
J’avais mal de l’injustice
J’ai commencé à répondre
J’ai fait chier les profs, j’ai pris des beignes. Certains n’y allaient pas de main morte. J’ai eu des acouphènes pendant plus d’une semaine suite à une claque du prof de math. Pauvre con. J’avais rien fait. Je courrais dans un couloir en souriant. Paf, une baffe au passage.
J’ai appris qu’il ne fallait pas répondre
J’ai répondu quand même
Je pensais que je ne serais pas le seul à répondre
J’ai souvent été le seul à répondre
J’ai provoqué les profs, les pions
J’ai vu la colère dans le regard des profs
J’ai fait le malin
Je ne faisais pas mes devoirs
Je ne faisais que ce qui m’intéressait
Je n’étais pas intéressé par ce que je devais faire pour l’école
Je me suis vieilli pour acheter des cigarettes
J’ai fumé tout seul un paquet entier de gauloises sans filtres
J’ai fait l’homme. J’ai fait les gestes des hommes qui fument. J’avais la langue et la gorge en feu.
J’ai été malade comme un chien
J’étais abonné à des magazines
J’allais tous les mercredis et les samedis à la bibliothèque municipale
Je ne copiais jamais sur les autres
Je n’aimais pas trop qu’on copie sur moi
Quand je ne savais pas, je savais que je ne savais pas
J’ai eu des mauvaises notes. Je me fichais des notes
J’ai tenu tête. J’ai dû faire mes preuves. Je ne les ai jamais faites pour celles et ceux qui me le demandaient. Mon livret scolaire était une condamnation.
J’ai eu des problèmes de comportement
J’ai su ce que problèmes de comportement voulait dire. J’ai eu des avertissements
J’ai appris à me comporter
J’ai appris à me moquer des profs sans être entendu d’eux, sans être entendu d’elles. Juste faire rire les voisins.
J’ai encore répondu. J’ai pris la parole sans lever le doigt. Je me suis balancé sur ma chaise. Je suis arrivé en retard.
J’ai été blessant
J’ai blessé, j’étais une forte tête
Je suis devenu un mec en blessant
J’ai appris à blesser
J’aimais bien la bibliothèque j’y passais l’après-midi
Je repartais avec plein de livres
Je ne lisais pas tous les livres que j’empruntais
Je ne lisais pas de roman
Je croyais que les romans parlaient d’amour
Je me disais que l’amour c’est pour les filles
J’ai appris à faire mal avec les mots
J’ai pris des coups de poing souvent
J’ai mis des claques parfois
J’ai calmé le jeu
J’ai négocié
J’ai évité des bagarres
J’ai consolé
J’ai eu peur de la violence
Je n’avais peur de rien quand j’étais en colère
Je suis allé au service militaire. J’étais fantassin. J’ai appris que je n’avais que quelques secondes d’espérance de vie en cas de conflit.
J’ai crapahuté
J’ai fait le parcours du combattant
J’ai mis un pied devant l’autre et j’ai recommencé. J’ai marché à marche forcée. Ça fatigue, surtout après la deuxième nuit sans sommeil.
J’ai appris à combattre les Popov
J’ai marché dans la neige, enfoncé jusqu’au bassin. J’ai guidé mes hommes.
J’ai porté le fusil de camarades épuisés
J’ai porté le sac de camarades épuisés
J’ai porté des camarades épuisés
Je n’ai laissé personne sur le carreau
J’ai appris mes leçons militaires
J’ai appris la stratégie
J’ai appris à tirer un missile antichar, à tirer au lance-roquette, au pistolet automatique, à la mitrailleuse 12-7, au FAMAS à un coup, à trois coup, en rafales, debout, couché, à 20mètres, à 400 mètres, en visée nocturne
J’ai appris à lancer une grenade, à franchir des obstacles, à tuer
Je n’ai pas tué.
J’ai appris à démonter et à remonter un FAMAS dans le noir
J’ai appris à chanter en marchant au pas
J’ai appris à obéir, à droite-droite, demi-tour gauche, hop-deux, hop-deux, hop-deux
J’ai appris le rythme intérieur
J’ai appris le chant des Partisans
J’ai vu les larmes dans les yeux de vieilles personnes lorsque nous avons chanté le chant des Partisans
J’ai travaillé mon corps, j’étais sec comme un coup de trique, tonique comme du Schweppes.
J’ai poussé des barres, j’ai levé des barres, j’ai tiré des barres, j’ai porté des charges, j’ai jeté des barres, j’ai arraché des barres, j’ai eu la caisse, j’ai eu des cuissots, des deltoïdes, des trapèzes, des abdos. J’ai bandé.
J’ai joué à la guerre
J’ai travaillé ma force
J’ai cru que ma force était dans mes muscles
J’ai appris à résister physiquement
J’ai appris à résister psychologiquement
J’ai été à l’agonie. Je n’ai pas agonisé
J’ai appris à croire qu’un vrai homme c’était un homme fort
Je suis allé aux limites
J’en avais plein les pattes, plein le dos, plein les bottes, plein le cul
J’ai repoussé les limites
Je n’ai pas dépassé les limites
Je suis toujours là
Je me suis rasé la tête
J’ai bu tôt. J’avais treize ans
J’ai bu pour faire comme les grands
J’ai bu comme un homme
J’ai trop bu
J’ai souvent bu
J’ai souvent trop bu, j’ai perdu pied.
