« Il m’était apparu que tous les êtres humains se divisaient
entre ceux qui voulaient avancer
et ceux qui voulaient retourner en arrière.
Ou pourrait-on dire, ceux qui voudraient continuer à avancer
et ceux qui voudraient être arrêtés dans leur parcours
comme par l’épée flamboyante. »
Louise glÜck, nuit de foi et de vertu
Mathilde a quitté la ville, elle ne sait pas si elle va y revenir.Elle dit cela à chaque fois. Elle a trop aimé son village d’enfance où tous les jeux d’exploration ou presque étaient permis, où on demandait l’heure au clocher sans se soucier d’arriver en retard à la maison. Les débordements étaient rares et quand ils se produisaient les gueulantes parentales et les promesses de privation de sortie avaient tôt fait de remettre les règles domestiques d’aplomb.La confiance était là, la liberté complice. Aucune véritable crainte de laisser les gamins caracoler dans la Nature. L’éloignement se calculait en kilomètres à pied. 5 Kms était un bon chiffre. Il y avait un endroit précis pour chaque saison. Et les rendez-vous n’avaient pas besoin d’être planifiés. Il fallait suivre le chef de fratrie, les copains et copines faisaient pareil. Il y avait une hiérarchie de compétences implicites et des responsabilités d’aînesse qui n’enlevaient pas les rivalités et les dissidences.Mais grosso modo ça suivait. Il n’y a jamais eu de guerre de boutons dans les rangs, on était à l’époque de la fermeture éclair métallique et des godillots à lacets. On marchait… on marchait… on rodait… on prospectait… on était libres … de 7 à 12 ans seulement pour les filles. Mathilde s’en souvient. Elle a perdu l’habitude de vagabonder dans la garrigue assez brutalement. Elle a appris le grand secret des menstrues un jour de vaisselle, un week-end, devant l’évier. Elle a perdu une occasion de se taire. Elle a posé la question à cause des grandes filles du collège qui font des chuchoteries autour des toilettes de la cour. Un grand rassemblement d’un jour devant une porte ouverte, et des exclamations de dégoût tout à fait disproportionnées. Que les toilettes à la turque puent n’étaient pourtant pas un scoop… Mais là, s’y passait quelque chose d’extraordinaire. Mathilde se fraya un point de vue entre deux épaules de fillettes et vit la chose abominable ! Elle s’écarta aussitôt pour en savoir un peu plus en interrogeant les filles les moins gnangnans… Elle sut instantanément,ce qu’elle devait dorénavant, jusqu’à désormais savoir ! Les filles saignent … et doivent utiliser des sortes de pattes – chiffons de tissu en coton pour ne pas salir leur culotte. Il en faut beaucoup parce que ça commence doucement, mais ça se prolonge pendant trois jours en augmentant puis en diminuant… Trois jours à se demander si l’on ne va pas tacher la chaise de la classe ou du réfectoire. Trois jours entre fierté et confidences. Trois jours où la vie scolaire paraît secondaire.Trois jours à se demander comment on va laver tout ce sang, surtout pas au lavabo à l ‘eau chaude, ça cuit le sang comme le boudin ! Il devient vert de cuivre, voire noir… heureusement, l’eau des couloirs est froide. Reste à trouver un endroit pour que ça sèche sans puer… C’est une autre paire de manches… Aucun souvenir de l’intervention des bonnes soeurs pour ces questions logistiques. Mais un miracle se produisit un jour lorsqu’on apprit qu’il existait un placard spécial où étaient stockés des paquets de protection en cellulose qu’on appelait « couches », et qu’elles étaient distribuées par la Mère Supérieure pour contrôler mensuellement le bon déroulement des cycles de la communauté. Aucun souvenir d’avoir vu distribuer ce trésor de guerre aux grandes du collège . La plupart rentraient en fin de semaine en famille et le mystère de leur équipement personnel nous était caché. Mathilde raconta l’histoire de l’attroupement du scandale à sa mère qui se figea, et sortit ses gants mapa rose bonbon de la mousse du baquet à vaisselle. Moment suspendu… Comme dans un film…Elle ne se retourna pas. Prit sa respiration tandis que Mathilde continuait à essuyer une assiette avec un torchon de plus en plus humide. – Il y a longtemps que je voulais t’en parler… et bla bla bla bla bla bla bla… Mathilde ne se souvient plus des explications. Elle se souvient de son sentiment de gratitude d’être devenue une confidente privilégée des propos maternels au sujet de la vie. Elle avait perdu abruptement un pan de naïveté de son enfance, elle avait gagné une complicité nouvelle, très inattendue et jamais démentie par la suite. Plus tard, c’est avec pas la moindre once d’angoisse qu’elle lui parla de son premier sang ,plutôt discret. Sa mère lui montra puis ouvrit le placard à serviettes ,avec le mode d’emploi et les consignes pour que les garçons ne soient jamais au courant. Elle expliqua aussi, qu’à son époque, aucune femme autour d’elle n’avait pris la peine de lui expliquer ce phénomène réservé aux filles pubères et que Mathilde avait beaucoup de chance qu’elle ait pu l’avertir en amont de l’événement, grâce à son étonnement devant les cris des grandes filles et les questions qu’elle a su poser à ce sujet. Mathilde ne perdit donc pas sa virginité, avant de l’avoir décidé.
MATHILDE EST PRÊTE
Quel texte marquant, et tout à fait réaliste, les détails exacts, comme en version fille, un « cheval d’orgueil »
Merci Françoise ! Oui, c’est bien « version fille »et passablement revendiqué en prime…Tellement de choses du corps qu’on n’a pas encore écrites de façon réaliste mais poétique, à distance… Vous faites peut-être allusion au livre de Pierre-Jakez Hélias adapté au cinéma par Claude Chabrol en 1980. Ce film m’a marquée à cause de Jacques Dufilho (Sa psychorigidité, son port de tête et son regard en billes noires d’angoissé…) et pourtant je l’avais oublié.Je n’ai pas lu le livre. Oui, les détails sont retrouvés un à un, ou plutôt énoncés un à un comme indices et point de départ de narration possible, avec pour moi, un souci de fluidité et d’accompagnement de l’émotion rétrospective.Il y a longtemps que je travaille sur l’idée d’écrire quelque chose qui soit filmable. Et j’ai déjà mis dans mon casting Sandrine Bonnaire pour incarner la mère … C’est vous dire si ça me travaille… C’est le personnage principal ! https://www.leslibraires.fr/livre/1256753-pierre-jakez-helias-et-le-cheval-d-orgueil-le–mannaig-thomas-emgleo-breiz
j’aime beaucoup le village d’enfance la liberté (de 7 à 12 ans pour les filles, sans doute parce que « les filles saignent ») et le regard de Mathilde sur ce chemin de sang
Mathilde a de la chance, mais elle l’a compris sur le tard. C’est la femme d’aujourd’hui avec ses doutes, ses bravades, ses hontes et ses victoires. La petite fille à l’intérieur bien cachée, mais pas protégée autant qu’on le voudrait. Le sang toujours coule et la condition menstruelle est un privilège autant qu’un poids L’androgynie comme une tentative d’échappatoire parfois. La Ménopause comme un soulagement et une nostalgie d’enfant ( pas toujours). Beaucoup à écrire encore pour faire comprendre et respecter cette intimité là, sans prescription… Du boulot ! L’enfance est un silence qui crie et qui rit sous cape. La prolonger c’est la sauver du désastre.