Je n’écris pas dans la ville, écrire au sens matériel avec stylo carnet, ordinateur ou tout autre outil. Parfois j’essaie, j’emporte le nécessaire mais ces tentatives avortent de quelques gribouillis illisibles, il me faut alors me remémorer les circonstances, moi à tel endroit de la gare y faisant quoi? Les gens autour: ce couple devant deux cafés dans des gobelets en carton, une fesse sur l’un de ces tabourets hauts arrimés au sol autour de tables fixées par un support nickelé, cette mendiante hagarde, ces voyageurs inquiets traînant leurs valises à roulettes les yeux levés vers les panneaux d’affichage, pour me souvenir peut-être des trois mots griffonnés à la hâte dont je ne sais que faire. Dans la ville que j’aime parcourir à pied j’observe, j’écoute, je prends comme ces femmes chinant dans les accumulations d’objets abandonnés au bas de l’immeuble après un déménagement les pièces qu’elles récupèrent pour les réutiliser ou les vendre. Mes balades sont une quête de matériaux d’écriture que j’engrange dans ma tête, je compte sur ma mémoire pour faire le tri : ce dont je ne me souviendrai pas n’était pas important. Une sensation, la chaleur par exemple une après-midi caniculaire traversant une placette où deux adolescents s’envoient un ballon entre les arbres, le mouvement d’un passant qui me semble un instant l’incarnation d’un personnage, la disposition chaotique des bâtiments, des bribes de conversations, un mot seul qui fait écho à ce que j’ai écrit le matin, le précise ou le contrarie. J’emporte sans même ralentir le rythme de ma marche qui pour moi est soutenu même si je suis dépassée par la plupart des autres. Ce travail, si l’on peut dire, n’est productif que dans le mouvement. Si je m’assoies à la terrasse d’un café, mon regard flottant sur le fragment de quartier qui s’offre à ma contemplation ne m’apprend pas grand chose, je me replie sur moi-même, ressassant les sujets de préoccupation du moment. Dans l’autobus, je peux observer la vie de la ville au dehors si j’ai la chance d’avoir un siège près de la vitre mais j’entends ce qui se dit à l’intérieur. Cette disjonction entre ce que je regarde et les conversations souvent pénibles des autres voyageurs du bus m’empêche d’écrire dans ma tête. Je n’en retire rien sauf exception, sinon des idées de photographies. Il me faut projeter mon corps à travers la ville, sentir musculairement l’effort que représente arpenter les rues, la respiration régulière pour tenir longtemps contre la fatigue. Odeurs, bruits, paroles, cris, jeux de lumières, couleurs, étrangetés ou banalités, tout cela piégé comme si je tirais derrière moi un large filet de pêche alors que je déambule avec l’air de celle qui a une destination et peu de temps pour s’y rendre. Je déteste qu’on me regarde écrire, n’écris que dans l’intimité de ma chambre souvent très tôt le matin quand tout le monde dort. C’est dans ce silence particulier à l’aube que je convoque mes souvenirs de la ville, ce fatras d’observations, d’impressions, le bric-à-brac urbain glanés lors de promenades et y cherche la pièce manquant au puzzle du texte en cours ou les premiers mots épars de celui qui n’existe pas encore.
Merci pour de texte. les pièces du puzzle comme dans une ville dont on ne connait que certaines parties, sans lien entre elles. la sélection naturelle des images vues, entrevues. Tout cela me « parle ».
Votre commentaire me rappelle qu’en effet j’ai du mal à lier les parties de la ville, à les connecter entre elles, j’ai une perception fragmentaire. Merci!
Écrire tout le temps dans la ville… mais sans le moindre outil d’écriture.
Pas de carnet, pas de crayon. Tout se bouscule et s’organise dans la tête.
Bravo et merci pour ce texte enlevé !
Merci à vous d’être passé. Ecrire tout le temps oui, et que répondre aux élèves qui demandent combien de temps on met à écrire un livre?
Ce texte est la preuve que la méthode décrite est la méthode parfaite !
C’est la méthode non méthodique qui s’impose à moi (et le nombre de fois où je me dis que scrogneugneu j’aurais dû l’écrire j’ai oublié!).