#photofictions #04 | Fosses communes

Figure 7 – Fosse d’eau de pluie (la pompe) – GIF perso à 2 images seconde
  1. Un cadre, un corps dedans, le visage, un hors-champ invisible — ça me fait penser à un tableau de Francis Bacon.
  2. Mais c’est la fosse qui me vient en tête, depuis qu’elle a été vidangée il y a quelques jours. La fosse septique, avec la pierre blanche au fond que le gars a faite tomber avec son tuyau. Ou un coup de botte. Et l’autre fosse, du même type mais pour récupérer les eaux de pluie. Je l’ai vidée avec la pompe immergée et le ballon de surpression pour remplir la première. L’eau passant en continu par les toilettes, chasses d’eau bloquées. La pierre blanche a disparu. Et le fond de la fosse à eau s’est découvert. Sous les quelques centimètres d’eau restant, un fond d’impuretés de je ne sais quelle nature, un petit tas même, au pied du tuyau par où l’eau tombe. Et quelque chose qui bougeait sur les reflets de la lumière, une petite ombre rampante sur ce tas.
  3. Je n’ai pas eu la présence d’esprit de prendre une photo du fond des fosses. C’est mort pour la fosse septique. Mais c’est encore possible pour l’autre fosse. Même s’il a plu — enfin ! — ces jours-ci, elle reste loin d’être pleine.
  4. Mais que fait cet homme dans la fosse ? Il descend chercher la pierre blanche ? Il va nettoyer le tas d’impuretés ? Il compte s’installer ? Un mètre de large par deux de long par deux de haut : quatre mètres cube, ça suffit ?
  5. L’autre jour, dans la rue, en allant à la pharmacie pour acheter je ne savais encore quoi qui pousse me détendre avant ma rentrée au lycée — qui n’aura jamais lieu —, j’ai croisé un gars, assez grand, cheveux mi-longs bouclés, la mine plutôt éclairée, qui a mon passage et en me regardant s’est mis à rire. J’ai tout de suite repensé au même genre de scène, dans une rue de Bordeaux, il y a une vingtaine d’années, en croisant un grand gaillard typé hindou, qui parlait tout seul, et dont le mot collège s’est détaché quand je l’ai croisé, comme s’il avait lu dans mes pensées ma préoccupation du moment, de donner mes premiers cours de français. Mais que vient faire ce type dans la fosse ?
  6. Il y a cette scène d’un film, je n’ai jamais su lequel, aperçue simplement en bande annonce des sorties — en tout cas c’est comme ça qu’elle me revient, à plus de trente ans, en sortie —, une voiture qui roule au milieu des bois, la nuit, évite de justesse quelque chose sur le bord de la route, ou le percute, et s’arrête, on descend pour voir (un homme ou un couple), et on voit, à la lisière du bois, dans la lumière des phares (la voiture s’est retournée ? elle s’est arrêtée avant la percussion ?), une créature humaine, nue, à quatre pattes, mais les pieds et les mains désarticulés, ou articulés à la façon d’un animal, et capable de tourner la tête comme un hibou. Inexpressif.
  7. J’aurais bien nettoyé la fosse, avec un seau et une pelle. La pluie en a décidé autrement, et la fosse est bien plus remplie que je n’aurais cru.
  8. J’ai vu un homme donner des coups de pioche dans le sol en terre du chai, transformé en chambre. J’en ai vu un autre à coups de pelle jeter le sable dans la bétonnière qui pétaradait. J’en ai vu torses nus, sur la remorque, lancer d’un jet de fourche des bottes de paille et de foin, que je récupérais sur le tas et rangeais en les encastrant. J’ai vu une femme porter sur le dos une hotte pleine de raisin et monter sur le tombereau pour la vider. D’autres bêcher, sarcler, gratter, le dos courbé sur un rang en pente qui n’en finissait pas. J’ai vu battre au fléau les haricots en grain sur un grand drap blanc, qui sursautaient. Et fendre le bois, des bûches sur un billot, le cul du merlin sur un coin. Et des coups de masse pour casser un mur. Et une barre à mine dans un sol sec, lézardé. Et les enfants avec leurs mains dans le sable mouillé.
  9. Bien sûr, mille et une autres situations dans les arts de l’image. Et me vient là celle d’un homme, dans une carrière de soufre à ciel ouvert, avec un gros bloc jaune sur l’épaule, la tête penchée d’un côté, le bloc dans le creux du cou, et cette omoplate vrillée qui ressort comme une malformation squelettique, une enflure osseuse, la voie d’une désarticulation. L’homme descend son bloc de la montagne par un sentier, il remontera en chercher un comme tous les autres qu’il croise. On est là avec Michael Glawogger dans Workingman’s Death.
