Le quartier est silencieux. Il fait nuit. La fenêtre donne sur la grande façade rouge.
Au matin, les passants se pressent vers la gare routière.
Les bus se déversent sur le boulevard. Avant le matin il y a le vrai matin, le premier matin. De la fenêtre j’entends monter le chœur des oiseaux. Je ne les vois jamais. Je ne vois pas les arbres. Le chant surgit et se déploie, sous le ciel comme sous une voûte. C’est le matin d’avant le matin. J’ai la tête sur l’oreiller. Je n’ai pas encore de corps. Je n’ai pas de mémoire. Le chant monte. Le son fait comme des ombres sur le plafond. Pourtant je ne vois pas les oiseaux. Sous le ciel, comme sous une voûte.
Les passants se pressent ensuite vers la gare routière.
De là haut ça fait comme des files de petites fourmis. C’est un jour comme un autre, comme la veille, comme le lendemain. La nuit tombe. Il y a alors avant la nuit, la nuit d’avant la nuit, le crépuscule. Monte le chant du merle noir. Je ne le vois pas. Je ne le vois jamais. Je l’écoute. Le chant mélodieux est clair et modulé. Il est heureux le merle noir. Demain il y aura le matin, mais surtout le matin d’avant le matin, ce temps suspendu et sans mémoire baigné de lumière, le corps enfoncé dans le matelas qui doucement se déplie dans l’aube sonore et dorée.
Les passants se pressent vers la gare routière.
De là-haut tous semblables, les mêmes passants, tous les matins. Pourtant chaque soir, quand chante le merle noir, tous disparus. Chaque matin, après le matin d’avant le matin, les chants se taisent, je me lève, je m’habille, je descends chercher un pain au chocolat. Il y a la boulangère. Une autre boulangère. Chaque matin, une autre boulangère. Ce n’est jamais la même. Le chauffeur de bus a changé. Chaque nuit, le monde se renouvelle trop vite ainsi qu’une peau malade. Ou est-ce moi seul qui suis trop lent ? Chaque soir tous disparaissent. Lorsque le chant du merle noir s’éteint, j’aspire au matin sans mémoire. Ce matin, le chœur des oiseaux est strident.
Dans la rue les passants s’empressent.
Ils sont nombreux. Chaque silhouette est redoublée de son semblable de la veille, lui-même redoublé de son semblable de la veille. Ils sont tous là, tous revenus, une ronde de fantômes. Moi je suis tout seul dans le rythme lent et continu de la ville, le corps redoublé du seul contact cotonneux de la couette. Les rues sont saturées de silhouettes. Le chœur des oiseaux est intense. Je ne les vois jamais. J’écoute. Je lève les yeux au ciel : tout contre la voûte, des milliers d’oiseaux, suspendus, tête en bas, ailes repliées, des chants désaccordés tels des stridulations. J’ai la tête lourde. Je l’enfonce dans l’oreiller. Comme c’est bruyant les disparus.
Codicille : Il sera retenu de l'exercice l'effet déclencheur du quotidien et l'effet de dilution généré par le ronronnement du conte. Aussitôt le quotidien engendre la répétition, la répétition, une forme de musicalité et une forme aussi de délire, l'irruption progressive d'un affect étroitement mêlé à ces petits cailloux que sont le son, la matière, l'objet, la couleur.
Rétroliens : #40jours #40 | L’impression très joyeuse de la connaître / pour un art poétique narcissique – Tiers Livre | les 40 jours
Merci pour ce texte qui effectivement, avance comme des ronds dans l’eau, qui tourne sur lui même en progressant, et qui nous attrape directement à la lecture, dans ce mouvement-là. Et cette chute qu’on ne voit pas venir, on se relève sans avoir compris : comment est on passé du chant mélodieux des oiseaux à hitchcock ?
Merci Line, c’est souvent comme ça, un basculement un peu automatique dans un fantastique inquiétant.