C’est simple, il faut longer le Prinsengracht sur presque toute sa longueur, juste avant Rozengracht bifurquer dans une des rues sur ta droite. C’est pas sûr, mais c’est peut-être Laurierstraat, je crois c’était là. Autre possibilité, si tu viens du centre, depuis Single, c’est prendre Herengracht, la remonter jusqu’aux 9 straatjes, tu les traverses et tu y es direct. Tu reconnaîtras la devanture bleue et puis il y a toujours des cageots remplis de livres à l’entrée, tu peux pas te louper.
Une heure que je marche dans cette chaleur. Ma peau est poisseuse, presque collante. Même les arbres recherchent l’ombre. Les façades s’illuminent et se reflètent dans l’eau du canal. La cité grouille de mouvements, les rares voitures à s’être aventurées dans les rues étroites des canaux, se font réprimander à coups de sonnettes. Un poids-lourd s’est arrêté sur la route bloquant la circulation, ses phares qui clignotent, la radio s’échappe par les vitres ouvertes. Derrière, les coups de klaxon, les portes claquent, on l’interpelle. Les touristes traînent de grosses valises à roulettes. Lenny Kravitz promeut la nouvelle brosse à dents d’Oral B. Le pied léger des coureurs sur le pavé. Des bris de verre, des débris, deux pigeons se partagent une barquette de frites sur un bout de trottoir. Droits comme des princes, les cyclistes foncent avec grâce, évitant les rails des trams, contournant les obstacles et ignorant les règles de la circulation. Le doigt sur la sonnette, prêts à faire sursauter les piétons inattentifs. A chaque virage, un pont enjambe le canal et dessine un relief à la ville plate.
J’ouvre Google map, suis le point bleu. J’ai bien longé Herengracht et était-ce Prinsengracht. Mes yeux sont plissés par le soleil, une passante laisse un parfum sucré dans son sillon. Je n’arrive à rien voir sur l’écran avec toute cette lumière. Là, des travaux coupent la rue. Un trou est creusé dans la chaussée, protégé de barrières métalliques et de grands panneaux jaunes. Il n’empêche, j’ai quand même envie de voir comment ils ont éventré la rue, comment ils ont retourné la terre, ouvert le goudron, afin d’en cisailler les entrailles. A l’intérieur, on voit des câbles et du sable. Maintenant déserté, comme le théâtre d’une bataille perdue d’avance, le trou apparait telle une blessure béante qu’on aurait oublié de soigner. Les gens passent devant sans se retourner, seul un vieil homme est accoudé à la barrière pour partager le spectacle avec moi. Je profite de ce début de complicité dans l’immobilité pour lui demander mon chemin. Mais son rire aussi sonore que surprenant me décourage. Et puis j’ai oublié ce que je cherchais, j’ai trouvé autre chose.
Merci aussi pour ce texte Irène ! J’aime bien la chute. Ce trou dans la chaussée et ce trou de mémoire ! Avec au bout, perdue ou pas, le texte et ce drôle de bonhomme au rire éclatant. Et puis cette façon si fluide que tu as de capter des bouts de ville pour la rendre visuelle, sonore. Toutes les sensations sont convoquées. On y est.