#40jours #04 | vers la plage

reprenons le cours des choses : la route qu’on prend en sortant, à droite, devait être sans doute goudronnée mais il n’y avait pas de trottoirs (je m’en souviens comme d’hier – je devais avoir cinq ans cependant – : le bruit des petits cailloux éjectés par les pneus de la quatre-chevaux dont j’avais malencontreusement desserré le frein à main et qui commençait de rouler sur la pente (encore que malencontreusement soit peut-être un peu impropre : j’avais peur qu’il ne soit pas suffisamment serré, mais lorsqu’on tirait sur ce petit manche entre les deux sièges avant, le frein se débloquait, ainsi qu’il en est d’habitude certes; le « malencontreux » ignorait le mécanisme – et la voiture, dont les portes avant s’ouvraient à l’inverse de sa marche ordinaire glissait doucement sur ce macadam vers la pile droite du pont – elle s’y fichera dans les douze ou treize secondes suivantes – encore un bruit) – la route quant à elle, goudronnée oui continuait alors au delà de la première station service (ainsi nommait-on les officines distributrices d’essence non encore titrée en plomb) croisait la grande route (celle-ci allait du Kram à la Marsa, nommée de la Goulette) et descendait encore vers la mer – sur l’autre coin se tenait une autre station-service – une bonne centaine de mètres descendants qu’on parcourait pieds nus, piquaient les plantes les petits cailloux, ça faisait presque courir je ne pense pas qu’on prît de serviette non plus que de chapeaux – je ne me souviens plus très bien de nos habitudes (cette année-là au même mois, on devait y aller tous les jours) – toujours goudronnée, toujours meublée de petits cailloux et de poussières beige clair, elle continuait passant devant des villas blanches aux jardins ornés de fleurs colorées (lauriers bougainvillées d’autres encore certainement – de l’ombre aussi, mais celle-ci est sans odeur) – il y avait là, sur la droite en première ligne comme déjà évoqué, la maison de R. un petit promontoire en rochers partageait l’accès. A droite, des rochers, et évidemment quand même la flotte, son écume, ses vagues parfois et sa perspective vers la baie entière, au fond la montagne, le vent et le soleil; à gauche un plan incliné qui transformait un peu la poussière en sable clair puis la plage elle-même. Brûlante. La course, alors, oui. Les cris, la joie. Il existait alors une espèce de barrière rocheuse à quelques mètres (à peine dix) du rivage (ici le rivage reste le même, la mer vient et repart dans les mêmes limites) : nous autres les enfants n’avions la permission de nous baigner que devant cette barrière (« derrière les rochers » avait quelque chose du territoire interdit, quelque chose de sacré, proche d’une nature différente et féroce, cruelle et défendue, maudite sans doute; là-bas on y risquait sa vie, on tutoyait la mort qu’on ne nommerait pas, surtout, par noyade ou emporté.es par quelque espèce inconnue aux dents longues et acérées). Là-bas, au delà le bien nommé, on n’en discernait pas le fond tandis qu’ici, tout était clair, le bleuté à peine de l’eau se confondait avec la vision claire simple juste du sable alors qu’on avait plaisir à fouler. Cette barrière aujourd’hui disparue (elle a été remplacée par un mur de béton, une esplanade du même métal, une route si je vois bien les images : l’endroit est protégé comme on dit, fermé enfermé clos de gardes armés uniformes casques guérites barrières, donnant accès à un héliport – goudron, marquages d’un cercle discontinu et blanc (ah non, c’est un polygone carré aux angles arrondis) : il faut sans doute dire que le lieu jouxte le palais présidentiel de la petite république (les images des palais du turc ou du russe avec leurs milliers de pièces salles de bains chambres hammams ou saunas, salles de cinémas et autres joyeusetés dictatoriales et autocratiques) – on a retrouvé dans les murs dudit palais (une pensée ici vers Mohammed Bouazizi), il y a une bonne dizaine d’années d’ici, des liasses et des liasses de billets de banque (on ne sait jamais ce qui peut arriver, on n’est jamais trop prévoyant ni trop prudent) (un compte doit avoir été tenu de cette fortune, pots-de-vin (« backchichs ? évidemment bien sûr » me disait Y. quand on en parlait (il faisait construire des ouvrages d’art n’importe où l’envoyait son entreprise) avantages cadeaux commissions et autres caisses noires – ça n’a pas cours qu’ici, qu’on se rassure) au sol sans doute tapis persans sur dalles marbre bicolores (et noires et blanches ? – ça me dit vaguement quelque chose – le frais aux pieds nus – qui marche pieds nus au palais ?) –

recherche documentaire : deux images de l'autorité d'alors - et sa famille - repérer ici les tapis et le marbre
Tunisian President Habib Bourguiba, his wife Wassila Ben Ammar and their adoptive daughter Hager, pose for the photographer in 1962 in Carthago presidential palace. Bourguiba ruled Tunisia from 1957 until being destituted in 1987 by his Prime minister General Ben Ali after leading the country to independence from France in 1956. © TAP/AFP
là les marbres bicolores

ces images ne prouvent pas non plus grand chose mais ont tendance à corroborer quelque choses des sols de la fiction - la crainte est importante de faire parler plus aisément les images que les mots - la méfiance est de mise donc


c'est au quatrième état de l'entreprise (on reste très corporate, comme on voit) que la contrainte de se baser sur ce moment-là d'alors apparaît - ces jours-là de cette année-là semblent s'imposer - est-ce tant mieux ? l'absence peut-être - très peu de souvenirs (la plupart sont déjà dévoilés) mais ça ne fait rien - il en reste et on en retrouvera


on trouverait ici teneur des sols génois (et là) qui ont particulièrement ému le rédacteur

A propos de Piero Cohen-Hadria

(c'est plus facile avec les liens) la bio ça peut-être là : https://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article625#nb10 et le site plutôt là : https://www.pendantleweekend.net/ les (*) réfèrent à des entrées (ou étiquettes) du blog pendant le week-end

4 commentaires à propos de “#40jours #04 | vers la plage”

  1. Comme dans un film, où le décor change et change, et nous sur la caméra travelling, décrouvant tous ces sols « comme si on les foulait ».
    Super cette sensation de mouvement spatial et temporel !

  2. les « sols de la fiction » : cette image est si riche.
    « la crainte est importante de faire parler plus aisément les images que les mots » : rotation axiale quoi qu’il en soit !