Les jours n’avaient pas de nom ce lieu existait déjà. Pas plus que les mois. Quant aux années on n’en tenait pas le compte. Pour donner son âge on disait à quel point on sentait la mort toute proche ou au contraire, mais peu parlaient de cela, peu parlaient au sens où nous l’entendons ici et maintenant. Pourtant, bien que dépourvues de nom, les saisons se succédaient dans un ordre qui n’échappait à personne, mais qu’on ne tenait jamais pour certain. Pas davantage que le lever du jour à venir, quand le soleil quittait cet endroit qui existait déjà. Disons qu’à ce moment-là, celui dont je parle d’ici et de maintenant, le soleil est encore là, mais pâle. Trois femmes marchent dans la boue épaisse. Elles crient et elles tapent dans leurs mains pour demander aux bêtes qui glissent et mordent de s’en aller. Elles le font toujours de la même manière, la manière qui agit et parfois elles refont cette suite de cris et de claquements de mains quand la nuit est là pour faire rire les enfants et les hommes. Il y a une façon qui agit et elles la reproduisent et elles l’apprennent aux plus jeunes et elles l’améliorent quand elles doutent de l’exactitude de leurs souvenirs. Là, à ce moment du soleil pâle, elles prennent de la boue dans leurs mains, elles en posent sur leurs cheveux et sur les plaies d’un tout petit garçon qu’elles ont emmené avec elles. Sa cuisse est brûlée, son bras est brûlé, sa joue est brûlée, et il n’y a plus de cheveux sur une partie de son crâne qui ressemble à un petit œuf rouge. Elles le couchent là où la boue figée ressemble à la peau de la plus âgée. Il ferme les yeux et il s’endort immédiatement. Son souffle est si calme tout à coup qu’on ne le distingue plus de ce qui l’entoure, les grands roseaux, les arbres dont les racines plongent tout droit dans l’eau pour étancher leur soif et grandir toujours plus haut et plus bas en même temps. Les femmes rapportent de l’eau dans leurs mains en coupe. Elles se placent à un grand pas du corps, formant un triangle. Une à ses pieds, les deux autres de part et d’autre du crâne. D’un coup, elles s’accroupissent ensemble et versent l’eau dans les sillons arides. Elles attendent. L’eau suit son cours jusqu’aux pieds et jusqu’aux oreilles. C’est très lent et elles doivent écraser sur leur bras et leurs jambes les insectes qui veulent les boire. Mais à part ces claques sonores, on entend que le souffle du garçon, et ceux des femmes calés sur le sien. Quand il se réveille, il regarde longuement autour de lui. Elles balancent leur tête doucement, comme pour dire oui, oui, oui. Reviens, reviens, reviens. Il est prêt tout à coup. Il les aide à se relever et les voilà partis.
1568 aube du mois de mai
La boue jusqu’au genoux, les Enfants perdus menés par Agrippa d’Aubigny traversent le marais comme des ombres.
1603 nuit de novembre
Chacun de ses pas reçoit les baisers appuyés du sable gorgé d’eau, son étreinte mouillée, mouvante, piégée. L’empreinte est inévitable, elle est si lourde avec l’enfant sur son dos et les brodequins d’homme qui pendent sur son gros ventre. Mais le marais recouvre leurs traces d’eau, brouille les sables dès qu’ils sont passés. Ils sont marais et femme, promis depuis l’enfance. Il a caché leurs jeux, leur apprentissage. Il aurait caché ses ébats si elle n’était pas si vierge. Maintenant, il cache sa fuite. Au loin, pas si loin, des torches et de la rage. Mais le profil du gros ventre de la lune pour elle seule sourit. Elle arrive au point où l’eau l’emporte sur le marais, où ils se relaient. Ses pieds sont bleus. Le froid du temps des loups, plus de moustiques ni de sangsues. Elle s’accroupit. L’enfant glisse de son dos, nimbé de l’odeur de ses cheveux. Elle les a si bien lavés avec les herbes et la cendre, qu’il n’a pas pu sentir sa peur