  10. Et en fait, dans la fosse, l’homme serait tout petit. Ce serait peut-être lui l’ombre rampante sur le tas de merdouille. Un tout petit bonhomme au fond de la fosse, à grimper sur ce tas, à marcher dans l’obscurité, un peu comme le personnage de Volodine, avec « l’obscurité qui ruisselle sur sa peau, qui se répand à la rencontre de son visage », dans Écrivains. Là, sur ce tas, pour gagner le sommet et reprendre son travail, avec sa pelle et son seau.
  11. Avant l’installation des toilettes dans les années 1980, c’était le pot de chambre, un seau en plastique crème, aux bordures arrondies, lisses, et un couvercle. Je ne sais pas où on le vidait. La fosse à purin ?
  12. Tout cela, comme une espèce d’archéologie de la phrase paragraphe, la photo graphie à venir ?
  13. La pelle et le seau, oui, à la recherche de la pierre blanche sous le tas immergé, noyé sous l’eau épaissie du bloc de béton et d’obscurité.
  14. Et comment on s’en aperçoit, un jour, qu’il y a un petit bonhomme dans la fosse, au travail. Qu’est-ce qui pourrait nous interpeler ? Qu’est-ce qui nous mettrait la puce à l’oreille, sachant que lui aussi connaît l’autre monde, hors de la fosse, notre monde au-delà de la trappe, et il fait bien attention de ne jamais l’ouvrir et de disparaître si jamais, nous, on l’ouvrait ? Un petit bruit du côté de la fosse, un soir, en sortant pisser dans le jardin ? Un faible cercle de lumière autour de la trappe en ciment ? Et comment alors observer ce petit bonhomme au travail sans le déranger, sans être vu ?
  15. Mais quelque chose me dit qu’il est à moitié aveugle. Comme tous les habitants des cavernes, sa vue n’est adaptée qu’à une faible luminosité et une courte profondeur de champ. Que j’ouvre la trappe et il ne me verrait même pas, il serait aveuglé. Que je passe la tête et il n’apercevrait rien d’autre qu’une sorte d’éclipse, une lune noire. Pas d’autre issue alors pour lui que de se camoufler tant bien que mal et fuir discrètement, en rampant.
  16. Il y a je crois quelque chose de cet ordre dans le Nagasaki d’Éric Faye. Cette femme vivant cachée chez un homme, qui d’abord ne comprend pas pourquoi ceci a disparu, pourquoi cela a été déplacé.
  17. (Alors, elle vient cette photo… ? J’sais pas si j’vais encore tenir la pose longtemps moi, avec ta pelle ! Et puis on étouffe là-dedans !)
  18. Richard Avedon… je savais bien que j’avais déjà vu certaines de ses photos. Dans La Chambre claire de Barthes, on trouve deux portraits d’hommes noirs : une en zoom sur le visage de William Casby, né esclave (photo de 1963), l’autre en plan américain, avec A. Philip Randolph, porte-parole du mouvement pour les droits des Noirs (photo de 1976). D’une certaine manière, les deux hommes s’opposent dans leur condition et leur éducation (je prends des raccourcis : c’est la même condition afro-américaine, mais vue aux deux extrémités de la servitude involontaire et de la lutte initiale). Mais dans leurs visages, pourtant bien différent, on retrouve le même air : cette même façon de mettre à plat les yeux et la bouche : ce même signe en quoi Barthes peut écrire pour l’un, « le masque, c’est le sens, en tant qu’il est absolument pur », et pour l’autre, « aucune pulsion de pouvoir ».
  19. Évidemment, on pourrait aussi penser à quelqu’un qu’on séquestre.
