Rentrer ce jour là par Brochant — tu peux choisir de rentrer par Brochant ou pas. Rentrer les cheveux mouillés, enceinte jusqu’aux dents. Par Brochant. Passer devant le marché couvert. Puis prendre par la rue des Moines. Remonter la rue sur ta gauche, pour rejoindre le 58 une quarantaine de numéros plus haut; se souvenir qu’à cette époque la boutique de l’angle de la rue Truffaut et de la rue Bridaine est vide depuis des mois. Elle le restera longtemps. L’épicière avec son fromage et son pâté à la coupe s’est effacée, comme ses additions écrites à la main et sa blouse de nylon bleu et son tablier de coton. Ça te renvoie presque quinze ans en arrière, tu rentres souvent à l’aube. Tu as marché dans Paris; ta robe porte l’air de la nuit, d’un autre corps le souvenir. Tu passes par la rue Biot; tu descends la rue des Dames, tu prends Truffaut sur ta droite, devant le commissariat un flic fume. Parfois tu achetais des croissants à l’angle chez le boulanger de la Condamine qui venait d’entrouvrir sa porte. Tu les déposais sur la table en passant; ces croissants gros comme des crabes, puis tu te jetais sur ton lit. À l’époque des premiers temps tu penais souvent par La Place de Clichy le 95, c’était pratique, tu montais devant les Beaux arts avec ton couffin plein de couleurs et ton carton à dessins mal ficelé d’où s’échappaient des nus cornés. C’est vers dix huit heures, dépasser l’Indien rue des Dames, l’odeur de riz Coco, de nans, se dire qu’on y viendra tout à l’heure ou demain. Ou bien choisir le 66 et descendre rue des Batignolles s’arrêter au tabac pour les clopes, et la grosse Alice te sourit. Marcher pour le plaisir de trainer; blanche nette avec sa façade un peu grecque et son horloge arrêtée, c’est l’église à présent qui sourit. Prendre la rue Legendre sur la droite, passer devant l’autre église, au 69 vitrine de la scientologie. Rentrer une nuit par le pont Cardinet, longer les grilles. Regarder la voie ferrée. Les rails. Et les pigeons s’envolent battent gris le ciel grand ouvert. Se tourner apercevoir le manège immobile. C’est après un long voyage; descendre de l’automobile, avoir tourné longtemps, s’être garé rue Lamandé, près de l’école polonaise cette rue longtemps sans horodateur, ou se garer plus loin rue Boursault près de la Pastelaria Belem avec ses carreaux bleus et ses petits flancs comme repartir en voyage en rentrant. Croiser l’homme au chien entre huit et dix heures le matin ou vers dix huit heures. Rentrer un matin où il neige et savoir que rien ne sera plus comme avant. Rentrer en TGV prendre un taxi ce jour là. C’est Juin. Le 22. Croiser l’homme au chien devenu chauve et voir dans son visage qu’il sait ce que tu ne lui as pas dit. Des années plus tard revenir. Arrêter la voiture juste devant. Sonner. Repartir.
Comment faites-vous pour arrêter ainsi le temps et plonger dedans et le faire vivre ainsi, l’accélérer et le raccourcir tout en le laissant intact et si présent, si chargé d’émotions ? Quel voyage. Si loin, si proche, Retour ne ment. Je suis admiratif et jaloux de votre pouvoir. Merci Nathalie. Bravo.
(l’automobile hein) (longtemps au Pont Cardinet, l’immeuble du coin face au jardin, au premier étage les baies qui donnent sur les voies, je ne sais plus mais peut-être cent ou cent vingt cabines, on va prendre son combiné-téléphone et ses Chaix, on s’installe on met son casque on branche on dit « sncf bonjour » – deux dimanches et jours fériés sur trois, treize-vingt) (mon frère vivait au 120 Nollet, pour la café on allait au bloc)
Un Chaix je viens d’apprendre grâce à toi. Alors merci Piero.
Tout le dix-septième dans ton magnifique texte sur le temps qui passe.
Merci Nathalie !
Que de plaisir à vivre la ville ! Et quelle nostalgie aussi ! (j’apprends qu’il y a une pasteleria Belém à Paris ! 🙂 ). Merci, Nathalie !
j’aimais beaucoup cet endroit ( Lisbonne ce sera cette année il le faut)
tu m’as fait voyager… et même si je ne connais rien de ces rues, je les ai imaginées
et puis tu vois, encore la présence de la robe
j’ai adoré « ta robe porte l’air de la nuit, d’un autre corps le souvenir. »
merci Nat pour cette page…
ah zut la robe m’a encore échappé( merci Françoise)
Cela m’a rappelé l’époque où je vivais rue Biot, souvenirs… Merci.
Ugo, Piero, Fil, Helena, Françoise, Clarence merci beaucoup du passage
n’ai connu longtemps Clichy que jusqu’à Brochant, Jacquemont à la rigeur, et puis début juin le boulot me conduit rue de Tocqueville, et les Batignolles et les trains qui se croisent qu’on pourrait regarder des heures… j’aime ton rapport à Paris