Proposition #03 : Dans la glycine à sept reprises

Glycine 1 : mardi 16 juillet

Exubérance, puissance (soulève le mur, défonce la grille), sauvagerie – explosion de joie
Résistance (sécheresse)
Pachydermique dureté de la peau. Ressemble à de la rocaille (béton). Nature imite l’homme imitant la nature : tronc – abîme de la glycine.
A la fois animal et construction humaine ?
Écosystème : du tronc aux fleurs… Insectes – abri pour le chat (juste une queue rousse qui dépasse) – terrain de jeux pour les enfants
Un monde entier en miniature
impénétrable jungle impénétrable
Son ombre délicieuse
Son rôle d’écran ou de filtre : branches et feuilles par lesquelles la lumière passe, le paysage se transforme ou se traduit
Agressivité douce, lianes qui s’élancent à l’assaut, s’attachent, s’entourent amoureusement
Lianes-fouets
Haricots velus, petites bourses allongées, trésors

Glisser dans la piscine. Calembour

Glycine, glycémie : aspect sucré, on mange ses étamines
Tradition familiale, mes parents, mes sœurs mes filles mangent ce pistil. Pistil, étamine ?
Fleurs dans les cheveux, dans le linge, partout, jusque dans le lit
Intenses floraisons successives, scansion des saisons. Admirer puis ramasser feuilles, tailler, tailler
De l’extrême nudité à l’extrême densité
Véritable marqueur du printemps (fier, et soulagé par la fin de l’hiver, j’en envoie chaque année des photos à tout le monde)

Rôle social : admiration des passants, des voisins, des visiteurs
Sentimental pour la vieille dame d’à côté, son père qui l’a plantée
Penser à mesurer la glycine


Glycine 2 : jeudi 18 juillet

Le Robert : la glycine est une plante dicotylédone, d’origine exotique, à grappes de fleurs mauves, blanches ou rose pâle très odorantes. Et le Robert de citer Claudel, qui décrit « le monstre d’une glycine ». Mais un monstre gentil : le mot vient du grec glukus, doux. La glycine est cousine du sucre, voilà pourquoi il est normal d’en manger.

Rien à voir, pourtant, avec l’acide aminé du même nom, aux propriétés merveilleuses.

Sur internet, on ne trouve pas grand-chose concernant la glycine. Surtout des glycines à vendre, beaucoup de glycines à vendre, car la glycine est un peu la tarte à la crème des plantes grimpantes.

J’apprends tout de même qu’elle vient du Japon, ce qui ne m’étonne pas, ces gens sont raffinés. Et que son nom anglais est wisteria, « ce qui parlera aux amateurs de la série Desperate Housewifes » (je ne connais pas).

Plus intéressant, on peut lire que la glycine est toxique et irritante. Surtout les graines. « Attention à bébé avec la glycine !!! » peut-on lire. Essayons « glycine toxique » dans un moteur de recherche, et les articles alarmants se multiplient, bientôt je songe à occire ma glycine. Sur des forums, les parents font part de leur inquiétude des fleurs de glycine sont tombées sur leurs petites filles. D’autres parents, doctes et bienveillants, s’arrangent pour les inquiéter encore plus. C’est une floraison exubérante de commentaires alarmistes. Haro sur la glycine.

Quant aux chiens, certains sites leur promettent la mort s’ils ingèrent de la glycine.

Heureusement, on apprend ailleurs que les fleurs de glycine sont tout à fait comestibles, qu’elles sont délicieuses. Qu’on peut les déguster en salade, en beignets, en tempura. C’est une tradition en Provence, en Chine, au Japon.

On doit être patient avec la glycine, les internautes font part de leur déception, leurs glycines tardent à fleurir, ne poussent pas bien vite. Ce ne sont pas du tout des monstres. Sur jardinage.lemonde.fr, Stan se plaint de sa glycine qui le fait attendre depuis cinq ans. Seb lui répond élégamment qu’il faut être patient avec elle, « un peu comme avec une jolie fille ». Willy, plus pragmatique, ne rebondit pas sur cette image sexiste et raconte qu’il n’arrive pas à diriger sa glycine vers la direction qu’il souhaiterait, « on dirait qu’il ne faut pas touché la tête ! ». Là-dessus, je quitte internet.

Floribonde : adjectif disparu, « qui produit beaucoup de fleurs ». Floribondité.

Glycine 3 : vendredi 19 juillet

Je ne voulais pas choisir un être vivant, trop compliqué à circonscrire, mais finalement elle s’est imposée à moi, ma glycine. Parce qu’elle est constamment là lorsque j’écris (je sens sa présence, même si je n’écris pas dehors), lorsque je médite.

