#40 jours #30 | Aventure-toi dans le monde. Il peut t’attraper n’importe où.

C’est ça que tu lui offres, ton inquiétude ? c’est ça le monde que tu lui offres?  elle est partie maintenant, tu es content ? Il disait que le pessimisme c’était sa façon à de se prémunir du pire; son vaccin en quelque sorte. Il reconnaissait être souvent passé à côté du meilleur. La légèreté une fois tu l’as connue? Il ne lisait plus les journaux que les jours impairs et ne lisait que les faits divers. Il te raconte qu’hier un modèle vivant est morte défenestrée dans la cour d’une école d’art, vivant/morte il en aurait presque souri. Une histoire de licenciement. Un suicide: tu vois, c’est pourri. Le monde est pourri, ça me dégoutte. Après il se cachait dans les mots croisés, il était devenu virtuose à force. Un endroit idéal pour se cacher, les mots. Croisés ou pas. Il écoutait aussi la radio, de la musique principalement. Il aimait la musique. Bach par dessus tout. Bach par Gould. Il mettait Gould au dessus de tout. Même de Bach. Tu aimes vraiment quand il chante par en dessous, Gould? et l’autre qui le fait aussi, Jarret je crois tu l’aimes aussi? Il aimait Gould par dessus tout. Gould qui joue et chante sur sa chaise d’enfant rafistolée; Gould qui travaille avec sa radio allumée; Gould qui joue avec le monde en bruit de fond. Je sens la vie par l’oreille de Gould. Et le monde tu le sens? Tu l’imagines peut-être ? Lui enfermé avec ses plantes, ses tapis et Glen Gould. Tu imagines ce qui t’attend quelques fois? Ce qui m’attend quoi? ce qui m’attend où? quelqu’un m’attend quelque part avec un fusil peut-être? c’est écrit dans ton livre? dans ton grand livre du monde?  l’homme au fusil ou bien l’homme à la machette? l’homme bardé d’explosif? c’est ça ton idée du monde? si tu es de ce monde je me pose la question. Ergoter. Ratiociner. Rabâcher. C’est ça ta vie? Bouge toi à la fin! Frotte toi au réel!La réalité, dépasse l’imagination tu dis?La réalité si on la mettait dans un film personne n’y croirait! Longtemps il avait regardé la télévision, les reportages principalement, est-ce que c’était la réalité.  Les reportages, c’est ça le réel? Il répétait souvent ses phrases avec d’infimes variations, comme dans une fugue de Bach par Gould. S’il pensait que ça lui donnait du style ? Il avait répété sans y penser d’abord (puis : tu sais comme c’est, un jeu, on s’y prend). Il t’avait raconté qu’un soir en promenant son chien dans une rue à Paris  du côté de Montmartre — ce que cette ville peut être est belle —,  il avait trouvé un crâne avec quelques cheveux et personne ne l’avait cru. Ton crâne, c’est dans ta nuit renversée que tu l’as trouvé : Amène le chez le coiffeur ton crâne! Il montrait le crâne et eux, tous, personne, disaient que c’était faux. Un crâne humain avec cheveux trouvés dans la rue, ça sonnait faux cette histoire. Ton histoire dépasse l’imagination mais je te crois, lui avait disait Marcel du tabac du coin. Marcel qui connaissait une femme,  elle venait au café les jours de marché, elle ne portait que des robes grises, une femme qui avait dit, mais c’était il y a très longtemps : personne ne nous croira. Après elle s’était tue. (Pendant beaucoup, beaucoup d’années se sont les chaussettes sur les marchés, de la bonneterie, qu’elle vend. Quatre vingt dix sept ans, c’est en février son anniversaire. Depuis vingt ans elle voyage. En bus. En train. En avion. Tout le temps. Il faut qu’elle dise. C’est venu sur le tard. Longtemps elle s’est tue. Elle avait peur d’ennuyer les gens.).

A propos de Nathalie Holt

voilà ! ou pas

12 commentaires à propos de “#40 jours #30 | Aventure-toi dans le monde. Il peut t’attraper n’importe où.”

  1. Très bel enchaînement de textes tous plus émouvants les uns que les autres.
    Belle utilisation des lanceurs.
    Encore une fois un grand merci Nathalie !

  2. (le père d’Edgar Morin, qui se prénommait Vidal, vendait aussi des chaussettes sur les marché tsais (Nahum, son patronyme) – c’est un homme que j’aime bien aussi (son père; lui ma foi oui aussi) surtout parce que quand il allait prendre le train (il allait acheter ses stocks à Troyes) il arrivait toujours une heure en avance – ça ne s’explique pas plus) (un jour, il a gagné à la loterie) (bah pourri… c’est une forme de renaissance, aussi) (merci à toi)

    • Vidal c’est un prénom donc. Merci Piero pour l’histoire de la gare et des chaussettes.

  3. Un modèle vivant qui se transforme en nature morte donc… beaucoup de densité dans ces textes, de la vie, mais est-ce écrit trop je ne sais pas et pourquoi le savoir… on ne boude pas son plaisir comme on dit

    • Merci beaucoup pour le retour Patrick : jouer sur la répétition. Se prendre au jeu (s’y perdre). (trop écrit, oui je le crains) C’est l’atelier on tente des trucs et la machine s’emballe

  4. Oh merci Nathalie Holt. Pour Gould et Jarret, oui, comme lui. Et merci aussi s’ouvrir ces voies qui me paraissaient impraticables, jusqu’à vous.
    Merci.

  5. C’est franchement très très prenant, et le point d’orgue magnifique du dernier portrait… tout me parle et me transperce (à jouer Bach tous les jours), ton texte est vraiment une fugue passionnante… coup de foudre. Merci Nathalie