Un matin, le bruit est revenu, le même petit bruit sourd, étouffé, mais régulier, là à côté, presque sous mes pieds, alors, malgré les yeux encore pochés et embués de sommeil, j’ai ouvert la trappe en ciment, ça a grondé dans toute la fosse dans laquelle il n’y avait rien, parce qu’on ne voyait rien, ou juste l’espèce de lune sur le fond d’eau que faisait la lumière du jour en entrant par le trou, et mon visage dedans surnageant, juste la ligne d’eau sur les parois d’ombre, qui se sont peu à peu éclaircie une fois que j’ai passé la tête là, et j’ai commencé à mieux voir leur grain et celle de l’obscurité, de fragiles toiles d’araignées flottantes dans les coins, de fines racines qui s’écoulaient comme des filets d’eau noirs, et tout au fond, au pied de la pompe, sur un monticule de déchets, des feuille mortes décomposées peut-être, quelques plumes ensevelies, du sable, comme un bonhomme, un petit homme au sommet de ce tas qui pour lui semblait une butte, de dos au trois-quarts, courbé vers l’avant, vers un trou apparemment, vêtu d’un bleu sale, ouvert sur la poitrine et baillant largement, tenant d’une main quelque chose comme un bâton planté dedans, ou un outil pour faire ce trou, et sans se redresser la tête tournée vers moi là-haut, retournée même, un bras lancé en avant, la main tendue, ouverte, comme pour se protéger le visage blême, glabre, frappé par la lumière qui passait autour de ma tête, sa main me masquant ses yeux et son nez, pas sa bouche fermée, refermée plutôt, les lèvres en avant, formant un point, comme on contiendrait un cri et des larmes, et il a sauté dans le trou et je n’ai plus rien vu, rien que les reflets sur le tas luisant, et à côté ma figure d’ombre dans le croissant lumineux de la trappe, à fleur d’eau.
  1. Archéologie, peut-être. Mais à la différence que si archéologues travaillent dans des sols relativement stables, parfois désertiques, ici, en matière de langue, en matière d’image puisque parler d’archéologie c’est parler par métaphore, le sol demeure instable, glissant, mouvant, voire bouillonnant. On fouille toujours dans un plateau dont on ne s’aperçoit pas d’abord qu’il s’agit du fond d’un cratère, d’une caldeira formée par l’effondrement du cône volcanique, on creuse toujours au-dessus d’une chambre magmatique, de mots et d’images. — Après, si j’ai bon sur le fond, la forme pour le dire est peut-être mauvaise, je reste peut-être encore un peu sec. Ce genre d’image, ce n’est sûrement pas la première fois. Et certains préféreront à la terre le ciel avec l’astronomie, d’autres le corps sous l’angle de la thanatopraxie, ou les grands enfants le jardinage parce qu’ils n’ont pas oublié quelle magie c’est le haricot planté dans un nuage de coton imbibé d’eau.
  2. Dans le cimetière, à Saint-Georges, il y avait près de l’entrée un mausolée toujours entrouvert. C’était celui du cantonnier qui plaçait là son matériel, une pelle, un râteau, un seau, une truelle, une grosse éponge, un sac de ciment, à côté d’un cercueil délabré. On disait qu’il récupérait les crânes.
  3. La dernière image où il n’y a presque plus rien, le reflet d’un visage à peine visible dans l’eau, ondoyant peut-être à cause d’un tout petit caillou qui vient de tomber, on pourrait voir là quelque chose du travail photographique d’Araki dans sa période où il chauffait les négatifs jusqu’à ce qu’ils commencent à fondre, à s’enflammer, et les refroidissait aussitôt pour fixer le grain de l’image déformée, en train de disparaître — il n’est pas japonais pour rien.
  4. (Oui peut-être mais c’est pas trop tôt. J’peux voir… ? Ah ben merci ! Tout ça pour ça ? Bonjour la joie !)
  5. On peut ainsi multiplier les situations : du cantonnier dans un caveau, de qui est séquestré, d’un homuncule dans une côte.
  6. Je ne vais quand même pas installer une webcam dans la fosse, comme le personnage d’Éric Faye le fait dans sa cuisine ! Ce serait histoire de voir à quoi ça ressemble dans la fosse fermée. De toute façon on sait déjà ce qu’on y verrait : rien. Et puis ce n’est pas là qu’il faudrait installer la webcam, mais dans ma fosse crânienne.
  7. (Et Marcel qui fait le con…) Ça dérange une touche de grotesque ?