J’ai accédé à la culture
J’ai bu dans les soirées
J’ai bu à l’armée
J’ai bu dans les repas de famille
J’ai bu dans les stades
J’ai bu dans les bars, je me suis accoudé, j’ai levé le coude
J’ai brassé du vent, j’ai dansé bras dessus bras dessous avec des inconnues
J’ai bu un dernier verre pour la route
J’ai bu un dernier verre au bout de la nuit
J’ai pris la route
J’ai compté les verres que j’avais pris avant de prendre la route
Je n’ai pas toujours réussi à compter les verres
J’ai fait la vie
J’ai ri
J’ai crié
J’ai pleuré
J’ai grimacé
J’ai cherché le sein
Je me suis marié
J’ai eu des enfants
Je les ai tenues dans mes bras aux toutes toutes premières heures et après
Je les ai changées, je les ai bercées
J’avais une technique pour les endormir, elle marchait parfois
J’ai chanté des berceuses
J’ai nourri
J’ai cuisiné
J’ai fait le marché, choisi les légumes, surveillé la cuisson
J’ai épluché, épépiné, mouliné, haché
J’ai donné à manger à la cuillère,
J’ai essuyé les lèvres, lavé les mains
J’ai donné le bain, fait la toilette
J’ai raconté des histoires, j’ai inventé des histoires,
J’ai donné des coups de main, j’ai reçu des coups de pied au cul
Je n’ai jamais eu des mains d’or ni des doigts de fée, j’ai eu la main heureuse
J’ai conduit des automobiles, des motos, mes enfants à l’école, en colonie de vacances
J’ai campé. Je suis allé à la mer, à la montagne, à la campagne, au bord d’un lac
J’ai traversé les Etats-Unis
J’ai roulé, roulé, roulé
J’ai roulé des yeux ronds pour ne pas m’endormir
Je me suis conduit comme il le fallait
Je ne me suis pas toujours bien conduit
J’en suis venu aux mains
Je suis parti
J’ai réussi les concours haut la main. C’était drôle. J’ai fait mes preuves. J’ai bien joué le coup. Je me suis fait plaisir.
J’ai gagné ma vie honorablement
Je ne l’ai pas encore perdue
Sinon je n’écrirais pas ni ce texte ni rien
J’ai gagné du temps sur la mort
Je n’avais pas qu’une idée en tête, toujours eu trop d’idées qui trottaient, la tête pleine, encore maintenant, parfois je la prends entre mes mains, je la serre, je ferme les yeux
J’essaie d’écrire, rien ne sort, à l’intérieur, ça continue à tourner dans la tête, dans les tripes, mon sang ne fait qu’un tour chargé de mots qui l’empoisonnent
J’ai été bavard mais trop silencieux
J’ai pris la vie comme elle vient. J’ai pris des rides
J’ai fait des plans sur la comète
J’ai agi sur un coup de tête dans le mur
J’ai vu la vie en rose.
J’ai senti les épines
J’ai respiré le noir de la vie. J’ai des allergies. Je m’enrhume facilement.
Je suis majeur et vacciné mais j’ai de l’anxiété, de la nervosité
J’ai été pâle comme un linge
Je me suis souvent évanoui
Je me suis réveillé la tête froide
J’ai disparu
J’ai failli
Je me suis muré dans le silence
J’ai fait le mort
J’ai donné signe de vie
J’ai ouvert mon coeur mais pas trop
Je ne me suis pas ouvert les veines
Je n’ai jamais vraiment cessé de boire
Je me suis laissé vivre. J’ai pris du bide.
J’ai vécu
Je reviens de loin
Je ne fais pas mon âge
Je n’ai pas fait carrière
J’ai échappé aux prédictions
Je n’ai jamais calculé
J’ai brillé, j’ai pâli, je redore mon blason
J’ai pris une assurance-vie
J’ai vieilli.
Je suis sur le retour
J’ai été dans la force de l’âge
J’ai pris un coup de vieux
Je sens ma force me quitter
Mais j’ai l’âge de mes artères
Je commence à compter.
J’ai passé l’âge de courber l’échine.
Je ne me rajeunis pas, je sais où j’en suis et c’est sans doute pire que ça
J’ai un pied dans la fosse
Je n’ai plus de souffle, plus de souplesse, plus d’odorat
Je décline
Je sens le sapin pas loin
J’aime l’odeur du sapin dans les sous-bois
Je randonne encore mais les balades raccourcissent
Je traîne la patte
Je sens mes forces me quitter. J’ai bien rêvé. J’ai bien assez rêvé.
J’aurais pu être. J’aurais dû
Je ne suis pas has been, juste un never been
Bien joué ! Texte inspirant. Merci.
Ah, joli ! Bravo !
ohlalala très beau émouvant. merci
Peter Handke n’a qu’à bien se tenir !
Oui, c’est superbe. Curieusement j’ai pensé à Perec, ses je me souviens. Simple et puissant, la juxtaposition de tout ce qui fait une vie. Ça donne envie de rencontrer l’auteur, de lui offrir une bière et de lui poser mille questions. Je n’ai pas regardé la proposition encore mais cette belle contribution est intimidante !
j’ai lu j’ai souri j’a imaginé j’ai pleuré. bravo et merci
Je suis touché par tous vos commentaires. Je suis touché par la magie de ce que l’écriture peut produire
Génial tout du long ! On se rappelle l’odeur du Mitosyl 🙂 !
c’est bien ça donne envie d’être copain ou comme si on se connaissait depuis longtemps copains ou comme si on en retrouvait un vieux, de copain ! pensé un peu aussi à E. Levé pas dans la forme mais dans le côté sac de bille des bouts de soi piochés ici et là. Mais chez Levé c’est beaucoup moins organisé !