La photo est prête dans sa tête depuis presque un an, depuis un passage dans le coin, une sortie hybride, mi-balade mi-repérage. Un photographe en balade reste un photographe. Regard déformé de celui qui regarde autrement. Attention à certains détails, à la lumière, aux textures, à l’agencement des différents plans entre eux, aux couleurs, aux cadrages. Une petite note vite fait sur la carte du téléphone, un point de couleur, un drapeau. Ça c’est pour les détails. Parce que l’envie et l’intention d’y revenir sont déjà dans sa tête, de même l’image qu’il fera et qu’il pourrait dessiner s’il savait utiliser un crayon à cet effet.
Aujourd’hui tout est prêt. Refuge réservé, météo et enneigements parfaits, batteries chargées, sac rempli, reste juste à faire le plein de la voiture. Route sans problème avec les pneus neige, vacances scolaires pas encore commencées, le parking est payant mais il y a de la place au bord du chemin. Sacs à dos ajusté, les clés dans la poche qui ferme bien, il hésite. Veste ou pas ? Pas de veste. Il préfère avoir un peu froid au départ et ne pas devoir s’arrêter dans quelques centaines de mètres pour se déshabiller. La transpiration, c’est elle l’ennemie, elle qui va le refroidir vraiment si jamais il la laisse s’installer. Le sac est lourd, une bonne vingtaine de kilos avec le matériel photo. Resserrer la courroie du trépied. La montée commence, prendre le rythme, monter un pied, le poser, s’appuyer dessus pour pouvoir monter l’autre pied, le poser, s’appuyer dessus. La neige est dure pour l’instant pas besoin de raquettes il marche en bordure des pistes de ski, il n’y a personne, donc personne pour lui dire d’aller monter ailleurs, qu’ici c’est pour ceux qui descendent. Les bâtons aident à soulager les épaules. Il monte. Il ne pense à rien. Juste monter un pied, le poser, monter un pied, le poser. Respirer. Mais il sait qu’une fois en haut, ses idées seront claires, nettoyées par l’effort. La neige commence à tomber. Un peu de vent, il quitte la piste de ski. Pause. Mettre la veste à cause du vent, bonnet, gants. Et les raquettes pour ne pas s’enfoncer. Le trait bleu sur son téléphone lui dit qu’il est sur la bonne route. Il voit le col, le refuge est derrière. Il repart. Monter un pied, le poser, monter un pied, le poser. De temps en temps, sous son pied, un rocher, une grosse pierre, il glisse, la raquette se pose en biais, il rattrape l’équilibre avec les bâtons. Pause. Un peu de thé chaud, abricots secs. Le vent forcit. Lunettes de ski, petits gants sous les grosses moufles, resserrer la capuche, tour de cou remonté sur la bouche. Le trait bleu sur son téléphone lui dit qu’il est sur la bonne route, à peu de chose près. Le vent souffle la neige, il devine le col, n’est plus très sûr, il regarde plus souvent le trait bleu sur le téléphone. Le brancher sur sa batterie et le garder à l’intérieur de la veste pour le froid. Le col est passé. Il devrait voir le refuge mais il ne voit rien d’autre que la neige que le vent lui crache à la figure. Météo parfaite. Exactement ce qui était prévu, exactement ce qu’il voulait. La neige fraîche aura effacé toutes les traces. Pour trouver le refuge il a le trait bleu sur le téléphone et son sens de la pente. Il s’est un peu écarté tout à l’heure, il commence à faire sombre. Maintenant, le trait bleu sur son téléphone lui dit qu’il est sur la bonne route. Ça descend. Ne pas se laisser emporter par le poids du sac, ne pas basculer. La descente réveille son mal au genou. Il n’aime pas descendre. Le refuge. Personne, parfait. Faire du feu, faire fondre de la neige pour le thé et la soupe. Pain fromage. Chocolat. Et une goutte de whisky en regardant le feu par la porte ouverte du poêle. Vérifier le matériel pour demain matin, vérifier l’heure du lever de soleil, prendre une petite marge, mettre le réveil, installer le duvet. Dormir. Le réveil sonne. Il s’habille laisse tout comme ça. L’image d’abord il reviendra après pour le reste.
Il fait encore noir, il allume la lampe frontale juste pour la porte. Ensuite il faut qu’il habitue ses yeux à la clarté en attendant la lumière. Il faut qu’il retrouve l’endroit qu’il avait repéré. Quelques étoiles, le vent est tombé, la neige ne tombe plus, parfait, comme prévu. Installer le trépied, le caler, raccourcir un des pieds qui doit être sur une pierre. Installer l’appareil, vérifier le cadrage et les réglages, et attendre que le soleil se lève, qu’il réveille les couleurs et qu’il lui donne la photo qu’il attend. Ne pas aller se balader trop loin pour ne pas rater le moment, ne pas faire de traces de pas. Surtout pas de traces de pas. Ça commence. Il assure avec quelques images avant, quelques images après. Il vérifie sur l’écran à l’arrière de l’appareil. C’est fait. Il est content, les couleurs sont fantastiques, les courbes des montagnes ressortent vraiment bien. Une petite photo avec son téléphone de l’écran du boîtier avec la photo et la montagne derrière pour les réseaux sociaux, pour quand il aura de nouveau du réseau. C’est fait. Le reste est pour lui. Il s’assied par terre, juste pour regarder. Il n’a plus froid, il n’a plus faim, il n’a plus mal au genou. Il n’a plus de corps, il a juste des yeux
Bonjour Juliette
Voilà une très belle ascension. Le photographe est parfait, comme sa photo !
Un grand merci pour ce beau moment de lecture.
Oui, balade sympa, souvenir que je suis allée rechercher avec plaisir, puisque le spectateur attentif a deviné que le photographe en question, ce jour-là, n’était pas complètement seul…
François est tombé dès le début dans une question qui me chatouille depuis longtemps : tout ce qu’on ne voit pas sur une photo
on est monté avec lui, on s’est installé avec lui et on a attendu le bon moment
le moment du déclic
salut chère Juliette avec les pieds dans la neige…
Juste la bonne occasion de mettre en avant les gens qui construisent leurs photos avant (parfois plusieurs années pour certains) de les prendre
« Surtout pas de trace de pas »,fort mantra d’avant-clic, ( et la réflexion avant-clic de mon commentaire, pour signaler un texte apprécié en empiétant le moins possible sur l’endroit où la lecture du texte nous a invités) Merci Juliette pour ce voyage pour ce lieu où sûrement ( et c’est tant mieux pour lui) on ne mettra jamais les pieds
admiration (à tous points de vue, action, réflexion préliminaire et écriture)
et oui « surtout pas de trace de pas »
Très belle photo et superbe chute! Les yeux sans corps. Je pense a ce très beau livre de Virginie Troussier « Au milieu de l’été, un invincible hiver » dont les descriptions glacées glacantes étaient merveilleuses meme si rudes.
C’est haletant comme un thriller, on est tout près de lui, on a peur que quelque chose vienne lui mettre des bâton dans les roues, mais non, et c’est super!
Quelle belle photo (finesse des couleurs…) ! et le beau rythme, la tension de cette ascension ! Superbe.
j’ai aimé l’oeil qui regarde le photographe, et l’expérience intime qui au fond, échappe,
Quelle chute ! « Il a juste des yeux » pour un photographe, on imagine l’ampleur de vue. Merci Juliette pour cette captation de prise de vue !