  8. En intitulant l’ensemble Fosse commune, je joue sur les mots. On comprend qu’il va s’agir sinon d’un charnier, du moins d’un cimetière du pauvre. Évidemment, passé ce sens courant et peut-être un peu choquant, on se doute, on espère, qu’il y a contrefaçon et qu’il ne s’agit pas de ça. Et en effet la fosse dont je parle, toutes eaux, ou de récupération d’eau de pluie, c’est une fosse commune au sens de banale, courante, quand on n’a pas le tout à l’égout. On se rassure, il n’y a pas de véritable risque, sinon de se salir. N’empêche, le principe du jeu de mots, c’est de superposer, à un moment donné, les images, les flux sémantiques. Le lieu commun est toujours là, en arrière-plan, en horizon mortel. Merde alors ! On espère qu’une chose : que la superposition n’entraîne pas une identification, que les contours ne correspondent pas, que ça déborde de part et d’autre, un peu. Que l’artefact fasse signe. Et on se rappelle Antoine Emaz et son Cambouis : « Ne pas uniformiser, ne pas vouloir unifier, ratiboiser pour obtenir du même. »
  9. Est-ce que mes voisins ont le même genre de fosse commune ? Est-ce qu’ils ont le même type de regard rond pour observer dedans, ou un autre ? Et quand ils soulèvent la trappe, voit-on la même espèce de croûte noire surnager ? Et pour la vider, font-ils aussi appel à Balthazar ?
  10. f : « … c’est ce qui s’exprime de silhouette… et en quoi la silhouette, est, aussi, le visage… ? » (Faudrait pas oublier d’où on part.)
Yves, qui les a entendus courir, a vite poussé la porte, jeté le seau, qui s’est renversé, et s’est laissé glisser à l’intérieur pour aller s’allonger entre les quatre planches, pour s’y caler tant bien que mal, le sommet du crâne sur le rebord, la tête repliée sur son ventre dépassant comme une pâte levée dans un four sous un papier aussi tendu que sa chemise tartan à bandes noires et blanches, et lignes rouges, et il a maintenu sa pelle contre lui, le godet masquant son visage, en attendant leur arrivée, et il voyait au bruit de leurs pas où ils se trouvaient, il les entendait se rapprocher, et il a su, quand l’obscurité s’est faite en chuchotant, en flottant un instant, qu’ils se trouvaient là, devant la porte à demi ouverte, et il a attendu que l’obscurité soit totale, qu’elle entre en passant la tête la première, pour se redresser avec sa pelle dont le godet, rebondissant sur le plafond dans un cri aigu, lui est revenu en pleine figure.
  1. (Et pendant qu’on y est, pourquoi pas le vidangeur plongeant dans la fosse pour aller chercher la pierre blanche qu’il a fait tomber, disparaissant sous l’espèce de croûte noire ?!)
Figure 8 – Fosse toutes eaux (le regard) – photoperso – 20221002_115948

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme pas fait exprès).

3 commentaires à propos de “#photofictions #04 | Fosses communes”

  1. Saisissant comme toujours. A la lecture beaucoup d’images, on s’interroge sur le mouvement d’écriture, ce qui conduit à ce fouillis et ces croisements, on se dit qu’il y a toujours un mot déclencheur, qui est ensuite répété. L’autre fois c’était ce mot étrange en lien avec les vers de terre, là la fosse. Et s’il n’est pas déclencheur, il hante étrangement le texte. Le découpage, les sauts, le goût du minuscule, nous amènent à l’écriture en chronique. Je pense à ces petits tableau de la vie parisienne, aux XVIIIe (ou alors XVIIe?) et XIXe. Comment toutefois tenir à la lecture, en tant que lecteur, face à la densité de cette écriture en saut ? Soit elle se déplie, se polit, se défroisse en étant retravaillée sur d’autres supports, soit c’est sa marque et ce sont alors des oeuvres que l’on lit par petit paragraphe, des blocs d’intensité disons. Toujours des lectures qui m’intriguent quoiqu’il en soit, un beau regard.

    • Je n’ai même pas pris le temps de te répondre, tant j’étais happé par le cinquième photofiction, entre autres. Mais je ne n’oublie pas, cette lecture qui m’honore bien trop largement (j’ai l’impression de porter un costume trop grand, XXL ; moi c’est plutôt S) et qui m’a été très utile. Un grand merci Marion !

      • Meuh non ça n’honore rien, c’est très pragmatique. Ça dit : ça vaut le coup d’oeil, mais à mon oeil de lectrice, ça en fout partout, ce qui fait que je trouve ça chouette, mais je m’épuise vite. C’est normal, c’est le principe de l’atelier de touiller. Par ailleurs, c’est un regard qui me parle, qui aime aller chercher « des petits bouts de trucs », donc un regard de chroniqueur au fond. Mais comme c’est un peu le style général ici que de s’ébaubir dans les commentaires, ça déteint sur ma pomme donc j’en ai peut-être rajouté des couches, je les retire pour repasser en taille S. Ce qui est l’occasion de redécouvrir ce verbe, s’ébaubir. Formidable…