dans la sueur qui les collait à sa nuque. Le marais seul coule dans sa sueur. Et la femme et l’enfant savent exactement où sont les loups avec les torches et combien de temps il leur reste. Elle s’accroupit dans la vase au milieu des roseaux. Elle sort un ballon d’osier de sous sa robe, dont l’enfant se saisit à deux bras. Elle se fouille et sort de son entrecuisse un mince rouleau de parchemin. L’enfant la regarde. Sans un mot, elle lui fait savoir : le corps est l’ultime cachette, tête comprise. Elle essuie le parchemin du mieux qu’elle peut sur sa robe avant de le serrer dans le poing de l’enfant. Les torches des loups crèvent la nuit. Sans se relever, elle prend l’enfant contre son ventre tout plat à nouveau. Une seconde plus tard, il flotte sur l’eau. Un mois plus tard, il aborde dans un monde nouveau. Elle se fond dans le marais et les contes de la Vouivre abritent son secret depuis plus de quatre siècles…
1868 soir d’été
Il aura fait si chaud qu’on peut traverser à pied sec. Un homme en veste malgré la température encore très élevée en cette fin de journée marche lentement dans les hautes herbes jaunes. Une femme l’accompagne, bien mieux allante. Elle porte un petit panier d’où elle sort une bouteille emballée pour garder le frais, qu’elle lui tend. Il lui sourit. Il tâche de faire bonne figure, mais le souffle lui manque. Une petite tête sort par instantes grandes gerbes sèches. Un enfant qui saute. Il a un chien avec lui qui saute aussi, à contretemps. L’enfant n’est pas bien grand et il manque de faire tomber la femme en fonçant à l’aveuglette dans ses jupons. Elle rit. L’homme boit avec avidité le vin qu’elle lui a donné, mais il doit bientôt marquer une pause pour reprendre son souffle. Elle pose une main sur son bras avant de reprendre la bouteille. Elle le couve du regard tandis qu’il regarde vers le château, sa main en visière. Elle s’approche et lui parle à l’oreille. Il lui sourit. Il tousse. Elle frotte vigoureusement son dos en appelant l’enfant. Ils reprennent leur excursion. L’enfant et le chien, déjà loin devant.
1999 première semaine de février, nuit et réverbère
Une jeune femme traverse le parking. Pantalon en jean épais, blouson de cuir rouge trop léger pour la saison. Elle peut marcher seule la nuit dans les rues, ce n’est plus un problème, ce n’est plus le problème — marcher seule la nuit sans se retourner brusquement en terrifiant d’innocents promeneurs de chiens, en dérangeant de fiévreux amoureux encastrés dans des portes cochères, marcher seule la nuit c’était le but, le jalon de la fin de la peur, la pierre blanche de la guérison, le signe de l’après —. Mais alors qu’elle a laissé la pierre blanche loin derrière elle, d’autres histoires que la sienne, d’autres tristesses puissantes, l’ont réouverte comme un poisson qu’on vide, d’un coup net de leur découd-vite d’apprenties couturières, elles l’ont déchirée comme on fait un accroc dans une robe dont on souhaitait seulement retirer l’étiquette qui démange. Tout est à recommencer, — voilà ce qu’elle va lui dire, quand elle retournera à Paris — tout est à reprendre du début, rien n’a été guéri, réparé, soigné, seulement salement recousu avec les moyens du bord, rebâti à gros points de fils blanc emprisonnant dedans la farce et le vide. Le tout du vide et de la farce a dû rester sur place, dans cette ville de hasard où des jeunes filles — femmes ? — viennent par hasard de lui administrer le coup de grâce du tranchant de leur détresse. Pour preuve, elle lui apportera les enregistrements, le petit carton de minicassettes. En suivant un dessin établi par avance — le déplacement du cavalier —, elle parcourt le lotissement, longe le camping, puis traverse le parking en sens inverse avant de rentrer dans le bâtiment C du Lycée Jean Hyp.