Elle est ma toile de fond, l’écran entre moi et le monde. A la fois barrière protectrice, et filtre par lequel je vois les choses. Elle capte la lumière du soleil, le soir, et la redistribue harmonieusement.

Ma glycine fait l’admiration du voisinage, ma glycine est connue dans le quartier. Les passant·e·s se haussent sur la pointe des pieds pour la voir par-dessus les canisses, et s’extasient lorsqu’elle explose de fleurs au printemps. Floribonde, ce mot semble avoir été inventé pour elle.

Mais elle n’est pas que fleurs. Elle est surtout feuilles et tiges, lianes qui s’élancent à l’assaut de l’espace. Si on ne la taillait pas un peu en été (on le fait, par discrétion envers le voisinage), son expansion ne connaîtrait pas de limites.

Elle est branches, tronc énorme, pied de pachyderme. Ses gigantesques bras reposent sur le muret, s’étalant sur plus de quinze mètres de part et d’autre du pied.

Peau ridée de pachyderme, de baleine ancestrale. Moby Dick que je pourchasse en vain.

Ou parfois, au contraire, béton. Ma glycine rappelle ces éléments de rocaille que l’on voit dans certains parcs : ponts, parapets, garde-corps de béton imitant l’aspect du bois. Ma glycine imite l’homme imitant la nature. Ma glycine me met en abîme, me donne le vertige.

Le béton, elle le domine. Elle le défonce. Le mur est soulevé année après année par cette puissance inouïe, on nous a d’ailleurs promis un écroulement prochain. Mais on ne va pas la couper.

Il y a aussi ces haricots, ces cosses velues d’un marron un peu triste. Elles annoncent la fin de l’été. Je les passerai sous silence, même si ma fille aime jouer avec. (Il faudra que je pense à lui dire que les gousses sont toxiques).

Ma glycine est tout un monde, elle abrite en été un nombre considérables d’insectes, arthropodes, petits reptiles. On y voit même la queue rousse du gros chat, qui vient dormir tranquille dans cette ombre délicieuse, suspendu au-dessus du paysage.

On y voit des enfants. Mes filles y ont appris à grimper.

On y voit des souvenirs. La voisine, âgée de quatre-vingts ans, est tout émue lorsqu’on évoque la glycine : c’est son père qui l’a plantée, il y a quatre-vingts ans. Hommage à cet homme de l’ancien temps, quand c’était un village, ici.

Elle rythme les saisons, elle dicte le temps. Mon emploi du temps. A un moment, il faut ramasser les feuilles : ovales, toutes de la même taille ; trop petites, elles échappent au râteau, alors on s’agenouille, on les ramasse à pleines mains, on les embrasse. A la fin de l’hiver, il faut la tailler. Aussi court que l’on veut : elle rejaillira plus exubérante que jamais.

Mais on attend surtout le printemps. Cette explosion de fleurs sur les branches encore nues. C’est presque un peu trop, c’est ostentatoire de la part de la glycine. C’est alors que l’on peut déguster ses fleurs. Mes filles m’en amènent une, de temps en temps. C’est une saveur de mon enfance, je me revois dévoilant le cœur de ces petites fleurs, retirer le pistil, le laisser fondre dans la bouche.

Et puis en été, ça y est, on peut s’asseoir à l’ombre de la glycine, lire, écrire là avec cette qualité de lumière si particulière. Distinguer quelques éléments au-delà, les éléments que la glycine aura choisi de dévoiler.

Glycine 4 – mercredi 24 juillet

Ma glycine s’implante au pied du muret en béton qui sépare le jardin du potager en contrebas. Son pied, large de plus d’un mètre, suffirait à lui seul à forcer l’admiration des passants et à susciter la jalousie des voisins. Mais ma glycine ne s’en tient pas là. Ses branches, ses tiges, s’étendent sur quinze mètres de part et d’autre du pied. Au printemps, cette extension se poursuit dans le sens de la profondeur : ses lianes préhensiles se lancent à l’assaut de l’espace, enlaçant amoureusement les plantes et les choses qui se trouvent à sa portée.

Ma glycine fut plantée il y a environ quatre-vingts ans par le père de notre voisine (elle-même âgée aujourd’hui de quatre-vingts ans). Du coup, celle-ci est très émue lorsqu’elle évoque notre glycine, et particulièrement remuée lorsqu’au printemps, la plante repousse dans toute sa splendeur. Si on ajoute que ma fille cadette porte le même prénom que notre charmante voisine, on comprendra que cette glycine est le lieu et le vecteur de considérables émotions.

