J’irais à l’hôtel dans ma propre ville, comme pour des amours post-adolescentes ou clandestines. Sauf que j’irais seule. Pas pour tromper ma ville. Pas pour tromper ma vie. Pour m’offrir un rythme de monotonie. Je choisirais un hôtel dans un quartier vivant sans être touristique – car ma ville se remplit peu à peu de touristes, à en déborder, et on les voit qui flottent, rejetés au-delà du rivage. De ma chambre d’hôtel on ne verrait pas la mer, on alors juste un coin, de très loin, car la mer, c’est trop grand pour écrire. En rentrant dans ma chambre, je reprendrais les notes notées ou dictées en chemin, ce que j’aurais glané. Je n’aurais pas besoin de les « mettre au propre », elles ne seraient pas sales du tout, et quand bien même ! c’est avec de la boue que l’on fait les meilleures briques. Directement, sans les recopier, j’écrirais ce qui m’en vient. Ce jour-là par exemple, après mon café quotidien au Marigny, sur le boulevard Notre-Dame, je serais allée jusqu’à la mer, aux Catalans. Boulevard de la Corderie, je serais passée devant un ancien kiosque à journaux transformé en bouquetière, et j’aurais alors pensé à regarder les nouvelles du monde sur mon appli, moins à cause du souvenir des périodiques qu’on vendait ici, que parce qu’avenue du Prado, un de ces édicules vend maintenant des coques de téléphone portable. Et j’aurais entendu le bruit de la guerre. Arrivée sur la corniche, j’aurais suivi un moment le lent mouvement de l’onde, accoudée à la balustrade, mais je ne serais pas descendue sur la plage. J’ai souvent écrit sur le sable, je veux dire sur du papier mais accrochée au sable, quand je fréquentais une autre mer, et l’immensité, l’assurance du retour du flux et du jusant, m’autorisaient à puiser les mots pour dire les souffrances. L’intérieur du cahier était tout granuleux. Autre permanence, je pense toujours à Mercedès et à Edmond quand je viens aux Catalans. La veille de ce jour-là, j’aurais découvert la rue Félix Frégier, parallèle à la corniche. Un immeuble cossu, ou plutôt une résidence qui se donne côté mer des airs romains, avec balcons, colonnes et pergolas, un domaine des dieux aux murs d’un rose délicat, avec une cour pavée, minérale, fermée d’une grille, où contre le mur coule une fontaine près de laquelle on lit « jeux interdits », cet immeuble donc masque la mer à l’arrière. On a ménagé, rue Frégier, un passage couvert pour les automobiles, bordé d’un trottoir à découvert, et dans les arches du passage, des fresques reprennent les îles d’If, les roches calcaires, la vue sur mer, avec un dessin et des couleurs naïves. Je serais retournée regarder ces images qui donnent à voir ce que leur support ne permet plus de voir, j’aurais médité sur ce trompe l’œil, ce trait d’humour, l’absurde, cette vanité, j’aurais pris quelques notes dans mon carnet. Au retour en traversant la place du 4 septembre je me serais souvenu de l’excellent café que l’on sert chez Cacio e Pepe, quelques fois essayé en début de séjour mais rejeté comme rendez-vous matinal car la terrasse est traversée par les usagers du bus, et la véranda est soumise à la chanson française.
J’aurais mis du temps à trouver mon habitude. Je suis difficile en matière de cafés, et Marseille est une ville de cafés bruyants, où les gens parlent fort, où les trottoirs sont étroits, où les vitres sont ouvertes en grand à la circulation. Et le bruit surajouté des écrans à terrain vert et petits bonhommes aux grandes chaussettes, des écrans à clips où on se déhanche en photoshopé, des zinzins zinzinant des enceintes invisibles, mais bien audibles, tout ça n’est pas propice à ma concentration. Marseille 2022 n’est pas Vienne 1900 – époque et ville pour lesquelles je n’ai au demeurant aucune nostalgie – ni le Paris de ma jeunesse où je m’asseyais à des guéridons de faux marbre cerclé de laiton, carnet et crayon, sur des banquettes en skaï orange, et regardais passer les gens, imperméables et gris, dans la rue de Rennes, sur la place d’Italie, ou place de la Sorbonne. J’écrivais alors un avenir non advenu. Une branche morte du passé.