2023 vacances de Pâques, jamais avant 2 h
Il marche dans ce vide qu’elle lui a laissé, il marche dans sa trace, celle de la peur surmontée, battue, par les petites rues des pavillons où les murs ont des oreilles et les siennes, tout ouïe, — pleines des voix lointaines des jeunes filles rêveuses, qui charment la vigie et endorment les aguets — ne lui sont plus d’aucun secours. Il marche, toutes leurs voix, son invisibilité perdue : incapable d’être encore le premier à voir, le premier à entendre celui ou celle qui pourrait le voir ou l’entendre par hasard dans ces rues sans histoire pour qui est aveugle. Il ne peut pas s’éloigner. Il regarde au loin le château que la ville éclaire à grands frais. Les murailles crayeuses se découperaient au couteau, ne laissant apparaître que du blanc, cassé et laiteux, mais solide toujours. Solide, mais friable pourtant. Meringue énorme qui n’y perdrait que quelques petits cailloux blancs de quelques tonnes. L’Histoire importe peu, n’importe plus (les huguenots, les vieilles guerres, les sorcières…), mais la matière, sa friabilité, son goût exquis de turon frais au palais imaginaire, sa consistance de monumentale crème au caramel sur la chaude terrasse qui ne montrait que des dos admiratifs ou las, dégoulinant de sueur, des mangeurs de glaces à coulures collantes, des photographes du temps perdu… tout cela le tient éveillé des heures entières, tandis qu’il marche selon le plan qu’elle lui a laissé pour la cavale, pour tromper l’attente, l’ennui, l’ignorance et l’inquiétude.
2027 Pont du 1er mai, 20 h 03
Le lotissement finit sa journée de tuyau d’arrosage. Il y a encore quelques années, tout ça devait se vider à l’heure du journal télévisé. Là ça traîne dehors avec des chaînes d’informations en continu sur des portables qui valent au kilo plus que le prix des baraques. Laissons ça. Le camping, même combat, bataille d’eau au lieu d’arrosage, mais pour le reste… Par contre, en se penchant, à mi-corps, on aperçoit le campement au ras du marais. Un camping, un campement où réside le changement ? Camping en plein air, campement aux quatre vents. Camping avec sanitaires, au campement, la rivière. Camping pour touristes, campement pour itinérants. Camping pour l’agrément, campement, avec celui de la mairie. Camping : voisins, campement : monde en soi. Camping, les chiens en laisse aboient, campement… laisse les chiens aux abois. Si tu veux te faire remarquer au camping, tu passes en journée, si tu veux faire causer, à l’apéro. Si tu veux passer inaperçu au campement, passe ton chemin, évite la nuit, la nuit tout le monde-en-soi te voit. Qu’est-ce que tu cherches au juste ici et là ?
Texte puissant, et palpitant, et puissant. Merci.
Merci Lamya. Il y a matière à creuser et à augmenter. C’est une proposition qui rencontre Claude Simon et également des projets uniquement graphiques (un lieu fixe, des centaines d’occurrences temporelles) qui me parlent.
Magnifique déroulé de textes, qui n’en font qu’un, ample, détaillé et qui nous emporte en remontant le temps.
Merci beaucoup, Emmanuelle pour ce grand et beau moment de lecture !
Merci Fil. Cette unité je la cherche, mêlant textes de l’Atelier-vill 2018 à nouveaux textes de ces 40 jours. Ton regard me conforte.
L’eau, la boue, la sueur, le marais ( le mari ?), on marche dedans avec tous ces personnages intemporels. Je sors du texte avec leur grande fatigue malgré leur courage ou leur insignifiance d’anonymat, Il est plus facile de plaindre les gens qu’on connaît, qu’on fréquente. Emmanuelle, je ressens malgré tout, cette immense fatigue, si palpable cette confrontation aux éléments de la vie en ces récits successifs de l’initiation à la vie de camping en passant par les enfants perdus,la fugue et l’abandon. Le mouvement de dégagement est partout, omniprésent, vital pour beaucoup. C’est prenant au sens propre comme au figuré.
Merci Marie-Thérèse de t’être enfoncer si avant dans la lecture. J’ai toujours peur que le corps ne joue pas assez dans ce que j’écris… Or ce texte, sa forme font partie des moments fondateurs de ces 40 jours. A fortiori si je peux y enliser mon lectorat 🙂
Oui, le corps parlant a des chances d’entraîner d’autres corps parlants, sinon ce ne sont que des éléments de décors ou d’exégèse fanée qui restent sur le sol devant nous.
Quel voyage tu nous offres Emmanuelle ! Bravo et merci
Merci d’être passée. Je vais insister à cet endroit. Cette consigne me met en ordre (de marche).