Je n’avais pas pensé particulièrement à écrire sur ma glycine, mais on peut dire que ma glycine s’est imposée à moi. Elle est pour ainsi dire venue me chercher, avec ses lianes qui sont autant de doigts tendus. Difficile de l’ignorer. Ma glycine rythme mes saisons. Au printemps, l’incroyable exubérance de sa floraison — sa floribondité — provoque l’enthousiasme et met la joie au cœur de celles et ceux qui la regardent. Il est possible aussi de regarder à travers elle : ma glycine, placée en surplomb du paysage urbain et ferroviaire qui s’offre au-delà du jardin, constitue la toile de fond de mon existence. Elle est la trame lumineuse de ma vie, l’écran entre moi et le monde. Je n’ai de visions du monde que celles choisies pour moi par ma glycine.

Ma glycine est tout un monde à elle seule. Mes filles ont appris à grimper sur son tronc. Mon chat s’y dissimule (mal). Rejoignant une tradition ancestrale, nous dégustons ses fleurs au printemps. En été, elles fanent et flânent, se jettent follement dans l’air. J’en retrouve dans mes cheveux, dans mon verre, jusque dans le lit. Je ne peux l’oublier un instant, ma glycine.

Puis vient le temps des gousses remplies de graines, qui certes sont le signe de sa fécondité, mais marquent aussi le début de la fin. Bientôt, il faudra ramasser à pleines mains ces milliers de petites feuilles, assez quelconques dans leur forme, assez uniformes dans leur taille.

L’hiver, il faudra la tailler sérieusement. Pour limiter sa formidable expansion, mais aussi pour préserver sa santé ; c’est du moins ce qu’on nous a dit. Comme s’il fallait la protéger elle-même contre son propre appétit de vivre. A cette occasion, on tombe sur de gros morceaux de bois mort. Ceux-ci tranchent violemment avec la vitalité de la plante. Alors que les parties vivantes font penser à de la rocaille, de par leur épaisseur et leur dureté, les tronçons morts semblent avoir pourri en accéléré et s’effritent facilement si l’on y met le doigt, comme s’ils avaient séjourné dans l’eau.

Glycine 5 – lundi 29 juillet

Départs de tiges-lianes partout sur le tronc, comme des départs de feu.

Lianes à l’assaut du monde comme doigts et mains qui se tendent.

Sa tendance infinie à l’expansion. A l’exagération (floribonde).

Son exubérance, qui confine à l’exhibitionnisme.

Quand elle fait éclater le béton : c’est un peu la revanche de la plante sur l’homme.

Glycine 6 – mardi 30 juillet

TLFi :

Pistil : subst. masc. BOT. Organe reproducteur femelle, situé au centre de la fleur, généralement composé de l’ovaire, du style et du stigmate. Pistillé, ée : qui est pourvu de plusieurs pistils et dépourvu d’étamines.

Étamine : subst. Fém. BOT. Organe mâle de la fleur (chez les plantes phanérogames), généralement constitué du filet et de l’anthère, situé entre la corolle et le pistil.

Dicotylédone : Adj. BOT. Qui a un embryon à deux cotylédons.

Cotylédon : subst. masc. BOT. Expansion latérale de l’embryon végétal qui, généralement, est charnue et contient les réserves nutritives nécessaires au premier développement de la plante. Synon. feuille séminale.

Glycine 7 – mercredi 31 juillet

Je vis aux côtés d’une glycine, que j’appelle abusivement ma glycine. Elle ne m’appartient pas vraiment, elle est farouchement indépendante, même si tenir le sécateur peut me donner en hiver l’impression de la dominer. Ma glycine fait l’admiration de tou·te·s, lorsqu’au printemps elle s’emploie à tirer un feu d’artifice de fleurs. Cette exubérance est pourtant presque un pléonasme, concernant la glycine ; il suffit de se promener un peu en ville pour observer de nombreuses glycines épatantes.

Constituant un véritable mur végétal le long du jardin, ma glycine redistribue le soir la lumière du soleil, et propose chaque jour de nouveaux points de vue sur un paysage qui serait, sans elle, relativement banal. Généreuse, elle est aussi un terrain de jeux pour les enfants (qui peuvent en prélever des morceaux sans qu’elle en soit affectée), pour les chats, pour les insectes. Elle dispense également, aux heures les plus chaudes, une ombre délicieuse. On peut lire sous cette glycine. Il faut s’attendre à voir tomber de temps à autre une de ses petites fleurs entre les pages du livre. On en retrouvera aussi dans les cheveux, dans le lit, partout.

Il est possible, et même souhaitable, de goûter ces fleurs. Non pas que la saveur en soit exceptionnelle, mais cela donne une meilleure compréhension de la glycine, et avive de profonds souvenirs.

