Chaque fois qu’il entame le raidillon d’un kilomètre deux-cent qui le ramène chez lui, Basile se souvient de la tache obligatoire, celle qu’un jour il s’est assignée :
– Compter les boites à lettres de toutes les maisons qui longent son chemin à droite
comme à gauche,
– Se souvenir du nombre exact en arrivant devant sa maison,
– Inscrire le chiffre trouvé en gros sur un post-it qu’il colle sur la vitre de la véranda de
l’entrée — un post-il de couleur différente suivant le jour de la semaine.
Ce serait-ce pas de la méditation active à laquelle il se livrerait sans le savoir — c’est ce qu’on lui a dit quand il a parlé de son TOC.
Cela l’amène à un état second qui lui fait oublier jour après jour ce qu’il voudrait tant savoir : le nombre de boites à lettres installées sur ces mille-deux-cents mètres de marche qui sépare le bas du haut de son chemin.
Il a une vague idée de ce qui se passe jusqu’au premier chemin à droite. Il y en a cinq, non, huit, peut-être sept… En tous cas jusqu’au chemin de traverse qui part à gauche il y en a onze, non, treize ou neuf… Il ne sait plus. D’une fois sur l’autre, il oublie.
L’avantage de cette attention quotidienne fait qu’il a des points de repère. Même s’il ne sait jamais combien il en trouvera au terme de la montée, il y en a qui indique à son corps, à son souffle, à sa jambe gauche et à sa patience où il en est de son voyage de retour.
En revanche, Basile n’a jamais prêté attention à la présence de boites à lettres sur le chemin quand il le descend. Aucune importance ! ce n’est pas sur ses mille-deux-cents mètres qui le sépare de son havre de paix. Il s’en éloigne. Il ne les voit pas. Elles ont disparu.
Dès qu’il est passé, les habitants invisibles au moment où il monte le chemin, se précipitent sur leur courrier et cachent leur boîte jusqu’au lendemain matin après son passage.
Il aime compter et fait tout pour ne pas se souvenir du nombre trouvé.
Déjà à 600 mètres de l’arrivée, son chien le sent proche et aboie joyeusement depuis là-haut. Son cœur se remplit un peu plus d’amour, quand il le voit arriver ses pattes à son cou.
Il s’allège et ne cherche plus à retenir ces milliers de factures et ces autres missives ou lettres d’amour déposées dans toutes ces boîtes.
Un jour, au bout d’un certain temps, trente-deux mois ou presque, il a arrêté de compter. Il a fait un tableau à partir de tous ces bouts de papier collés sur la grande vitre, en notant grâce à la couleur le jour de la semaine, le nombre trouvé de boites.
Dans ces 322 boites (résultat obtenu en faisant l’addition des nombres notés divisée par le nombre de petits papiers) pendant ces jours où son TOC l’obsédait.
Basile en déduisit — après de savants calculs dont lui seul connait la formule — qu’au mieux il n’y aurait eu que 52 lettres d’amour distribuées dans son chemin.
Trop peu se dit-il.
Alors il prit sa plus belle plume, recopia celui qu’il considérait comme le plus beau poème d’amour, le reproduisit 322 fois et le glissa dans chaque boite aux lettres comme un remerciement d’être enfin guéri de son TOC.
…, il y en a qui indique à son corps, à son souffle, à sa jambe gauche et à sa patience où il en est de son voyage de retour. J’aime beaucoup. Le corps qui se souvient…
en voilà une belle idée