#photofictions #09 I Deux triangles

Léon/ 2020/granit/aménagement/triangle

Il l’avait dit. Elle l’avait cru. Ou peut-être était-ce dans un chant. Pas n’importe lequel. De ceux qui relaient les grandes douleurs – guerres, épidémies, amours à mort. Une voix plus loin.  Ni toi sans moi ni moi sans toi. Et puis il y avait eu accumulation sur la ligne d’horizon, un nuage d’ombre. Comme une voile noire à l’approche. Rien dans le paysage n’avait bougé sauf peut-être les lumières et les oyats, fauchés par un nouveau coup de vent. Elle s’était retrouvée là, perdue, sonnée, debout, ne sachant où aller avec à l’intérieur le poids de la phrase impossible à porter : le corps de l’homme que j’aime est sous la terre. Il avait bien fallu quitter la zone d’impact, bombardée par la phrase, retrouver les traces de ce qu’il avait dit avant, de ce qu’elle avait cru et même vu, les traces de ce qui existait vraiment. C’est là qu’avait commencé la lente marche. Le long de la côte, à travers les champs, les villes, les villages. Elle ne parlait pas mais on se rendait bien compte qu’elle cherchait quelque chose, un signe avec une obstination proche de la folie. Ce n’est pas la peine, il ne reviendra pas, viens plutôt chez nous manger une bonne soupe chaude. Elle acceptait, parce qu’il faut bien reprendre des forces pour continuer. Elle les remerciait et eux, d’un air navré, la regardaient s’éloigner. Sans se retourner, tout en maigrissant, elle poursuivait l’arpentage, comme quelqu’un qui traverserait chaque incision d’une gravure . En avançant, elle pensait :  avant, quand je lui écrivais, j’accompagnais ma signature d’une sorte d’étoile faite de deux triangles entremêlés, au centre desquels trois feuilles prennent naissance. L’étoile avait volé en éclats : qui désormais lirait ce qu’elle lui destinait ? Elle marchait, perdant de vue ce qu’elle cherchait. Que cherchait-elle au fond ? En marchant, elle s’inscrivait dans le paysage, faisant corps avec lui. De plus en plus. Elle était si fatiguée que ce jour-là le sentier attendri par la pluie lui a fait signe : au bord, tout au bord, étaient plantés deux triangles de granit. En regard. Pierres taillées par les carriers d’avant, assemblées. Proches. Un enfant joue à passer entre les frontons, entre les statues primitives, entre les gouttes. Elle fait comme lui. Et repart.

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.

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