Ma glycine est animée d’une force incroyable. Elle soulève le mur, défonce le béton, écarte le grillage de ses doigts puissants. Ses bras énormes, reposant le long du muret, semblent eux-mêmes faits de pierre ou de béton ; mais la sève y circule.

Sa vitalité est un exemple moral pour nous, il faut y penser lorsque nous nous sentons abattu·e·s, prêt·e·s à renoncer. De même, son expansionnisme, cette façon de se lancer à l’assaut du monde, de faire feu de tout bois.

Ses qualités, comme ses feuilles, sont innombrables et nous n’en feront jamais le tour, il faut l’accepter. Et l’aimer, ma glycine.

A propos de Jean Poussin

Eternel espoir, prometteur dès le collège puis le lycée, j’approche aujourd’hui la cinquantaine sans avoir fait mes preuves. Ma professeure de français, au bord de la démence sénile, ne se souvient que d’un seul nom aujourd’hui : le mien. Je m’appelle Jean Poussin, et à vingt ans ce nom était promis aux plus belles gloires. Depuis, je n’ai cessé de décevoir les attentes placées en moi, avec une certaine constance dans l’échec et le refus de me confronter véritablement à l’écriture, qui est pourtant le centre de ma vie. Je travaille dans le milieu de la culture, plus précisément dans celui de l’art contemporain, où la fréquentation régulière des créateurs·trices me permet d’entretenir mes jalousies et mes frustrations. Cela m’a également amené à publier quelques textes sur des artistes, une douzaine en quinze ans. Depuis, j’ai abandonné ce genre, pour me consacrer au portrait : je suis devenu le biographe officiel de tous les membres de ma famille. On m’emploie aussi pour les discours d’enterrement. J’ai toujours travaillé en solitaire, mais aujourd’hui, j’ai décidé de partager un peu ce que j’écris, avec une certaine timidité, mais ce qui se passe dans cet atelier m’attire beaucoup.

9 commentaires à propos de “Proposition #03 : Dans la glycine à sept reprises”

  1. J’ai beaucoup aimé 1, 2, et 3. Je me retrouve bien dans votre texte car j’ai moi aussi une histoire avec une glycine.
    J’ai particulièrement apprécié le passage qui reprend des forums de discussion sur internet, c’est une chose que je cherche souvent à faire et je trouve ça très plaisant, vivant, juste, de rencontrer internet dans un texte. Il me semble que les trois premiers textes sont plus neutres, moins « autobiographiques » (ce n’est sans doute pas le mot le plus exact pour dire ce que je veux, mais je n’en trouve pas d’autre dans l’immédiat) et je préfère quand il y a cette légère distance. Pourquoi ? J’ai l’impression que cela crée un espace où le lecteur peut se glisser, y compris avec sa propre glycine (et pourtant on sait combien c’est encombrant !). Lorsque – il me semble – vous reprenez une forme plus « ordinaire » avec « je » et « ma », c’est plus difficile pour moi en tant que lectrice de m’y retrouver. Et peut-être que la glycine est plus libre que proprieté…? Voilà, c’était une tentative pour dire – et, ce faisant, comprendre – mon sentiment de lectrice et compagne de glycine.
    Bonne journée !

  2. Et bien, j’ai lu avec un énorme plaisir ce texte sur votre glycine, beaucoup aimé la 3, il me semble que tout est dit là. Mais la 1 aussi, qui fonctionne un peu comme l’aide-mémoire de tout ce qui sera déroulé, et finalement tout le reste ! Il y a matière à quantité de haïkus ici ! Bien sûr, j’ai moi aussi une histoire avec une glycine (J’avais une glycine en Cévennes… pour faire écho à une autre histoire ! https://les-ateliers-du-deluge.com/2015/02/21/javais-une-maison-en-cevennes/).

    • Merci, c’est beau votre texte ! Et cette maison dans ce si beau pays des Cévennes.

  3. Merci pour cette belle évocation de la glycine. J’ai aimé le mot floribonde et suis un peu jaloux : jadis floribonde et exubérante, ma propre glycine – qui comme la vôtre n’est pas tout à fait la mienne – n’a donné ce printemps qu’une seule fleur.

    • Merci pour votre commentaire ! C’est pas mal de discuter jardinage, aussi. Quant au mot floribonde, je me suis aperçu après coup qu’il est employé par Ponge… dans son texte sur le mimosa !

  4. jamais eu de glycine à mon grand regret, merci de partager la vôtre si volubile et généreuse, on se prend de passion pour ces recherches. La glycine de même âge que la voisine c’est bien joli, mais toutes ces petites notations, la queue du chat, le gout du pistil, les filles dans cette mère glycine mer de fleurs….