… claquer la porte, descendre en courant au long des escaliers et des plateformes identiques qui se succèdent. Du béton brut, du gris, un peu de néon pour éclairer le tout, descendre dix marches, tourner, descendre dix marches, plateforme, courir, tourner, descendre dix marches, plateforme, et ainsi sur quatorze étages, encore deux ou trois niveaux, sous-sols. Ouvrir la porte lourde directement dans la salle des lessives, étuve fascinante avec ses quatre machines à laver collectives, leurs hublots larges, leurs commandes aux boutons ronds marqués de sigles, les tuyaux jaune et bleu, quinze jours de lessive à rattraper en une journée, linge sale, linge propre, une épreuve épuisante. Rejoindre l’étage au-dessous, mettre en route la soufflerie, véritable usine à vent chaud, chaque lessive dans une cage séparée en longueur, séchant au vent artificiel dans une cacophonie de fin du monde. Par une porte à peine visible, retrouver des escaliers, sombres, étonnamment poussiéreux, les prendre sans réfléchir, et arriver à un étendage d’un autre temps, un simple fil, peut-être double, dans une cave en terre battue, humide, éclairée par une mauvaise ampoule, une odeur à la fois d’urine et de fioul, la cuve est là, elle trône, puante, et il doit y avoir de vieux WC dissimulés, le linge pend, oublié…. Une porte fermée d’une lame de fer qui se rabat libère un loquet — un plafonnier s’allume — invite à descendre vers une cave plus petite et plus noire, la cave aux sirops, elle sent bon celle-ci, elle sent l’amour. Nouveau passage étroit, le plan incliné casse les genoux, une façon de marcher mal commode et tordue pour entrer dans une grande salle de pierre taillée, pierre blanche, blocs énormes. Dans la salle, une stèle posée sur un socle, lourde de plusieurs tonnes, et quelque part dans le mur, une ouverture et de la lumière, venue d’où ? Méditer dans le lieu ancien, puis poussée à continuer, se remettre en route, ne pas s’arrêter, satisfaire l’impérieuse envie de se couler dans la pente de sable qui, du fond de la salle, disparaît sous l’immense bateau de bois et de cuir lentement construit pièce après pièce, jouet géant qui ne naviguera jamais, sauf vers d’autres univers, en faire le tour à pas ralentis au long d’une rampe en escargot qui creuse les dessous du monde, vertige, mais le temps presse, courir, traverser un encombrement de vieux outils, de malles de vêtements, redingotes, blouses en dentelles, pantalons à boutons et vestes de pêche, un fatras à débarrasser pour avancer, puis des sommiers, des tables de nuit, des buffets alourdis de livres de mathématiques, de dictionnaires latins et de romans de gare, à force d’écarter tout ce bazar, la course peut reprendre le long de couloirs indescriptibles. Comme si, à un escalier ordinaire, on avait donné une pichenette, provoquant une glissade de marches sans pour autant les aplatir, reste à dévaler un chaos d’arêtes étroites bordées de canaux d’adduction remplis d’eau claire courant dans des conduites de tuiles, suivre le labyrinthe de bifurcations, avec des semblants de solutions inutiles, car butant sur des impasses, des canaux aux flots d’eau fraîche qui sautent de seuil en seuil et s’enfoncent par une grille ouvragée dans le sol, vers quels abysses ? L’impérative envie stoppée par une nouvelle porte, elle découvre une cabine d’ascenseur à la commande unique : la lettre D, le doigt à peine posé la descente s’enclenche, vers d’autres dessous, d’autres caves gigognes imbriquées les unes dans des autres selon une mécanique sans règle, une cartographie aux repères perdus. À l’arrêt suivant, la cave est remplie de lits pliants, une bonne centaine en divers états, à rapprocher de l’ascenseur, travail harassant effectué dans une atmosphère de soirée chez le lièvre de Mars, ordres et contre-ordres diffusés par des haut-parleurs dissimulés, les tris à refaire plusieurs fois, les critères changeant au fur et à mesure ! Puis la cage d’ascenseur se réouvre, échapper à la corvée, la descente reprend, la chaleur devient gênante, il faudrait quitter les bas-fonds, mais tout concours à la pente, à la déclivité, à l’enfoncement, il est sans doute trop tard pour arrêter l’appel à descendre. Les murs ne sont plus humains, la pierre est excavée par le temps et les excès volcaniques, une voute naturelle de pierre noire, tourmentée, fendue d’un passage de rivière asséchée, large saignée dans le sol. Le gigantisme de l’espace soufflé par la tourmente géologique contraste avec le passage vouté semblable à l’entrée d’un jardin romantique, l’arrière-fond noir charbon confirme que le chemin des confins ne s’arrête pas là, la balade des profondeurs n’est pas terminée. Depuis la soufflerie enterrée se sont ouverts les passages, caves d’enfances, Pyramides, tunnels à aiguilles gallo-romains, garages d’Avignon, grottes de Jeju-Do. C’est à présent une certitude : il n’y a pas de fond, chaque lieu fait surgir le suivant — mais le mot est impropre quand il s’agit d’invagination, de concavité, de courbure, de voussure, d’arrondi, d’inflexion, de fléchissement, de courbe, de galbe, de cambrure, de cintrage, d’incurvation, d’arcure — reste à franchir le passage cintré et à se fondre dans le noir. Plier le linge sec, le remonter en paniers jusqu’à l’appartement et le repassage durerait plusieurs jours.
Rejoindre, dans un esprit de réalisme magique, des lieux réels, des expériences, les traverser sans autre motivation que descendre plus bas, lieux chargés d’affects soudain libérés de tout poids de par leur agencement dans ce qui se crée, s'écrit. Simple rêverie ? Sans doute
beau contraste avec la photo !
(merci de la lecture) les photos me prennent un temps fou à « voir », puis à trouver, depuis le début j’essaie qu’elles créent un effet (décalage) (ou fausse piste) un choc (meme petit) avec le texte – sujet à reprendre un de ces lundis, (du pourquoi faire comme-ci ou comme-ça)(surtout quand n’est pas photographe)(le rapport à l’image)
(c’est pas mal l’idée de décalage avec la photo – elles le sont toujours si tu veux voir puisqu’elles fixent un moment particulier qui ne reviendra jamais) (ici – pourtant – comme au grand 8 « tout concourt à la pente » – mais au contraire dans ce jeu (s’amuser à se faire peur) on a la certitude qu’on n’ira pas au fond…) (il y a dans les images quelque chose de l’illustration de la fiction – montrer quelque chose qui n’existe pas (ou seulement plus) mais le montrer quand même) (pour le repassage, comme il fait un petit chaud, ce sera pour un autre jour, si tu permets…)
Le mouvement te va comme une descente . Et l’amour sent le sirop. C’est beau
Oui on est à bout de souffle à la fin presque content de n’avoir à remonter qu’une pile de linge. J’ai adoré Merci