#photofictions #01 | Picture in the picture ?

Sur chaque photo de cette série on voit : au premier plan, ma main tenant mon vieux téléphone Samsung et mon pouce appuyant sur le déclencheur de prise de vue ; sur l’écran du téléphone, l’image réduite du sujet, nette ; à l’arrière plan, le sujet, incomplet, flou et partiellement caché par le téléphone. La série s’intitule bêtement Picture in the picture ? Essai, Copenhague, juillet 2018.

La série a été publiée sur mon compte Instagram le 15 septembre 2018, mais le véritable auteur de ces photos est mon fils. Il est le troisième plan, le hors champ sans lequel il n’y aurait pas d’image de l’image en train d’être prise. Il a pris ces photos pendant notre voyage à Copenhague en juillet de la même année, avec son appareil – un bon appareil dont je suis incapable de citer le nom. Je ne parviens jamais à m’intéresser aux choses techniques. Pire, ça me rebute.

Je ne sais plus très bien qui a eu l’idée. Je pense qu’il a fait spontanément la première – je prenais, avec un petit appareil compact, un héron et son reflet sur la surface de l’eau et lui a photographié l’appareil, ma main et le héron flou – et j’ai du proposer de poursuivre. La série compte huit photos. La dernière de la série me plaît particulièrement car elle redouble le cadre : le sujet est une fenêtre encadrant un paysage urbain avec la mer en fond, sans doute le port d’Elseneur ou celui d’Helsinborg, je ne retrouve plus la photo originale, celle prise par mon téléphone. Peut-être qu’elle n’a jamais été prise. Les autres photos, les photos simples à un seul plan, pour la plupart, je les retrouve.

J. avait 14 ans cet été-là. C’était l’été de nos premières collaborations, l’été de mon premier vidéopoème, réalisé avec lui. Il avait le bras dans le plâtre, il se l’était cassé dans les premiers jours des vacances en rigolant avec des copains. Cet été-là, aussi nous avons découvert qu’il avait une exostose, une protubérance osseuse au niveau du fémur, juste au dessus du genou de la jambe droite, et cette étrangeté nous a valu de nombreux examens, un peu inquiétants, et un tas d’allers-retours à l’hôpital. Pour mon premier vidéopoème, j’ai fait les images en marchant dans l’hôpital. Je me souviens qu’on écoutait Eddy de Pretto dans la voiture, que nous parlions de ses textes, que c’était heureux de partager autant de choses.

J’essaie de faire le lien entre cette série d’images et le travail d’écriture que je menais à ce moment-là, l’été 2018, dans le cadre de l’atelier d’été de François Bon, Construire une ville avec des mots. J’écrivais la ville de Besançon et mes souvenirs d’adolescence, je ne savais pas encore ce qui se tramait, je ne pouvais pas imaginer que ça donnerait lieu à un roman publié. En quoi ce travail d’écriture a-t-il à voir de près ou de loin avec les photos de photos en train d’être prises ? A chaque fois qu’il me semble approcher d’une ébauche de compréhension, j’achoppe, ça m’échappe, trop complexe, je retombe dans l’insignifiant. Non. Quelque chose, tout de même, se dessine : comme la photographie, l’atelier d’écriture construit un cadre où porter le regard. Est-ce que je me regardais en train de cadrer la ville ? A ce moment-là, sans doute pas. Mais Lent séisme est devenu un roman qui explore la matière première de la création, à travers un tissage de souvenirs et de fantasmes qui viennent prendre corps dans l’œuvre. Le flou de l’arrière-plan sur les images de la série, c’est le flou du matériau brut de l’écriture. Comme l’image qu’on voit dans le téléphone, le texte fait advenir un sujet net, délimité, interprétable, là où il n’y avait que la matière floue, indéterminée, sans limite : le contenu de l’âme de l’auteur. L’écriture comme la photographie font arrêt dans le grand contenu trouble et indéterminé du monde.

A Copenhague nous logions dans un vaste appartement familial que nous avions échangé avec une famille qui pendant ce temps-là vivait dans notre maison. Chaque matin, j’étais réveillée tôt par la lumière, je me levais pour écrire. Nous étions installés là pour dix jours, ce qui me permettait de relâcher un peu mon sentiment d’urgence à visiter la ville. Lâcher prise indispensable, compte tenu du fait que mes deux fils et mon compagnon, à l’inverse, ne sont jamais pressés de sortir visiter une ville. Donc chaque jour j’écrivais et travaillais le matin, et nous partions en fin de matinée. Dans cet appartement, j’ai le souvenir d’avoir écrit notamment à partir d’une proposition (#21 Lunette Magique) qui consistait à regarder le décor à travers une petite lunette, un trou, une petite fenêtre – j’avais utilisé un rouleau de papier toilette – pour attraper des morceaux de décor fragmenté, et constituer un kaléidoscope de détails. Le texte date du 17 juillet. Les photos de la série datent du 19 et du 20 juillet. Est-ce qu’il y a eu perméabilité ? Je n’en ai pas eu conscience. Peut-être qu’elle m’apparaît aujourd’hui parce que j’y songe. Peut-être qu’elle n’est rien du tout. Ou pas grand-chose. Peut-être que tout est flou.

En tout cas, l’exostose n’avait rien d’inquiétant, ouf.

https://www.instagram.com/p/BnvatVRBvsT/

A propos de Juliette Cortese

Née en Franche-Comté à la fin des années soixante-dix, Juliette Cortese vit à Montpellier et travaille dans la langue. Celle qu’on parle autour des tables. Celle qu’on écrit en atelier. Et dans la sienne, à tâtons, au burin, parfois avec un épluche-légume. Écrit ce qui vient et ce qui ne vient pas, lit à voix haute et bricole des vidéopoèmes. Publications en 2021 : X Tentatives pour continuer le présent, prose poétique chez Gros Textes et un premier roman, Lent séisme, chez Publie.net.

15 commentaires à propos de “#photofictions #01 | Picture in the picture ?”

  1. Bonjour Juliette
    Super réflexion sur les plans et les strates de la photo à l’écriture et retour. Merci aussi pour les « alentours » de cette réflexion.

  2. Bonjour Juliette! Très belle évocation de tous ses souvenirs qui s’entremêlent ( on un lien les uns aux autres?) une profondeur de champ et un cadrage qu’on ne pouvait soupçonner au moment où l’on a pris la photo!