Je me suis postée face au numéro 21* de la via d’Ardiglione pour examiner les conditions pratiques de l’exécution du protocole 21. Je reste immobile devant le 21. Je peux aussi m’appuyer sur le mur d’enceinte du petit parc qui fait face au numéro 21. Ou contre une grille close dudit parc face au numéro 23. Il y a très peu de passage via d’Ardiglione. Quelques voitures sont garées contre le mur en face des numéros 21 et 25, la grille du parc étant laissée libre d’accès, passo carrabile. Peu après le numéro 21, le premier étage d’une maison enjambe cette rue étroite. Cet enjambement fait le charme de la via d’Ardiglione. Ces premiers repérages faits, j’avance jusqu’au coude à angle droit de la rue, où la grille d’entrée du parc est ouverte. Je fais quelques pas dans ce parc, j’y prends des photos. Des enfants jouent, des parents assis sur des bancs attendent. Je ressors du parc. Je continue ce petit tronçon de la rue jusqu’à la Via dei Serragli. En levant les yeux, je remarque que le panneau de la rue indique ici Via Ardiglione et non pas Via d’Ardiglione comme à l’autre entrée de la rue.
Protocole 21. Attendre devant le numéro 21 de la Via d’Ardiglione, trois fois par jour durant vingt-et-un jours. Chaque attente durant vingt-et-une minutes. Une première le matin de 7h00 à 7h21, une deuxième en début d’après-midi de 14h00 à 14h21 et enfin le soir de 21h00 à 21h21. L’attente doit être la plus immobile possible. Il ne s’agit pas d’arpenter la rue pour tromper son ennui ou se dégourdir les jambes. L’attente doit être pleine et entière. Attentive. Il est cependant possible de s’appuyer sur le mur d’enceinte du parc ou contre la grille. Éviter de s’appuyer sur une des voitures garées.
Développement 1 : si quelqu’un sort du numéro 21, aller lui demander si elle ou il connaît la signora Galardi ou demander si la signora Galardi habite bien là. Préciser qu’il est très important pour vous de voir la signora Galardi. Si la réponse est positive, demander si la signora Galardi est chez elle. Dans le cas d’une réponse négative, lui demander depuis quand la signora Galardi n’habite plus ici et où elle a déménagé.
Développement 2 : si un.e habitant.e de la rue, intrigué.e par notre attente immobile nous demande ce que nous faisons là (j‘écris nous car ce serait sympa si plusieurs personnes m’aidaient à réaliser ce protocole), lui expliquer que nous attendons la signora Galardi. Si la personne répond ne pas connaître de signora Galardi, exprimer sobrement notre déception. Si elle prétend que la signora Galardi n’habite pas là, lui demander depuis quand elle-même habite dans la rue.
Développement 3 : si une grande femme aux cheveux courts, gris-blanc, d’une cinquantaine d’années, voire un peu plus, assez athlétique, sort du numéro 21, aller sans hésiter à sa rencontre et lui demander si elle est bien la signora Galardi. Ou selon l’humeur si elle est bien Antonia. Si elle répond par la négative, plusieurs possibilités : soit remercier sans rien ajouter, soit exprimer sa déception, soit lui demander si elle connaît la signora Galardi. Si elle confirme être la signora Galardi, alors tant de choses deviennent possibles qu’il serait irréaliste de les développer toutes ici.
Protocole des pavés. Arpenter dans un sens et dans l’autre la via d’Ardiglione. Marcher sur toutes les dalles et tous les pavés de la rue (une partie de la chaussée se compose de pavés rectangulaires tandis que sur l’autre de grosses dalles pour certaines hexagonales, triangulaires sont disposées de façon irrégulière). Inventorier les dalles déchaussées et compter précisément celles qui bougent lorsqu’on appuie le pied dessus. En cas de doute, demander à des passants de peser de tout leur poids sur les dalles déchaussées. Puis essayer d’observer ce qu’il y a sous les pavés disjoints.
Protocole des fleurs. Recenser toutes les plantes de la rue : leur nom, leur emplacement devant tel ou tel numéro, la couleur, la forme et la taille de leur pot ou de leur jardinière, leur état d’hydratation ou de dessèchement et comparer ces informations avec celles observables sur Goggle Street View depuis 2008. Au passage ne pas hésiter à couper les tiges asséchées et à arroser les jardinières trop sèches. En profiter pour aller retirer la jardinière de roses artificielles du numéro 8 et la remplacer par une jardinière de fleurs fraîches, résistantes, des dipladenias par exemple.
Protocole des numéros. À exécuter à la fin du protocole 21, quel que soit le résultat du protocole. Détacher toutes les plaques de numéros de la rue, les placer dans un grand sac en tissu, secouer longuement. Puis piocher un numéro et le clouer à la place de la première plaque enlevée en comment par le côté de la rue qui donne sur la via Serragli. Toutes les cinq pioches, placer le numéro tiré dans un autre sac. Continuer à clouer les plaques selon le tirage. Lorsque le premier sac est vide, partir avec le second sac et le jeter dans une poubelle loin de la via d’Ardiglione.
*l’été 2018, lors de l’atelier Construire une ville avec des mots, mon personnage, un jeune homme, s’est retrouvé – bien malgré lui – à Florence, confronté à des réminiscences de souvenirs enfouis et à une ville aussi passionnante par son passé historique qu’étouffante par son tourisme effréné. Une femme d’une cinquantaine d’années lui avait offert une chambre pendant plusieurs semaines en échange de cours de français et de conversations. Mais cette femme n’est pas au rendez-vous qu’ils se sont fixés et il l’attend interminablement devant le numéro 21 de la via d’Ardiglione, une rue que j’avais connu alors par Google Street View. Il se trouve que je passe actuellement quelques jours à Florence, non loin de la via d’Ardiglione. J’ai voulu confronté ce que j’avais écrit à l’époque à la perception directe de la ville ces jours-ci. Je dois dire que j’ai été très émue lorsque j’ai marché pour la première fois dans la via d’Ardiglione.
J’adore la Via d’Ardiglione grâce à vous. Connaître la genèse de ce texte le rend encore plus beau ! Je crois que cet exercice mériterait bien un livre lui aussi. Merci, Muriel !
Heureuse de vous avoir fait aimer la Via d’Ardiglione, Helena ! Merci beaucoup pour votre passage ici et votre commentaire chaleureux