#40 jours #14 | Dans mon sac à pain

Figure 36 – Boulangerie des Familles – Google Earth en street view – copie d’écran 28/06/2022

J’vais chercher le pain ? — Où ça ? Elle va chez Mierger ou la boulangerie des Familles. Mais qu’est-ce que ça peut faire ? Tu veux pas plutôt aller à Saint-Ciers ? Il est bon leur pain aux graines. Non, elle ira à Sauveterre. Ça suffira un pain saintongeais. T’as pris les clefs ? elles sont pas sur la porte. — Dans la poule.  La poule en métal qui couve les autres trousseaux, les cinq clefs de chez Tata Ida, les trois au porte-clefs balle de tennis, les trois dont deux jaunes de chez ses parents, deux clefs de la mairie, les deux du terrain et du local de tennis dont une bénarde, une clef radiale à petits points pour je ne sais où, un gros porte-clefs coccinelle, une clef triangulaire et un jeu de trois clefs au porte-clefs confectionnés par Jeanne — un jeu de petites perles enfilées par de la ficelle de cuisine : des perles en bois, deux rouges une rose et une verte, à pois jaunes et blancs, une blanche à pois bleus et rouges, une plus grosse, annelée, orange, une oblongue violette ; et une grosse perle en pâte Fimo rouge, incrustée de cinq pois orange sertis de perles roses brillantes (il n’en reste qu’une). Elle ouvre, referme, monte dans la voiture. Merde, la carte ! Elle fouille dans son sac, enlève les lunettes de soleil qu’elle pose sur sa tête, écarte le smartphone, le portefeuille, la carte est là, entre les deux. Elle la retire par la languette noire qui semble servir de porte-clef. La carte dans la fente, elle démarre et part, en marche arrière. Marche avant, elle a oublié le CD de Low qu’elle vient de recevoir, Hey what ! Aujourd’hui elle prend la petite route ombragée qui suit les méandres de la rivière, elle ne passe pas comme d’habitude par le viaduc qui les enjambe toutes les deux, ainsi que la voie ferrée. Aujourd’hui elle prend le temps. C’est dimanche. Elle écoute la musique, les couches sonores distordues, grésillantes et parfois agressives, le tandem vocal néanmoins clair. À chaque descente elle laisse aller le Scenic, en roue libre. Elle voit que les places sont prises devant la boulangerie, elle se gare au parking de la médiathèque, presque vide. Quatre ou cinq personnes devant elle, elle sort de son sac le portefeuille café au lait, ouvre le côté porte-monnaie à fermeture éclair, tourne et retourne de l’index les pièces jaunes, rouges. Elle referme. Elle détache le bouton pression du portefeuille et l’ouvre en grand. La carte Vitale et une photo d’identité tombent. Elle les ramasse en soupirant. Elle glisse la carte verte sur le versant gauche par-dessus sa carte européenne d’assurance maladie, avec la carte bleue et son ancienne carte d’étudiante au-dessus, dessous la carte de tiers payant mutualiste, la carte Leclerc, et la carte Inter, la carte Brico, la carte de la déchèterie (et de l’autre côté des cartes de visite en carton, par deux ou trois, El’Art coiffure, garage Raffin, Proxi, Groupama Centre Atlantique, Infirmières D.E., Krys, CocciMarket, l’Espace Culturel (en papier), la Maison de services au public de Chalais, les ostéos, le kiné de rééducation vestibulaire, l’étiopathe, Charlotte). La photo du Loulou il y a une douzaine d’années, elle la glisse dans la petite pochette derrière, avec les autres photos d’identité (la petite famille à divers âges de la vie). Sur une petite table ronde, des prospectus, des annonces pour le moules-frites du comité des fêtes de Champagnac, la pièce de théâtre de Dakatchiz compagnie à Vibrac, encore un loto, la marche semi-nocturne de Saint-Simon, celle de Léoville le lendemain, la visite des carrières d’Heurtebise. Elle chipe le feuillet du théâtre et le glisse dans son sac. Madame bonjour… — Euh… vous avez plus de pain saintongeais ? — Eh non… il reste deux au feu de bois, des Sarmentine, farine de maïs, une boule de campagne, quelques baguettes classiques… — Des Gana… ? — Oui, elles sont dans le sac. — Deux alors. — Combien ? — Deux ! — Et avec ça ? Elle ouvre la pochette des billets, fouine de l’index le tas de tickets de caisse et de carte bancaire, un magnet carré blanc à flashcode orange Leclerc (Mes promos du moment) et un carnet de timbres de Noël (il en reste deux sur douze), referme et sort la carte Bleue, sans contact. Elle soupire. Merci, bon dimanche ! Retour à la voiture. Elle dépose les baguettes sur les places arrière. Ses lunettes retombent sur son nez, elle les jette à l’avant. Elle rentre. Non, détour au Crédit Agricole, à pied. Quelqu’un au distributeur, à droite de l’entrée fermée. Elle reste deux mètres à l’écart, cherche la carte Bleue dans le sac, en soufflant. Elle brasse de vive main ce qu’il contient : porte-monnaie   chéquier déchiré      carnet aux couleurs des Nymphéas de Monet (sa liste des lectures de 2020-2021)      carte grise et permis rose dans l’étui noir Groupama   dedans une liste de courses pliée en quatre un ticket de métro vierge   la carte électorale froissée deux carnets jaunes de bons pour un repas du collège Maurice Chastang   le stylo aux couleurs du club de bridge (avec ce corps étonnant habillé, de l’intérieur, d’un petit rouleau de papier à dérouler pour le lire ; il n’a jamais été déroulé)    un baume à lèvres hydratant en stick           un crayon khôl pour les yeux                 un ticket de carte bancaire chiffonné        deux clefs dans un anneau métallique    un cœur gris à deux trous qui doit être un bouton        dans une pochette intérieure : deux cartes à trous grises et flèche verte identiques (qui servent à quoi ?)      la carte d’identité des maires et des adjoints au maire dans l’autre pochette : trois doses de sérum physiologique Mercurochrome         porte-clef et télécommande des portes de garage (dont je n’ai plus le droit de me servir, pour avoir trop souvent laissé une des portes ouvertes en partant)         la carte d’identité (pas à sa place d’ailleurs)         neuf tickets de métro compostés     la vieille carte nationale écornée et déchirée de donneur bénévole de sang          deux cartes de la médiathèque de Haute-Saintonge    une carte de recharge de forfaits de ski (stations Flaine-Les Carroz-Morillon-Samoëns-Sixt) quatre autres tickets de métro compostés pas de carte Bleue. Bordel ! L’autre se retourne. Elle referme le sac, palpe les poches de son jean, devant, derrière. Ouf ! L’autre s’en va en pliant son billet en quatre. Elle glisse la carte dans la fente, tape sur l’écran, retire la carte et les billets qu’elle fourre en vrac dans le sac. Retour à la médiathèque. Elle rentre. Par la petite route, sur l’air et les sonorités plus calmes de The Price You Pay (It Must Be Wearing Off). Les barrières automatiques se sont abaissées, le train la rattrapera. (Ah ! mes lunettes de soleil !)

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme un vaisseau fantôme).

5 commentaires à propos de “#40 jours #14 | Dans mon sac à pain”

  1. Quelle verve ! Prévert n’a qu’à bien se tenir après un tel inventaire. Excellent

    • Grand merci Danielle. Mais me pardonnera-t-on ce petit méfait, d’avoir fouiller pour ma bonne cause dans le sac des filles ?