Enfant, résidant dans une banlieue pavillonaire, le voyage jusqu’à la ville la plus proche relevait d’un évènement à part entière. Souvent cela ne se résumait qu’à prendre l’autoroute, stationner dans un parking sous-terrain, marcher dans la grande rue commerçante. Toutes sortes de paysages si distincts de celui de mon jardin. Et, à la fin, invariablement, il y avait un arrêt obligatoire avant de rentrer chez nous, la visite chez mon oncle.
Lui et sa famille ne vivaient pas dans le centre ville, mais littéralement aux portes de la ville. Sa maison bordait la bretelle d’autoroute où le panneau fléché indiquait Centre Ville en lettres majuscules. La demeure était un bloc de ciment qui avait dû être blanc à l’origine. Désormais grisâtre avec des traces noires, c’était un cube planté là, au milieu de terrains vagues. L’un des murs était totalement recouvert de tags et grafitti colorés. Les zones défrichées semblaient n’être là que pour servir de dépotoir aux déchets de l’autoroute: sacs plastiques et papiers sales volaient dans la poussière et les gaz d’échappement.
Mon père garait sa voiture en bordure de terrain vague, toujours un peu anxieux au moment de la laisser là, il laissait trainer sa main sur le capot. Sur le trottoir, des femmes aux jupes courtes, aux cheveux ébourrifés et au verbe haut nous regardaient avancer, un sourire amusé aux lèvres. D’une main dans le dos, mon père nous poussait vers l’intérieur alors que ma mère avait déjà un doigt sur la sonnette. Ma soeur et moi, ne voulions rien perdre du spectacle des habitants de sortie d’autoroute. Nos yeux affamés, cherchaient à voir les dégaines, les transactions, la file des camions en attente, les disputes parfois. Mais la paume ferme de mon père, nous forçait à avancer plus vite.
J’entendais la voix de mon oncle dans l’interphone et au milieu des grésillements, il déclenchait l’ouverture automatique de la porte dans un crachat métallique. Quand la porte s’ouvrait, un escalier long et étroit longeait le garage où stationnait son camion et où vivait le chien. Les marches étaient raides, elles semblaient ne jamais en finir et tout le long de cette montée ardue, on entendait le berger allemand surexcité, bondir, s’élancer sur les murs comme s’il allait les faire tomber. En haut de l’escalier, mon oncle lui gueulait de la fermer. Whisky- c’était son nom- aboyait de plus belle, jusqu’à ce que nos pas se posent enfin sur la dernière marche. Alors, il sortait de sa gueule un gémissement qui se transformait en longue plainte, pour moi un hurlement de loup garou que mon oncle ignorait d’un claquement de porte.
En haut, on installait l’ennui, des adultes assis à table, tournaient lentement leur petite cuillère dans la tasse de café. On entendant l’horloge marquant des secondes allongées en éternité. Je collais mon nez à la vitre. Huit voies se croisaient devant les fenêtres: des barrières métalliques, du goudron et le bruit assourdissant des moteurs. J’y passais des heures, fascinée par le mouvement perpétuel des autos qui avançaient sur l’asphalte, souhaitant secrètement l’erreur qui ferait soudainement déraper tout ce ballet si bien organisé, l’accident.
Quelle texte excellent ! Tellement bien donné. On a les yeux de l’enfant fasciné, on sent la main du père dans le dos, sa paume qui pousse. Les mots choisis aimantent : « souvent cela se résumait à […] marcher dans la rue commerçante », le crachat métallique, on installait l’ennui, … Top, vraiment, merci.
Merci Anne de ta lecture, heureuse qu’il t’ait plu.
Impressionnante description du lieu. Et ce regard au dehors. La violence sourde du texte. « on installait l’ennui »Merci Irène
Bonsoir Irène ! Et merci…
Fluidité de l’écriture, images percutantes, je me suis laissé emporter avec plaisir par le récit de vos souvenirs… encore merci!
Nathalie, Claudine: un grand merci pour vos commentaires chaleureux.
j’ai suivi toutes les étapes avec intérêt et quelle fin « souhaitant secrètement l’erreur qui ferait soudainement déraper tout ce ballet si bien organisé, l’accident ». merci