Le Marigny a ses habitués que la serveuse et le garçon appellent certains par leurs prénoms, d’autres « monsieur » mais connaissent leurs goûts. Arriverait toujours presque en même temps que moi le matin une femme avec sacoche en bandoulière, souvent en rouge, les cheveux retenus pas trop strictement. Elle repartirait très vite, aussitôt avalée la noisette que le garçon lui servirait d’emblée. Henri dédaignerait d’un geste le croissant proposé mais demanderait un verre d’eau. Son ton et son allure trahiraient l’habitude d’être vite obéi. À l’intérieur, sur les chaises aux assises de velours bleu pervenche, il y aurait des hommes en chemisette et en pantalon de bonne coupe ; dehors en terrasse, des tatoués grisonnants avec casques de moto, des fumeurs, des bermudas en jean, des ouvriers du bâtiment, et même une jeune Anglaise en tenue courte et noire, baskets blanches, cheveux longs peroxydés retenus par un bandeau vert et orange. Je décrirais tous ces gens, et ils n’en sauraient rien. Je me souviens d’avoir été dessinée par un homme attablé à une table voisine d’un restaurant d’Aix-en-Provence où je déjeunais en famille. Ça m’avait fait drôle quand je m’en étais rendu compte, mais j’avais continué à lui prêter mon trois-quart face. Je n’avais pas vu le résultat final.
Rentrée de ma promenade, d’une durée variable, je me reposerais un petit moment. Ensuite j’ouvrirais donc mon carnet, reprendrais mon portable, je boirais un autre café et j’écrirais le quotidien à partir des notes du chemin. Il serait temps de déjeuner, et puis, aux heures chaudes, derrière les persiennes à peine entrebâillées, j’avancerais mon manuscrit, l’œuvre de longue haleine. Peut-être que je prendrais un meublé plutôt qu’un hôtel, pour pouvoir me préparer moi-même à manger. En tout cas le lieu serait frais, un bâtiment de pierre qui garde la fraîcheur, une pièce ombragée. Je mets de côté toute considération pécuniaire, ce texte est un rêve, un conditionnel. Le rêve surtout d’un emploi du temps libre de ces rendez-vous, de ces fractures, de ces tiraillements qui hérissent mon agenda. Rêve de pouvoir s’astreindre à faire tous les jours la même chose, au même moment. Dans une ville comme Marseille, on peut changer de vie en changeant de quartier. On ne va pas tomber à tout bout de champ, mettons rue Sauveur Tobolem, sur quelqu’un que l’on connaît, ou alors par le plus grand des hasards. Dans les villes moins grandes, c’est désespérant. On ne peut faire trois pas dans le centre sans rencontrer de connaissances. Il est impossible de se perdre dans l’anonymat, se trouver seule avec soi.
Je ferais une sieste en fin d’après-midi. Le début de la soirée serait le seul moment où je permettrais des fluctuations, des humeurs, des vagabondages d’organisation, où rien ne serait prévu, où j’irais retrouver, qui sait, les gens de mon entourage. Mais ils seraient pour la plupart partis en vacances et dans tous les cas les quitterais vite. Une fois ou l’autre, je ferais une virée à Castellane ou sur la Canebière pour voir un film au cinéma. Tous les autres soirs, quand tomberait la nuit, je lirais, jusqu’à sentir le poids du sommeil s’abattre sur mes yeux. Moi qui suis du soir, je me lèverais tôt pour profiter des heures où la chaleur n’accable pas encore. Car, bien sûr, ce serait l’été. Jamais je n’arriverais au Marigny après 7 heures et demie.
Très agréable Laure de lire tes mots dans ta ville Marseille et cela m’a fait du bien de revoir ces images au travers de ton texte. Bravo.
Ravie de t’avoir eue pour compagne de promenade, merci !
J’ai été transportée dans ce Marigny avec beaucoup de bonheur. Merci
Merci Elvire !
Quelle belle traversée!
Merci Anna !
j’aime beaucoup ce vagabondage-rêverie.